François Mocaër – Le don du silence est le diamant du vide – éditions unicité, 2020
Au-delà de la signification, il existe un espace silencieux et énigmatique, autour duquel gravite l’ensemble de ce recueil…. Un chemin de vie se déploie où il ne s’agirait que de se dépouiller peu à peu de l’image, pour atteindre la racine de l’être. Ainsi le poème « cherche la vérité au-delà des formes ». Le moi peu à peu se volatilise pour devenir pur instant, sensation, une simple « brisure derrière le manque » où l’œil de la lumière revient toujours, où les contradictions s’effacent. En cette vie qui n’est qu’errance « avec son ferment de compassion et de terre perdue », il est toutefois un lieu dans la parole « où tout se conçoit » qui devient refuge face à notre difficulté à vivre « pleinement dans ce qui succombe. » Ainsi le poème se fait épure ou ascèse, « un son proche de l’invisible » vers lequel il tend. Une blancheur semble irradier des pages, où l’égo disparaît, se dissout… A travers cet abandon, naît un autre espace, source de création et de joie. Le non-savoir devient ouverture de l’être au-delà de toute catégorie, de tout jugement. En cette immobilité qui « embrase le tout » surgit la plénitude qui n’est plus que présence. Il apparaît alors un sentier poétique lumineux et dépouillé comme un « diamant du vide ».
Extraits :
C’est un poème
Peut-être celui
Du donIl est entré dans le jour
Sur la colline au loin
Que défient les mésanges de notre regard
Dont le chant demeure invisible
Derrière les ridesLes phrases s’enchaînent
Pénètrent dans la vie du silence
Qui ne s’éteint jamais à l’expirePoint lumineux irradiant les contrastes.
La vie agit à travers nous
Qui sommes dans l’étonnante vacuité
D’un ciel immobileNous ne savons rien
De l’éternitéSeul le souffle nous y conduit
Dans la transparence
Entre deux jeux de lumière
Dans la peine des heures
Dans la folle envie de vivre
Laurence Bouvet – A hauteur du trouble – éditions unicité, 2021
Saisir ce trouble ou ce vacillement du désir féminin à travers l’incandescence des mots, tel est la tessiture de ce recueil, ouvert au bruissement de la langue et de la chair. Il s’agirait alors d’être non pas simplement à la hauteur de ce désir mais d’en être la brûlure même à travers le poème qui en déploie le vertige et l’acmé : « femme faite et défaite/épuisée de dire les corps/dans ce mouvement de hanche/et de chute consentie. » Ainsi désirer vraiment ce serait comme « être nu avant de l’être », un pays soudain accouru à notre rencontre quand la nudité ne sait plus qui « de la langue ou du visage/choisir la courbe. » Sans fausse pudeur ou détour, la métaphore nous dit l’égarement des sens. Le sexe féminin devient « ce fruit divisé » dans des essences d’ambre et de cyprès ou des saveurs de miel jusqu’à cette extase de donner… Peu à peu l’ivresse s’empare du langage qui tangue et chaloupe, toujours « en retard sur la source », toujours en exil par rapport à ce flux charnel qui sature la page. Nul doute que ce recueil audacieux soit à la hauteur de ce plaisir ainsi libéré dans un registre peu exploré jusqu’alors en poésie.
Extrait :
Des jardins arrondis très bas
Cueillent notre surprise
C’est dire que le désir est bleu
Comme ne peut l’être un ciel d’étéDiscrets et dénoncés
A nos jours les contours
Nos nudités ne savent plus
Qui de la langue ou du visageChoisir la courbe
Yannis Ritsos : L’icône du poème
Yannis Ritsos est né en 1901 dans un petit port grec. La famille Ritsos était une famille de grands propriétaires fonciers. Mais elle devait être bientôt victime d’un sort tragique. Ruinée, elle tombe brusquement dans la misère. L’un des deux fils meurt à Davos. La mère, tuberculeuse, termine sa vie au sanatorium. Le père devient fou, comme plus tard l’une des deux filles. Yannis est atteint également de tuberculose à l’âge de 17 ans.
Ce fléau qui a frappé tous ses proches et lui-même devait laisser des traces profondes dans sa vie et dans sa poésie. Dès l’âge de huit ans, il commence à écrire ses premiers vers. Il arrive à Athènes en 1926. Quand il n’est pas au sanatorium, il accepte, pour vivre, des tâches pénibles, sans aucun avenir.
Il se met à écrire sans cesse, avec une volonté obstinée. Durant l’occupation allemande, il écrit un grand nombre de poèmes qui illustrent le calvaire de ce peuple sous le joug de l’occupation allemande. Ensuite, il exalte la résistance grecque. En 1948, Ritsos est arrêté. En déportation, il écrit plusieurs poèmes, dont certains sont enfermés dans des bouteilles et enfouis dans la terre : « Écris pour qu’il fasse jour ». Yannis Ritsos est libéré en 1952. En 1954, il se marie. Il visite la Bulgarie, la Tchékoslovaquie, l’Union soviétique, la Roumanie et Cuba. En 1956, sa Sonate au clair de lune obtient le Prix national hellène de poésie.En ce qui concerne son œuvre, il y a d’une part la poésie engagée au côté de la lutte communiste qui présente un ancrage fort dans la tradition héllenique du mythe ou de la tragédie et de l’autre une poésie plus intimiste. Ces textes plus lyriques évoquent souvent l’enfance ou de courts tableaux de la vie quotidienne sous forme de dialogues évoquant parfois la dramaturgie théâtrale. Dans un style épuré, ces poèmes évoquent des choses et des êtres simples qui sont aussi porteurs de la mémoire des absents. Le « je » s’efface toutefois devant ce qui est représenté et l’image prend le pas sur la subjectivité. Elle suggère, évoque sans jamais résoudre la question qu’elle semble nous adresser. Pour Ritsos, le poète doit s’abandonner au flux des mots et de l’existence sans vouloir trop signifier ou comprendre :
EXPLICATION NECESSAIRE
"Il y a certains vers -parfois des poèmes entiers -
moi-même je ne sais pas ce qu’ils veulent dire. Ce que je ne sais pas
me retient encore. Et toi tu as raison d’interroger. N’interroge pas.
Je te dis que je ne sais pas.
Deux lumières parallèles
venant du même centre. Le bruit de l’eau
qui tombe, en hiver, de la gouttière pleine
ou le bruit d’une goutte d’eau tombant
d’une rose dans un jardin arrosé
doucement très doucement un soir de printemps
comme le sanglot d’un oiseau. Je ne sais pas
ce que veut dire ce bruit ; pourtant moi je l’accepte.
Les choses que je sais je te les explique. Je ne néglige pas.
Mais les autres aussi ajoutent à notre vie. Je regardais
son genou plié, comme elle dormait, qui soulevait le drap -
ce n’était pas seulement l’amour. Cet angle
était la crête de la tendresse, et l’odeur
du drap, de la propreté et du printemps complétaient
cet inexplicable, que j’ai cherché, en vain encore, à t’expliquer." [1]De la même façon l’individualité s’efface derrière ce qui surgit. Ainsi que le souligne François Amaneser : « (…) la poésie de Ritsos est de nature dialogique. Son mécanisme est celui de l’énigme posée au lecteur. L’énigme naît de la juxtaposition d’une « vérité » (une inscription) et d’une scène de vie (une image)." [2] Il appartient alors au lecteur de trouver ses propres réponses. Ainsi Yannis Ristsos emploie t’il très souvent la troisième personne du singulier par pudeur ou par volonté d’effacement.
Le recueil du mystère naît de petites choses presque infimes ou insignifiantes et pourtant essentielles en leur présence… Dans ce dépouillement ou cette attention accrue avec l’âge, surgit la saveur de la vie, simple présence à soi et aux autres dans la frugalité et l’ardeur. Chaque geste devient alors une sorte de rituel comme coudre un bouton, regarder sa montre, broder, jardiner. Selon F. Amanecer, les objets deviennent ainsi de reliques et permettent de se souvenir. Souvent à chacune de ces scènes vient s’adjoindre à la fin une sorte de court précepte ou une parabole :Elle ramassa donc dans une boîte en carton les restes de la
Ficelle,
Elle ramassa attentivement sa bêche
Avec cette inévitable modération et attention de l’ordre
Et elle alluma le lampion du jardin sachant les conséquences du
Changement d’éclairage,
Calme, retraitée, s’acceptant elle-même. Peu après
Elle sentit une joie particulière dans sa tristesse,
Elle sentit que sa tristesse était son lien
Avec ce qui était, avec ce qui est, avec ce qui sera,
Avec tout ce qui l’entourait, ce qui était en haut et en bas,
Ce qui était dedans et dehors – lien silencieux
Un toucher d’immortalité, une lumière d’éternité lointaine et
Equilibrée
Qui abolit la différence, qui abolit la distance
Entre l’ici et l’ailleurs
Entre les langues étrangères et qu’il n’y a point besoin de tra-
duction
De son sourire à l’étoile, de l’étoile
Au lampion du jardin, du silence à la confession
Des œillets à la bêche et à sa main
D’une heure à l’autre. Elle ouvrit alors le robinet
Et commença à arroser avec le tuyau en caoutchouc
Les fleurs et les arbres tout près et ceux qui étaient plus loin
Sous la lumière familière des étoiles du lampion. Et cette activité insignifiante
L’amenait de nouveau de son rêve à la vie. [3]Ces courts tableaux représentent aussi souvent des moments de l’enfance, des souvenirs de sa sœur ou de sa mère si tôt disparues. Le poème devient alors vénération ou médaillon où retenir la perte. Pour lui la mort est une addition, rien ne se perd, par la mise en poème qui s’oppose ainsi à la mise en abîme :
Et la voix de la mère, si actuelle, quotidienne, si juste –
Elle peut prononcer les plus grands mots d’une façon naturelle,
Ou les plus petits, avec leur sens le plus grand, ainsi :
« un papillon est entré par la fenêtre »,
Ou : « le monde est insupportablement merveilleux [4]Pour Yannis Ritsos, une sorte de rencontre doit avoir lieu, à travers les mots. Saisissement que ces poèmes tentent de traduite en des raccourcis ou des chutes souvent saisissantes. Tout à coup du quotidien le plus banal semble surgir une autre réalité ou dimension qui vient relancer ce secret qui semble sans cesse se glisser sous les choses pour mieux en éclairer la beauté ou la valeur :
Derrière des choses simples je me cache, pour que vous me
Trouviez ;
Si vous ne me trouvez pas, vous trouverez les choses,
Vous toucherez ce que ma main a touché,
Les traces de nos mains se joindront l’une à l’autre.
La lune du mois d’août brille dans la cuisine
Comme un pot étamé (pour la seule cause que j’ai dite)
Elle éclaire la maison vide et le silence agenouillé de la maison –
Le silence est toujours agenouillé.
Chaque mot est un départ
Pour une rencontre – annulée souvent –
Et c’est un mot vrai quand, pour cette rencontre, il insiste. [5]Dans un autre poème, il s’agit simplement de prendre dans ses mains, de saisir comme pour mieux s’imprégner ou décrire, retenir ce qui nous étreint en de courtes métaphores presque syncopées :
Il prend dans sa main des choses disparates – une pierre,
Une tuile brisée, deux allumettes brûlées,
Le clou rouillé du mur d’en face,
La feuille qui est entrée par la fenêtre, les gouttes
Qui tombent des pots de fleurs arrosés, les pailles
Que le vent d’hiver a déposés sur tes cheveux – il les prend
Et là-bas, dans la cour, il édifie presque un arbre.
En ce presque réside la poésie. Tu la vois ? »Mais nous laisserons au poète le mot de la fin qui nous a laissé en guise de testament cette curieuse hypothèque à méditer comme un éblouissant scintillement unissant l’ocre de la terre à l’infini de la mer comme l’évoque un autre de ses poèmes :
Hypothèque
Il a dit : je crois en la poésie, en la mort,
c’est justement pourquoi je crois en l’immortalité. J’écris un vers,
j’écris le monde ; j’existe ; le monde existe.
Du bout de mon petit doigt coule une rivière.
Le ciel est sept fois bleu. Cette pureté
est encore la première vérité, ma dernière volonté.
Alain Vircondelet – Des choses qui ne font que passer – L’enfances des arbres, 2022
A l’image de ces trains souvent empruntés, La vie est pour Alain Vircondelet, passage fulgurances, apparitions que l’écriture se charge de recueillir. Entre offrandes et émerveillement, ces poèmes ferroviaires regardent passer le temps et défiler les saisons, célébrant l’éclat d’or des champs au mois de juin, les amandiers en fleurs ou l’austère hiver dépouillant le paysage mis à nu : "Je reprends la route, je suis seul, le train file sur ses rails d’acier : jusqu’à quand de ma vie, les arbres de la ligne, les villages et les champs, les animaux et les routes, les lacs et les forêts, et le tulle vert des herbes naissantes ? (…) Tenter de retenir tout ce passage lui aussi « à grande vitesse » de mots et d’images, saisi dans leur apparition, dérobé à l’impermanence du temps, englouti au premier regard, ressurgi au passage suivant, à chaque fois neuf, réverbéré par les saisons, familier et étranger à la fois, et puis rendu à la claire voyance des mots, à la douceur des poèmes. »
A travers ce voyage poétique, ce sont autant de moment de grâce ou de consolation qu’ainsi le poète nous offre en saisissant ainsi sans cesse, quelques éclats de beauté ou d’émerveillements, fidèle en cela à cet héritage transmis par Marguerite Duras : « Dans ma jeunesse, Marguerite Duras qui fut mon initiatrice en toutes choses, tout en lisant mes premiers poèmes, me parlait de la nécessité des dons et des offrandes, des émerveillements et des apparitions. C’était, disait-elle, depuis des forêts obscures qu’illumine quelque étoile logée comme une clairière au plus loin des routes, celles où s’aventurait Racine, que surgit le poème, qui n’est jamais une idée, mais seulement un chant. (…) L’émerveillement, oui, il fallait être dans cet état-là, de l’apparition, comme Duras l’expliquait, et celui de l’accomplissement des promesses.. . » Ces apparitions constellent ainsi le recueil à l’image de ce ciel défilant sans cesse par la fenêtre du train, ultime métaphore de l’existence qui se déroule comme ce long paysage changeant sous le passage des saisons que le poète nous donne à contempler en de lumineuses images.Extraits :
Consentir aux flux du temps
Quand la mer immense des champs
Déploie ses vagues incessantes.
S’y baigner avec le couchant.
La coulée profuse
De vert et d’or
Dans la bienveillance de juin :
Comment ne pas voir
Dans sa clair royauté
La trace des premières aubes
Naissantes ?
Et la douleur tremblante
De son propre effacement ?La gloire éclatante
Des coquelicots
Egarés
Sur un lopin de friches.
Au milieu des blés,
Retentit
Le cri joyeux
De leur vieL’ivresse des oiseaux
Ne distrait pas
L’heure pâle
Des matins de juin.
Pas davantage
Les cimes vertes
Des droits peupliers.Jusqu’où portera-t-il ses branches
L’antique marronnier
A peine entrevu
Pour soutenir l’aplomb incertain
De nos vies ?
Sous son ombre, elles s’y faufilent
Et veulent croire à leur éternité
Illusion heureuse des jours d’été !
Accepter de s’y méprendreDemander à l’or paisible d’octobre
De repousser
La menace
Pour que mes yeux
Puissent encore s’éclairer
A l’étincèlement
De ses rayons.Se souvenir
Des amandiers en fleurs de l’enfance
Quand en une seule nuit
Leurs senteurs s’évadaient
Des ravins sauvages
Recouvrant la ville,
De la blancheur drue
De leur chaux vives.
Être de ce éclosionPour que les mots
Rejoignent la vigueur
Paisible
Des blancs pétales.
Les coulées d’or
Des colzas
Dévalent
Sur les champs inclinés,
Des nuées d’oiseaux
Célèbrent leur retour,
C’est l’avènement docile du
Printemps.
Véronique Saint-Aubin Elfakir