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L’ivre de poèmes - Chronique de Franck Merger (janvier 2017)

dimanche 15 janvier 2017, par Roselyne Sibille

Royaume d’asphalte. Jeunesse saoudienne en révolte - Pascal Menoret
(Paris, Éditions La Découverte, et Marseille, Éditions Wildproject)

Poésie du bitume

À Riyad, la nuit tombée, le damier tiré au cordeau des longs boulevards modernes bordés de résidences confortables et de villas cossues, se trouve envahi par les voitures vrombissantes de voyous que le régime s’efforce en vain de rejeter aux marges de la ville : ce sont de jeunes hommes appartenant à des tribus dont la gérontocratie saoudienne a encouragé la sédentarisation, mais, nouveaux venus pauvres et sans entregent dans une ville où n’est prévue pour eux aucune place, où le mépris accueille ces « Bédouins », ils investissent, la nuit, les quartiers dont ils sont exclus, en chevauchant des voitures volées, des Lexus Camry de préférence, auxquelles il s’agit, au péril de sa vie, de faire faire des cabrioles – des « nœuds » et des « inversés ». Ceux qu’on appelle les mfahhatin ont fait du blâme qui les frappe un objet de fierté, en un processus bien connu de transformation des stigmates en héroïsme : c’est à qui montrera la plus grande valeur en accomplissant dérapages spectaculaires et courses-poursuites échevelées. Naguère, un mfahhat était un rêveur ; c’est un délinquant, aujourd’hui. Le mfahhat se définit par la transgression : il boit de l’alcool et consomme de la drogue. Le mfahhat se reconnaît au premier coup d’œil : il exhibe une coupe « afro », arbore colliers et bracelets, et porte des vêtements moulants sur lesquels se dessinent des reproductions d’êtres humains.
Le mfahhat est poète : il utilise la forme poétique de la kasra, qui est celle des chansons populaires du Hedjaz rural, qu’ont apportées avec eux à Riyad les nomades venus s’y sédentariser. Ses deux thèmes de prédilection sont l’amour et la rébellion. Beaucoup de kasrât exaltent la lutte avec la police :

_____Davantage de patrouilles
_____Davantage de rodéos

_____Dérape, enivre-toi
_____Oublie les flics

_____Les dérapages sont mon métier
_____Le frôlement, ma spécialité
_____Les flics ma volupté

_____La Camry joue
_____La police se fatigue.

Dans cet univers viril à l’extrême, ou plutôt jusqu’à la caricature, est aussi exalté l’amour des beaux garçons, des wir’an : les mfahhatin déploient leurs prouesses pour impressionner et séduire tel jeune homme, et font volontiers connaître leur amour en plaçant sur le pare-brise arrière de leur Camry ou de leur pick-up leur poème adressé au wir’ de leur cœur :

_____Sa casquette à l’envers
_____Dans une Camry couleur de kohl,
_____Hésitant entre un slalom et un inversé.

_____Vole, ô Camry, vole
_____Vole pour les beaux yeux de Sultan
_____Vole avec tes compagnons
_____Vole, Sultan est avec nous !

_____Dérape, ô Camry, dérape
_____Valse, ô Camry, valse
_____Ne pleure pas, ô Camry,
_____Ô Camry, son amour
_____M’a fait oublier mes parents,
_____Ô Camry, par Dieu, mes propres parents !

Les adulateurs des mfahhatin, eux aussi, écrivent des poèmes. Ils aiment en faire des graffiti sur les murs de la ville, et se les échanger sur Internet ou par téléphone portable.
Ces jeunes voyous se réunissent à l’occasion pour des sessions de kasrât accompagnées du luth, de percussions ou d’un clavier électronique, ou encore pour des compétitions où chacun essaie de l’emporter par son art. Il arrive souvent que les kasrât ainsi créées soient enregistrées et mises en vente sous le manteau.
Une kasra célèbre rattache les rodéos urbains pratiqués aujourd’hui à Riyad, à la geste du chevalier et poète bédouin antéislamique ‘Antara bin Shaddad :

_____Va vite, fais du rodéo, les voitures font de toi
_____Le ‘Antara de ton époque, puisque ton époque t’a trahi.
_____Dans les rues où ton pick-up dérape
_____Les beaux gosses t’applaudissent et prouvent ta valeur
_____Le flic te met un taquet
_____Pas étonnant qu’il t’insulte et t’humilie
_____Puisque tu as échoué à te rendre plus noble.
_____Rien n’améliore ta position
_____Tu as laissé l’école et traîne avec les voyous
_____Tu n’as pas obéi à ton père quand il pleurait pour toi
_____Ni à ta mère qui criait et t’exhortait
_____Tu l’as négligée et elle veut maintenant ton humiliation
_____Va, disparais, que le Seigneur dénoue tes bêtises
_____Va vite, fais du rodéo à t’en faire péter les oreilles.

Cette kasra dit aussi la violence autodestructrice des jeunes chevaliers contemporains, violence qui les voue à la disparition, dans un accident ou dans une prison.

Pascal Menoret, qui enseigne l’anthropologie à l’université de Brandeis, aux États-Unis, peint le milieu des mfahhatin, qu’il a côtoyé pendant un an et demi, et présente leur poésie en sursis dans un ouvrage paru en 2014 sous le titre Joyriding in Riyadh. Oil, Urbanism, and Road Revolt. Cet ouvrage a été publié en France en juin 2016 sous le titre Royaume d’asphalte. Jeunesse saoudienne en révolte (Paris, Éditions La Découverte, et Marseille, Éditions Wildproject).

Franck Merger


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