Reprendre pied : avec cette expression courante, le titre annonce un projet, une tension vers, un mouvement, pour tenter de retrouver ce que l’on suppose être un équilibre perdu.
Le recueil s’organise autour de deux parties. Face à leurs titres on est un peu interloqués : « reprendre pied avec une gaule » et « reprendre pied avec la banane ». L’ambition n’est plus si banale qu’elle n’en avait l’air d’emblée. On hésite, on se demande tout à coup si le projet est bien réel ou si il s’agit d’un projet fantasmé. Mais on décide d’y croire et de considérer que les deux brins d’humour soulignent l’ampleur de la tâche, ainsi que la fragilité et la vulnérabilité du sujet face à celle-ci. Le choix incongru des béquilles d’infortune « gaule » et « banane » nous amène tout de même à douter qu’il parvienne à ses fins.
Du début à la fin du recueil, les poèmes s’étendent comme une traversée dans le ressac des jours, placée sous le signe du phare de l’anaphore qui clignote constamment. S’y déploie une écume sensible, dans la moiteur et l’affleur de mots de tous bords.
Le navire Laiguillée traverse l’angoisse de la mort et le tragique. Il tente d’y faire face comme il peut avec sincérité, pudeur, nudité, humour aussi.
« le grand sommeil viendra bientôt
et plus il s’approche moins je peux dormir ce n’est pas moi qui suis atroce
c’est monsieur Diable
pourquoi croyez-vous que les vieux dorment moins ? –
parce que pardi
parce qu’il faut du rabe de temps pour faire son deuil du
paradis » (Le veilleur)« Et maintenant je me retire
on est venu pour ta toilette
je ne lève pas les yeux sur mon père
je ne lève pas les yeux sur la face de mon père ni sur ses augustes
génitrices roubignolles
même si tu as l’air de me dire que j’en ai la permission
je préfère ne pas te comprendre une fois de plus » (Arrête de me faire les yeux tristes)
On est touchés, on souffre avec lui, on coule, et on voudrait répondre aussitôt aux injonctions qui sonnent comme des demandes d’apaisement : « Viens maintenant » « Donnez-moi », « Donnez-moi pour de bon ».
Mais il demande l’impossible : « Donnez-moi le cruciforme à cru (...) Donnez-moi l’arc à sarcasme (...) Donnez-moi le drap de géante paupière ».
Le navire Laiguillée file à travers le désenchantement, la mélancolie, mais il fait voile aussi parfois dans des zones d’éclaircies malicieuses, comme dans le poème Clara silk stocking où il cite préalablement Aragon "Je change ici de mètre pour dissiper en moi l’amertume » avant d’évoquer « La servante au p’tit cul dont vous seriez jalouse » dans un admirable sonnet.
Le navire Laiguillée vogue au gré de l’incertitude « si ça trouve », « peut-être », « c’est sûrement qu’il faudrait dire / mais comment faire quand on n’est pas tout à fait sûr » ou encore « je fourre tout et on verra bien quelle flèche je choisirai sans me retourner ».
Quelque chose s’essaie, se renouvelle sans cesse, pour tenter de parvenir à son but, de trouver la bonne voie, le bon chemin : « peut-être que le chemin fourchait vers une voie d’issue et que j’ai pris l’autre. »
On tangue entre des pôles, dans une recherche, une tentative.
On tangue entre « je » et « nous », comme si l’auteur tentait de s’assurer que l’expérience singulière qu’il nous donne à lire, comporte bien une part commune et partageable par tous, et comme s’il avait besoin de s’assurer aussi qu’il est bien vivant parmi les vivants. « Je ne suis pas le seul homme triste » ou « dites moi un peu que je suis là / parmi vous ».
Faut-il le croire ? Il a pourtant l’air bien sincère. Attention : il dit aussi qu’il est menteur et que « les mots on leur fait dire n’importe quoi ». Encore le doute qui nous assaille. Tout ceci ne serait-il que mascarade ? Tente-t-il de nous noyer dans le doute ? « Ce n’est peut-être qu’une conspiration » comme s’intitule l’un des poèmes. Comme s’il voulait une dernière fois enfoncer le clou du doute, le recueil s’achève par un poème qui comprend 18 points d’interrogation. Ne se moquerait-il pas un peu de nous ? A qui, à quoi se fier alors ? A nos sens et à notre ressenti ? Mais ne sont-ils pas eux aussi trompeurs ? Nous errons sans réponse, finissant par nous dire : on choisit bien l’attitude que l’on veut. Usons de notre souveraineté de lecteur après tout !
On tangue, on tangue et pourtant ce n’est pas un voyage maritime qui nous est ici proposé mais bien un voyage terrestre.
On tangue à travers le recueil comme si l’on avait fait un trop long voyage en mer et que l’on avait perdu le pied terrestre. Mais au fait, qui est censé chercher à reprendre pied dans ce recueil ? La tournure à l’infinitif du titre ne le dit pas. Nous peut-être ?
On tangue probablement par mimétisme, déboussolés par Laiguillée, par l’aiguille de la boussole qui semble en quête de son aimant.
Mais dans cette traversée, ce n’est finalement pas l’aimant qui est trouvé, c’est une nouvelle place pour l’aiguille. Une place au sein d’un sismographe branché sur l’épiderme : « j’ai sous le cuir des douceurs curieuses - des flaques du bois lacté et les souvenirs d’un premier vélin ».
Ce qui se révèle dans les traits du sismographe c’est une langue qui fait feu de tous mots, une langue libre qui fait fi des registres, des frontières de l’élégance et du familier. Une langue pleine de doigté (avec ou sans gants) qui mêle « amadouement », « écrabouillures », « protruse » « lustral », « crevard » « onomastique », et « nom de Dieu », pour dire l’essence fragile de toute chose.
Une langue qui éclaire des objets banals. Ceux qui restent habituellement dans l’ombre, ceux que l’on ne regarde plus parce que trop familiers, trop utiles, inutiles, trop simples, trop usés trop cabossés, mais qui distillent pourtant comme les autres leur parfum de brin d’âme :
« La brouette trouée de rouille » « les pantoufles dont le contrefort est enfoncé » « les petites fleurs du rideau qui grignotent » (Gloria miserere).
Une langue qui parvient à déployer le sacré des choses d’ordinairement évincées ; qui est bien consciente de ce qu’elle fait et le revendique :
« alors je devins le frère des pauvres choses et des petits règnes »
On sent bien qu’il y a un plaisir inouï, une jouissance à goûter les mots, à les choisir, à les suivre, à les ouvrir comme des bogues presque mûres pour révéler l’éclat sombre et simple des fruits cachés.
« si ça se trouve c’est patience le mot de passesi ça se trouve c’est sous nos pieds que le trésor fourmille
-doublons torques sequins ducats colliers de cloportes
Et scolopendres d’or –si ça se trouve ce n’est pas notre vrai royaume celui des
miroitements mortssi ça se trouve tu m’attends comme une lettre volée qui crève
les yeux du somnambule qui la cache et du veilleur qui la
cherche
du veilleur qui la trouve et du dormeur qui la recache »
Aux pourtours du tragique, une légèreté s’esquisse en une sorte de jeu. Le jeu de la recherche d’un équilibre dans le déséquilibre. Un amusement intime.
Ce recueil n’est pas une reprise de volée,
il n’est pas une reprise de pied,
il n’est pas une prise de terre,
c’est une prise de pied par où passe, de pôle à pôle, entre chien et loup, l’énergie subtile du vivant.
« les hommes tristes quand ils vont à la mer
rendent l’âme à la vague
et le souffle à la voile
et le reste au ressac
font de la cendre avec du sable
inlassablement laissent couler dans leurs mains
remplissent des crânes et des coquillages
- mais que passe un chien désœuvré
ils provoquent à la course
et des bonheurs d’écume leur viennent à la bouche »
Par Nolwenn Camenen

