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Toute l’histoire nous manque, Katherine L. Battaiellie par Christian Degoutte

dimanche 7 janvier 2018, par Cécile Guivarch

____________le soir j’enlève ma bague de fée
____________qui me protège des démons le jour
____________je m’allonge sur mon lit
____________et j’attends

____________

Toute l’histoire nous manque : un ensemble de Katherine L. Battaiellie (textes) et Sophie Rousseau (monotypes : empreintes de ciels et de grèves, mouvements d’eaux, traces quand l’eau se retire, frottis d’encre glissant du noir aux bleus marins) publié dans le N° 6 de la revue d’art VOLEUR DE FEU.

Je me souviens avoir dit à Katherine L. Battaiellie, un soir à Lyon : je vous ai lue, il y a peu, il me semble. J’ai une tendance exagérée à douter de moi, hélas ; elle aurait sûrement trouvé l’instant plus plaisant si j’avais affirmé : je vous ai lue et de cette lecture, je garde l’image d’un aber.
Mon exemplaire de Toute l’histoire nous manque (dans ma mémoire images liquides et textes ne faisaient qu’un) était à 100 km de ce soir lyonnais, et tout ce qui me restait de cet ensemble c’était l’image d’un aber. Moins qu’une image : une sensation bretonne. Comme lorsqu’on navigue vers l’amont, par exemple, de la rivière d’Auray (tout le monde n’a pas fait le voyage de l’Amazonie), dans les seuls bruits, contre la coque de son voilier, d’une eau épaisse, gluante. Et les odeurs écœurantes de la vase remuée.
A la fois attentif à sa navigation, (on a choisi la marée qui pousse vers l’amont ou comme on choisira celle qui ramènera vers le large) on veille aux hauteurs d’eau, aux embuches : épis de béton, bateaux mouillés face au courant, arbres morts, etc. En se gardant des berges hostiles, inabordables, grises, boueuses, largement découvertes à marée basse, on est fasciné d’aller entre deux hauts murs de feuillage, entre leurs soubassements de vase ; de glisser sous des voutes de branches et de feuilles.
Quand je suis revenu au livre de Katherine L. Battaiellie (le lendemain du soir lyonnais), j’ai vu qu’il disait plus que mes sensations : « glisser des nuits entières…avec juste le léger frottement de l’eau à peine l’éclaboussure de l’eau qui s’ouvre à l’avant  » : et que j’avais oublié sa dimension voyage intérieur ; exploration intérieure plutôt ; parce qu’elle est inhérente, peut-être, à tout ouvrage « vrai ».
Même si le poème liminaire de Toute l’histoire nous manque dit « il ne nous reste plus de territoires vierges à découvrir / …/ hormis ces espaces de papier…/…pas une aventure mais une lente très lente / infime solitaire instigation » cet ensemble de 12 textes porte bien son titre : c’est comme si on n’avait plus que des morceaux, des bouts de pages, de lettres, racontant une expédition pleine de risques «  il faudra / quitter nos espaces familiers / aller vers des contrées noires sans soleil des aubes lunaires  » ; la relation lacunaire d’une équipée mêlant la traversée des lieux (montagnes et mers ciel et terre) et du corps (dans nos poumons leurs alvéoles les plus secrètes).
Traversée des lieux et du corps, mais aussi une traversée des temps « la menace d’une dispersion d’une dissolution de notre propre matière.../…notre matière que nous ne pouvons plus retenir ».
Enfin cela semble une naissance : «  les cartilages s’écartent les os se disjoignent les organes sortent de leurs cavités » : tout voyageur ne refait-il pas vierges les terres où il s’aventure. C’est un peu comme en amour : ce n’est pas parce que d’autres sont passés par là avant nous, l’ont fait avant nous, qu’on ne redécouvre pas tout.
On devine dans Toute l’histoire nous manque une Katherine L. Battaiellie (en vrai, je ne la connais pas) emportée par l’émotion certes, mais attentive à ne pas changer son émotion en roulements de tambour. Cette image que je me fais d’elle se trouve renforcée par la lecture de ses livrets parus aux éd. Pré#Carré : j’ai peur (2005), rage(s) (2011), ainsi vient la nuit (2017) : un tous les 6 ans !
Si Rage(s) raconte des choses apparemment « étrangères à soi », hors de la vie et du monde « ordinaires » de l’auteure, sues en vrai ou sur écrans, des choses entendues et qui serrent le cœur : « dans les bras de son père / trop serré / il ne grandira plus / il n’ira pas à l’école / l’œil troué / par un tir de roquette », Ainsi vient la nuit retrace les jours lointains de l’enfance. Ces choses de rien qui font sourire et se moquer les autres (tu te souviens de ça ?), mais qui marquent nos vies « dans la famille Dujardin / je donne le père / la carte est un peu jaunie / je retiens la sœur / occupée à ratisser les feuilles mortes / sous le lustre de la salle à manger / dont une ampoule est grillée depuis longtemps ». Et qui dévoilent par petites touches l’intimité d’un être.
Cet être apparait plus directement dans J’ai peur. Pourtant ce livret semble très singulier dans l’œuvre de Katherine L. Battaiellie (à la vérité puis-je me prévaloir de ce mot « œuvre » quand je ne possède que ces 4 minces ouvrages ?). Construit comme le Je me souviens de Georges Perec, cette répétition (ludique ?) permet un dévoilement plus net : « j’ai peur de me retrouver seule avec mon père… j’ai peur d’importuner / d’être invitée à danser…j’ai peur d’une voix inconnue au téléphone qui m’annonce la mort…  ». Libre à chacun de retenir, dans J’ai peur, les phrases dans lesquelles il se reconnait.
Si toute œuvre est un autoportrait dit-on (franc ou caché dans une scène peinte : Rembrandt, Artemisia Gentileschi, Chardin, Frida Kahlo, etc.) ce qui lie ces 4 publications, me semble-t-il, c’est cette injonction, à l’opposé du connaissez-moi qui est le leitmotiv de bien des livres, cette prière adressée à chaque lecteur : connaissez-vous, (ou) en me lisant, reconnaissez-vous.
Comme dans les autoportraits (Rembrandt, Artemisia Gentileschi, Chardin, Frida Kahlo, etc.) ce quelque chose qui nous attrape en passant (pourtant on était fatigué d’avoir regardé tant d’œuvres), qui fait que l’on s’approche pour l’examiner ou que l’on fuit, c’est nos yeux dans le visage de l’autre. Notre voracité à voir. Dans les rues, « dans la cohorte / des visages effacés », c’est pareil.
C’est quel autoportrait tourné vers nous dans lequel notre œil nous guette, un livre de poèmes ? Singulièrement ceux de Katherine L. Battaiellie. Si nous prenons le temps d’aller en leur compagnie, souvent les poèmes disent tout haut ce qu’on tremble d’apprendre.

Christian Degoutte</p

Toute l’histoire nous manque
VOLEUR DE FEU - 15€ - DOUBLE VUE éditeur – 19, rue Maurice Montin 47170 Mézin

J’ai peur (n° 41), Rage(s) (n° 69), Ainsi vient la nuit (ce n° 96, sous une jaquette peinte par Colette Reydet : ce qui fait de chaque livret un objet unique)
Ed. Pré#Carré : 136 Cours de la Marne 33800 Bordeaux – ou précarre_editeur@orange.fr – 36 €, l’abonnement pour 5 livrets.


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