A propos de Loin de Damas, d’Omar Youssef Souleimane, Le Temps des Cerises, 2016. Traduit de l’arabe - Syrie - par S. Al Hamdani et I. Legay.
Omar Youssef Souleimane, journaliste syrien, a rendu compte des crimes et de la violence du régime de Bachar Al Assad lors des manifestations de 2011. Réfugié politique en France depuis 2012, il a 29 ans quand est publié ce deuxième recueil traduit en français, et quatre années d’exil derrière lui. Loin de Damas touche une réalité dure qui donne corps à un itinéraire poétique tout autant témoignage, quête identitaire entre passé et présent de l’exil — celui d’un « double visage », « égar(é) de l’Entre-deux mondes » et « écartel(é) entre deux deux langues » — que transfiguration libératoire par l’éclosion de l’imaginaire poétique.
L’ « absurde » et l’horreur de la guerre scandent le recueil dans des images incisives qui interfèrent avec la tentative d’évasion poétique du poète. Sont là « l’odeur de l’obus », « la balle » qui « pénètr(e) la chair », « le hurlement des mères », et « les doigts brisés de l’enfant révolté » (qui font allusion doigts brisés par le régime des enfants auteurs de graffitis révolutionnaires). « C’est la guerre ! / Taverne du délire ! », peut-on lire sous une plume hantée par les empreintes d’une barbare folie mortifère. « Dans ma tête hurlent encore une fois / les loups de la folie », écrit le poète qui nous fait voir à travers « le sang dans (ses) yeux ».
Le tracé de cette réalité de la guerre ne se fait pas sans vertige existentiel, lequel se creuse au fil du recueil : parce que cette réalité-là se nourrit d’un en-deçà des frontières de l’humain, elle semble parfois s’exclure de l’évidence du réel, prendre des allures de déréel : « Tout ce qui a existé /a-t-il vraiment existé ? », se demande l’auteur. Et comme doutant de cette réalité-même, il écrit :
« Tout ce qui a existé
n’est qu’un film
Il se terminera aussi brusquement que la visite d’un obus
Alors nous sortirons simplement de la salle ».
Le déchirement est aussi celui de l’ambivalence du deuil, deuil de la ville qu’Omar Youssef Souleimane laisse derrière lui, deuil des morts aimés ou inconnus (« Et voilà qu’une victime s’effondre dans mon cœur »). C’est que la libération du passé récent semble tout à la fois désirée et rejetée, empêchée au nom de la mémoire — dont l’effacement apparaît comme indigne ou coupable. L’exilé qui « appelle ses frères » ne peut que « renou(er) inlassablement avec l’itinéraire de la perte ».
C’est sur ce chemin de « tourmente /où prolifèrent des poèmes noirs » que le pouvoir d’une autre parole poétique surgit, salutaire, allant jusqu’à se faire exhortation à l’urgence de vivre, par-delà le masque mortuaire. La vie elle-même y est déjà révolte qui appelle l’amour :
« La terre se révolte
Un corps se dresse au plus haut de l’amour ».
Et pour tisser l’avenir, cette parole neuve puise dans un ailleurs et un temps autre, « à l’origine des origines », convoquant des images immémoriales d’un condensé d’humanité, traversées de forces fulgurantes, parfois mythiques — ainsi du « souffle bleu des contes » qui semble couver, « au-dessus des cadavres de l’alphabet » la « sève d’un improbable matin ». C’est dans « la langue de l’aube », mais aussi au contact d’une nature ivre où giclent des forces primitives rugissantes, que le poète « veu(t) briser les murs de la nuit. »