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Le loup toqué, Nikolaï Zabolotski (1903-1958) par Matthieu Gosztola

samedi 2 juillet 2016, par Cécile Guivarch

« Le poète russe Nikolaï Zabolotski (1903-1958) est considéré dans son pays comme un « classique contemporain ». Membre fondateur de l’Oberiou aux côtés de Daniil Harms et d’Alexandre Vvendeski à la fin des années vingt, il prit une part essentielle à la rédaction de son Manifeste. La parution de son premier livre en 1929 suscita à la fois l’enthousiasme et le scandale. Après son compagnonnage avec la dernière avant-garde russe, Zabolotski eut maille à partir avec la censure lors de la publication de son poème utopique « Le Triomphe de l’agriculture » en 1933. « Obstinément et sauvagement incompris », il put cependant compter sur le soutien indéfectible de quelques amis écrivains. Arrêté en 1938 au moment de la Grande Terreur, Zabolotski fut d’abord déporté sur les rives du fleuve Amour, en Sibérie, puis transféré dans la région de l’Altaï en 1943. Libéré en 1944, il fut réintégré deux ans plus tard au sein de l’Union des écrivains. Boris Pasternak, Joseph Brodsky et le cinéaste Alexeï Guerman, entre autres, ont dit l’admiration que leur inspirait » cet auteur, qui reste, de façon incompréhensible, bien qu’il soit l’un des plus importants poètes russes du XXe siècle, méconnu en France. « Contribuer à la réparation de cet oubli est la principale raison d’être de ce livre. » (Jean-Baptiste Para)

Voici quatre ? magnifiques ? poèmes, extraits de l’ensemble.

L’INFORTUNÉ
[1953]

Chemin faisant,
Qu’as-tu à errer d’un air anxieux
Sur le sable d’or d’un accotement désert
Et à mourir de tristesse pendant tout le jour ?

Comme une sorcière aux grands yeux,
La vieillesse s’est cachée derrière le saule blanc.
À travers la broussaille épaisse
Elle t’épie à tout instant.

Tu devrais te souvenir de la marche de nuit
Où ta vie prenait feu dans la lutte
Et de la jeune fille posant ses mains
Sur tes épaules comme deux ailes froides.

La bonté de son regard, si prévenant malgré la fatigue,
Inondait de lumière le fond de ton âme,
Mais avec rigueur et scrupule
Tes pas ont retrouvé l’ornière habituelle.

Tu t’étais rappelé avec force le principe ancien
Qui recommande de conduire sa vie avec prudence.
Or sagesse et prudence
T’ont dirigé sur une voie sans issue.

HIER, COMME JE MÉDITAIS SUR LA MORT
[1936]

Hier, comme je méditais sur la mort
Mon âme soudain s’est raidie.
Jour de tristesse ! Dans la pénombre des bois
L’antique nature a fixé son regard sur moi.

L’angoisse de la séparation était si insupportable
Qu’elle m’a percé le cœur et qu’à ce moment
Tout est devenu audible : le chant nocturne de l’herbe,
Les paroles de l’eau, le cri minéral de la pierre.

Vivant, j’ai erré dans les pâtures
Et me suis dirigé sans crainte au fond des bois.
En colonnes transparentes les pensées des morts
S’élevaient jusqu’au ciel autour de moi.

On entendait la voix de Pouchkine au-dessus du feuillage,
Les oiseaux de Khlebnikov pépiaient au bord de l’eau.
J’ai rencontré une pierre impassible
Où transsudait le visage de Skovoroda.

Il me fut donné de voir toutes les créatures,
Tous les peuples dépositaires de la vie impérissable,
Et moi-même je n’étais pas un enfant de la nature,
Mais sa pensée fluide, son esprit mouvant !

L’ADIEU AUX AMIS
[1952]

Avec vos chapeaux à larges bords, vos longues vestes
Vos carnets de poèmes,
Vous vous êtes dispersés en poussière
Comme font les lilas passé le temps des fleurs.

Vous reposez dans ce pays sans forme préconçue
Où tout se rompt, se mêle, se désagrège,
Où le tertre funéraire tient lieu de ciel,
Où l’orbite de la lune est immobile.

Là, dans une autre langue, un idiome brumeux,
Chante un synode d’insectes aphones,
Là, une petite lanterne à la main,
Le bonhomme-scarabée complimente ses amis.

Cette paix vous est-elle douce, camarades ?
Avez-vous bien tout confié à l’oubli ?
Maintenant vos frères sont les racines et les fourmis,
Les brins d’herbes, les soupirs, les colonnes de poussière.

Vos sœurs maintenant sont les œillets sauvages,
Les thyrses de lilas, les copeaux, les poules de passage...
Votre langue n’a plus la force de se rappeler
Le frère que vous avez laissé là-haut.

Sa place n’est pas encore sur ce rivage
Où vous avez disparu, légers, comme des ombres,
Avec vos chapeaux à larges bords, vos longues vestes,
Vos carnets de poèmes.

CONTE ANCIEN
[1952]

Dans ce monde où notre rôle est obscur
Nous vieillirons toi et moi
Comme le roi du conte au déclin des jours.

En patiente lumière s’éteindra notre vie
Sur les terres secrètes où sans rien dire
On rencontre l’inéluctable.

Quand les mèches d’argent brilleront sur ta tempe
Je déchirerai en deux mes cahiers
Et prendrai congé du dernier poème.

Puisse l’âme comme un lac
Battre au seuil des portes souterraines
Et le frisson du feuillage pourpre

Ne rien troubler à la surface de l’eau.

Matthieu Gosztola


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