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« Italies Fabulae » d’Angèle Paoli (Al Manar, 2017) par Michèle Finck

dimanche 7 janvier 2018, par Roselyne Sibille

Force de la titrologie : le titre superbe, « Italies Fabulae », désigne à lui seul le double royaume du livre — le réel (« Italies ») et l’imaginaire (« Fabulae »). Le travail très fin sur la typographie (choix des caractères romains pour le pôle du réel, élection de l’italique pour l’imaginaire) vient encore souligner les deux règnes explorés par Angèle Paoli. Cette bipolarité mentale est confirmée par l’exergue emprunté à Italo Calvino : « À la poursuite de toutes les ombres à la fois, celles de l’imagination et celles de la vie ». Reste que dans le titre du livre, le pluriel « Italies » à vocation onirique vient déjà déstabiliser le sol du réel et laisser présager l’ascendant de l’imaginaire. Il n’y va pas tant ici de l’Italie que des « Italies » intérieures d’Angèle Paoli.

On se plonge alors dans ce livre comme dans un rêve, et on aime que la belle postface d’Isabelle Lévesque, au diapason des textes, parvienne à éclairer en profondeur ces pages tout en préservant entièrement leur part de rêve. C’est en effet avec la force d’un rêve que ce livre envoûtant s’impose au lecteur, lui révélant peu à peu les « Italies » rêvées d’Angèle Paoli, « dormeuse éveillée » s’il en est, selon la formule du livre de J-B. Pontalis (Le Dormeur éveillé) cité dès les pages d’ouverture. Qui peut d’ailleurs mieux parler de l’Italie qu’une poète native de Corse comme Angèle Paoli : à la fois assez proche de l’Italie, patrie seconde, et assez loin d’elle toutefois pour que la part du songe déborde sans cesse sur la réalité ?

Certes l’Italie réelle apparaît par éclats. Les lecteurs amoureux de l’Italie retrouveront dans ce livre de nombreux lieux qu’ils ont eux - mêmes traversés. Mais sans cesse l’Italie réelle bascule dans ce qu’on aimerait appeler, en pensant au titre d’Italo Calvino Le città invisibili (Les Villes invisibles), une Italie « invisible » et secrète, légendaire et fabuleuse (« Fabulae »).

Encore faut-il se demander ce qui permet le mouvement de bascule du réel dans l’imaginaire, centre générateur du livre ? Ce qui donne à ces pages la profondeur du songe, c’est d’abord le travail sur le mythe auquel Angèle Paoli a recours, au point que plusieurs récits peuvent se lire comme des réécritures de mythes, ou des variations sur les mythes. Aussi le premier récit, « Parmi les lys d’eau, Alfea », retravaille-t-il librement le mythe des amours d’Aréthuse et d’Alphée, amant éconduit de la nymphe, comme le conte Ovide dans ses Métamorphoses. L’amour (surtout sensualité, trouble et désir) est d’ailleurs l’une des nervures centrales du livre, sans que l’on sache jamais vraiment si l’amour évoqué par la narratrice est réel ou rêvé. Toujours l’amour, tel le livre lui-même, oscille entre le réel et rêve, comme déjà dans la mystérieuse variation initiale sur Aréthuse et Alphée. C’est le mythe encore qui imprime ce même mouvement oscillatoire au second récit, « Hécate endormie ». Certes, le lecteur croit d’abord poser le pied sur une terre de l’Italie bien réelle, celle de Ravello : « De la terrasse où elle est installée, elle domine tout le golfe », écrit Angèle Paoli à propos du personnage féminin de ce récit. Mais les souvenirs de Virgile et d’Homère ont tôt fait de provoquer, dans un lent glissando, une première confusion entre réel et imaginaire : « Ravello. Rivages virgiliens hantés de légendes homériques ». Le mouvement de bascule du réel dans le rêve s’accomplit tout à fait à la fin du récit, lorsque le personnage féminin (« elle ») s’endort sur un banc et que surgit un chien : « Il se couche à ses pieds et la fixe de ses yeux d’or. Il pose sur le rebord du banc une patte élégante. Il la veille. Aussi immobile qu’un sphinx ». Voici alors que le titre du récit, « Hécate endormie », prend tout son sens et que le personnage féminin soudain se confond avec Hécate, déesse nocturne et magique, entourée de ses chiens. Tout le livre est dans ce vacillement entre le réel et l’imaginaire. Qui entre dans ce livre pose le pied sur un sol mouvant, qui se dérobe sans cesse et s’ouvre sur le rêve.

Ce qui permet aussi le mouvement de bascule du réel dans l’imaginaire, c’est la préférence accordée par Angèle Paoli non pas tant aux voyages en Italie qu’aux souvenirs des voyages en Italie. La mémoire est ce kaléidoscope mental qui, dans tout le livre, brouille les frontières entre le réel et le rêve. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur la formule « Te souviens-tu ? » : « Te souviens-tu de la Madonna del Parto ? ». La mémoire est le sésame de « Italies Fabulae », comme le confirme la reprise de la même formule quelques pages plus loin dans ce récit initial (à la fois commencement et initiation) : « Et Alfea ? Te souviens-tu de ce matin où tu as fait la rencontre d’Alfea ? ». Dans le récit « Ceneri/ Braises », la narratrice plutôt que de partir à Venise préfère y retourner par la mémoire, de « peur d’être déçue » : « Je préfère de beaucoup habiter mes souvenirs ». Mais la mémoire nimbe les récits d’un voile d’incertitude (« Ma mémoire me fait défaut. Comment retrouver les détails perdus ? »), de doute (« Il me semble, mais j’invente peut-être »), et d’énigme moirée d’ « inquiétante étrangeté » (« Venise est loin, engluée dans les ramifications de la mémoire »). Ce voile de la mémoire, tantôt opaque tantôt transparent, fait que les Italies intérieures d’Angèle Paoli sont «  cosa mentale  », de l’étoffe du songe.

Ce qui favorise enfin le tremblement des lignes entre réel et rêve dans ce livre, c’est la peinture consubstantielle à l’Italie et à ses sortilèges. « Italies Fabulae » naît de la peinture (le livre s’ouvre sur l’image de la Madonna del Parto de Piero, la madone au « ventre rond », métaphore sans doute aussi d’Angèle Paoli enceinte de ses Italies intérieures à l’orée de l’ouvrage) et se ressource sans cesse dans la peinture. Certes la musique (Wagner à Ravello, Vivaldi et Stravinsky dans le cimetière vénitien de San Michele par lequel la mort ne cesse d’irradier dans le livre) et le cinéma (« les pas perdus de Greta Garbo » à Ravello et « Son nom de Venise » aux échos durassiens) sont aussi présents à l’arrière-fond et accompagnent le glissement du réel vers le rêve. Mais c’est surtout le rêve pictural qui soulève le livre de sa force sans cesse renaissante.

La pièce maîtresse du rêve pictural est la seconde partie de ce livre si finement architecturé : « Triptyque d’Anghiari, La Bataille », composé à partir des œuvres « Bataille de Cascina » de Michel Ange, « Bataille de San Romano » de Paolo Uccello et « Bataille d’Anghiari » de Leonard de Vinci. L’œil qui regarde cette grande composition, pour très documentée qu’elle soit, est bien l’œil du rêve : « Elle rêve devant cet étrange ballet, ces figures à peine ébauchées et pourtant si précises dans leurs torsions, dans leur élancement ». Magnifique est le moment où la prose, qui sous-tend tout le livre, soudain se déchire et par la force du rêve pictural s’ouvre sur un poème en vers, « Cascina / San Romano / Anghiari » : « Aux portes de Cascina les frondaisons houlent / de cri de feu de sang de sons / entremêlement de trompes et de rage / la masse musculeuse des hommes se hisse / grappe de beauté à l’unisson des corps ». Alors que la première partie du livre était placée sous le signe du registre du lyrisme, la seconde partie est entièrement soulevée par le registre épique. Le mot-titre « Fabulae » ne désigne alors plus seulement la fable mais, selon un second sens du Littré, un « terme de poésie épique et dramatique » qui est le vecteur heuristique de toute la deuxième partie.

Dans ce livre, qui a le pouvoir d’un songe, tout s’inscrit dans la figure du cercle : Piero, qui ouvre le livre par sa Madonna del Parto, referme aussi le livre (« Elle retrouve la sérénité de La Scheggia (qui signifie « écharde » en italien). Cette sérénité que Piero aimait tant, lui qui venait si souvent sur ces mêmes hauteurs, celles qu’elle arpente en ce moment même, à la recherche des paysages lumineux qui ont inspiré ces toiles ».) De même, « l’écharde » qui sous-tend le premier récit (« Une écharde, à peine. // parmi les lys d’eau ») donne son titre au dernier (« L’Echarde »). Peu à peu le livre s’inscrit dans un tournoiement. Tout se met à tourner : noms de lieux (aimantés par la langue italienne), noms de personnes, sensations, sensualité, désir, amour et mort (San Michele irradie dans toutes les pages). Le livre est lui-même ce « stroboscope tournoyant » de « L’Echarde », ces « tourbillons de lumière » qui reviennent deux fois dans le poème en vers, soulevé grâce au rythme ternaire imprimé par le nom du cheval de Leonard de Vinci : « Leonardo chevauche bride abattue Azul// Azul Azul Azul ». Ce mouvement giratoire donne au livre sa magie, sa puissance mémorielle et hypnotique.

« Italies Fabulae » résonne encore longtemps dans la tête du lecteur par sa tonalité songée, grâce à laquelle il est quelque peu fils de Nerval. On pense parfois aux Filles du feu, en particulier aux Filles du feu les plus italiennes (« Octavie »). De quoi est composé ce livre, sinon de ces visions dans lesquelles mémoire et imagination effacent leurs dissemblances et auxquelles l’auteur d’Aurélia donne le beau nom (repris à Swedenborg) de « Memorabilia » ? « Il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil », écrit Nerval à propos de ces « Memorabilia ». Sans doute Angèle Paoli pense-t-elle, avec le poète d’Aurélia, que « Le rêve est une seconde vie ».

Michèle Finck sur « Italies Fabulae » d’Angèle Paoli (Al Manar, 2017)

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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