Cet automne, Luce Guilbaud signe chez Tarabuste Où la chambre d’enfant. La maison d’édition de Saint-Benoït-du-Sault a publié quelques-uns de ses grands recueils, Comme elle dirait la mer (2004), Feuillée de verts avec retouches (2009), Mère ou l’autre (2015). Où la chambre d’enfant se présente comme un long poème qui se lit d’une traite.
Quel chemin mène à cette chambre ? Où était-elle hier, où se trouve-t-elle aujourd’hui ? Est-elle finalement accessible ? Dans ce poème, la chambre est l’objet de la quête. Mais, dans la maison de la mère ou de la grand-mère, au fil d’une vie familiale instable, existait-elle vraiment la chambre de la petite fille, indispensable aux yeux des familles d’aujourd’hui ? Des chambres provisoires pour ses frères et elle, peut-être. « Ma chambre étroite dans la poussière »… Chambre présente/absente, à la mesure de la vie choisie par le père, l’aventurier de l’autre bout du monde, ne posant son sac que pour repartir.
« Chambre dans le vide entre les bras
de mon père absent ».
Alors, il fallait bien en inventer des chambres à habiter, partout où l’on pouvait jouer, courir, rêver, entre mer et forêt. « Mes chambres d’enfant dans les prairies mouillées ».
Le poème commence par un infinitif programmatique : « Écrire ce qui semble perdu enfoui ». J’aime le blanc-silence, comme une suspension de souffle dans l’attente de la remontée. Le poème ne raconte pas l’enfance, linéairement, même s’il semble suivre quelques repères chronologiques, des premières années aux déplacements successifs et à l’école. S’il apparaît comme le résultat d’un quête mémorielle, il n’est en rien ce que l’on lit trop souvent : une enfance réinventée pour « faire histoire », un retour en arrière nostalgique. Non, le poème est excavation. Remontent lentement à la surface fragments après fragments, pépites après pépites. Luce Guilbaud sait bien que la totalité restera inaccessible. Et pourtant… Les images et les sensations retrouvées ne sont pas destinées à la table de l’archéologue ou à celle de l’antiquaire, en vue d’une reconstitution ou d’une restauration. Chacune d’elle est absolument intacte. Enfouie sous la terre, elle a gardé sa couleur d’origine et il suffit d’une « brosse très légère » (serait-ce cela l’écriture ?) pour faire réapparaître les couleurs. Comme si l’écrivaine d’aujourd’hui était restée ce « papillon des près », comme disaient d’elle « les mères », cette petite fille élevée avec des garçons, attirée par les arbres à escalader autant que par les robes à volants. Je ne dirais pas de l’ensemble que c’est un collage, même si on y pense d’abord, car le collage est clos et immobile. Le poème galope sur le rythme enlevé des strophes au gré des trouvailles de la narratrice, jusqu’à aboutir à une fin ouverte : trois vers énigmatiques qui semblent constater l’impossibilité de la quête… tout en relançant le mouvement des images :
« L’enfance me dit adieu depuis longtemps déjà
s’éloigne sur le sable, pieds bandés
Déroule ses voiles et largue ses amarres ».
A la lecture, on se régale de l’autoportrait d’une enfant toute à sa découverte du monde fascinant dans lequel sa naissance l’a plongée. Pour elle, hommes et femmes, bêtes, arbres, vivants ou morts, sont à observer yeux grand ouverts, à saisir au risque de se faire mal, à goûter sans toujours comprendre, en tout cas pas comme les adultes le croient. Ce retour vers le passé révèle aussi au lecteur la concordance des grands recueils de Luce Guilbaud, dont Feuillée de verts avec retouches, Une pluie de non retour, et les comptines et devinettes merveilleuses qu’elle écrit pour les enfants : Où la chambre d’enfant reconstitue en effet un itinéraire poétique aux racines poussées très tôt.
« On plante un noyau dans le sable avec un peu d’eau
On plante l’enfance avec l’arbre à venir
Et la pulpe des mots pour les années plus tard »
Mais on y mesure peut-être surtout que la poésie peut parvenir à ce tour de forces de faire affleurer, intactes, les sensations vives et tranchantes de l’enfance. « Moi – contenue en un temps révolu réactivé ». La poésie, et sans doute elle seule, a le grand pouvoir de transférer la matière même de nos vies sans reste (comme on le dit des divisions) dans les mots, ces mots qui constituent la trame de nos vies mais dont l’usage ordinaire nous coupe douloureusement du réel.
Françoise Nicol, octobre 2020.