Colette Klein, Après la fin du monde, nuages (Requiem), éd. Henry
Certains naissent dans l’ombre de la guerre. De ses cris. De ses morts. Ils naissent avec les récits de leurs proches, la faim et la peur qu’ils ont endurée, leurs disparus, leurs prisons…
Pour ceux-là, la guerre n’est pas finie, elle dure. En effet : de par le monde sévit toujours une guerre ou deux… La guerre est toujours à nos portes, (on en sait quelque chose aujourd’hui), qui donne à la vie certaines couleurs. Ainsi vivons-nous parmi les morts une vie qui en perd sa valeur : rien de plus passager, de plus anecdotique qu’une vie au regard des cadavres mis en tas, absurdes, en guerre c’est d’une banalité ! Alors il faut du mordant pour rire. Le rire béat de l’innocent bonheur est une obscénité.
Voilà ce que m’inspire le dernier opus de Colette Klein, qu’elle titre : Après la fin du monde… une fin qui n’en finit pas de finir… Restent les nuages pour ce Requiem, leur splendeur lui a-t-elle monté au cerveau, comme l’écrit Charles Baudelaire dans son salon de 1859 à propos d’Eugène Boudin ? Comme une boisson capiteuse, dit-il. Ou l’éloquence de l’opium, ajoute-t-il.
Ici, l’opium de la poète résiderait dans la série des morts de ses amis, mais surtout de sa famille dont elle tire les portraits comme autant de regrets : elle se souvient surtout des ratés qu’elle a connus avec eux (mais n’avons-nous pas toujours cette culpabilité quand meurt un proche ?). D’un raté avec sa mère qui aurait retenu son « dernier râle » pour voir une dernière fois sa fille, laquelle suppose :
À m’attendre, oui,
À me lier encore,
À me rendre témoin de sa mort
Il est vrai, elle aurait pu râler jusqu’au bout sans l’embêter ! Mais elle ajoute :
Il m’a fallu plusieurs années
pour sentir le poids de mon ingratitude
Le seul à rester vivant dans la mort est Pierre, l’ami, à lui les nuages évoqués plus haut, cette fois comme des festons verts et roses puisque, dit Colette Klein,
Des nuages ont germé dans ton cadavre
Et l’ont porté jusqu’à l’invisible
Et aussi
Je t’écoute me dire
Que tu es vivant dans la mort
Alors les mots « amour » et « la mort » à l’oreille viennent à sonner ensemble.
Sandrine Lascaux, La nuit que la nuit éclaire, éd. Sans escale, 2024, 15 €
Les premiers vers du poème reprennent son titre :
Quelle est cette nuit que la nuit éclaire ?
Existe-t-elle seulement ?
S’agit-il d’une nuit mystique, la nuit de feu d’un Pascal débarrassé des dieux, où l’auteure se crucifie d’émerveillement, ou bien de La nuit obscure de Jean de la Croix ? En poésie aussi : voilà que nous pensons à l’arrière-pays d’Yves Bonnefoy reprenant la phrase d’Hegel : : « Qu’est-ce que le maintenant ? Le maintenant, c’est la nuit ».
Et plus loin :
– la voix dans la voix –
me parle
Je l’écoute sans comprendre sa langue
Il faudra pourtant lui répondre dans une langue familière, alors que l’auteure se trouve divisée, splittée entre deux voix… Il faut donc s’abandonner dans un tourment de sensations énigmatiques. Abandonner les règles de l’écrit pour être au plus près.
Je veux nettoyer ma langue
expurger les lettres-rouilles
les chiures les nuées
Alors
Ça vient flaquer dans la bouche
cranasser les dents
engrouer la voix
La langue devient automatique, surréelle… et follement sensuelle. On a dit des femmes mystiques qu’elles vivaient le comble de l’érotisme, peut-être que les femmes poètes pourraient nous en livrer un écho. Un érotisme rouge et noir :
Je la sens tomber
exploser au fond de moi
annoncer la catastrophe
le vol d’un papillon
La meilleure critique de son poème est encore Sandrine Lascaux elle-même quand elle parle des autres. Maître de Conférences, spécialiste de la littérature espagnole du XXème siècle, elle s’est attachée à l’écriture de l’incertitude dans la prose de Juan Benet. Voilà ce qu’elle en dit :
« L’écrivain et le poète doivent accéder à une « zone d’ombre ».
« Il rejette une pratique scripturale exclusivement fondée sur la correction et renoue avec un certain nombre de phénomènes qui échappent au « contrôle de la conscience ».
« La transe scripturale ne peut surgir que si l’écrivain conserve une certaine indépendance par rapport à la connaissance, se trouve dans un état de tension volontaire et agit sous l’impact d’une « fascinación » qui suspend le jugement et permet l’invention ».
« La puissance négative déployée est ainsi le support d’un absolu littéraire qu’il faut sauver puis promouvoir. »
Et encore : « La littérature se doit de remplir sa fonction véritable : sonder la psyché impénétrable de l’homme, saisir l’incertitude comme vérité dramatique de l’être ».
Tel serait le programme d’écriture que Sandrine Lascaux met en œuvre, pour elle-même. Soit une manière de surréalisme qui renouerait avec une mystique sans dieu.
Juan Benet parle souvent de renouer avec la vraie littérature, celle de Don Quichotte. On pourrait dire que Sandrine Lascaux recherche l’origine de la poésie. Si celle-ci a fini par s’en distinguer, nul doute que la poésie est née avec le discours religieux des temps anciens. C’est pourquoi, comme lui, la poésie joue avec les mots en détournant le procès de signification. Le discours religieux ne peut faire autrement qu’avoir recours à l’allégorie, à la métaphore pour désigner ce qui est hors du signe : les mots usuels ont un référent, ils désignent une chose, le mot « dieu » ne désigne rien… De même le lyrisme poétique nous renvoie à un objet perdu, qui n’a plus de nom : une nuit dans la nuit, une voix dans la voix…