Jardin sans terre, Nohad Salameh, dessins de Jean-Marc Brunet, Al Manar, 108 pages, mars 2024, 20 euros
Sommeil, demi-sommeil, rêve, réalité, c’est aux frontières de deux espaces, extérieur et intérieur, que Nohad Salameh nous invite dans ce recueil. Du désert inaugural aux « rives princières du songe », le lecteur cède à l’envoutement d’une langue riche d’associations puisées dans le fastueux « sac à images » de l’inconscient où la poète trempe son « encre véloce et pulpeuse ». L’ensemble, organisé en cinq chants sous le sceau d’une « merveilleuse mélancolie », est d’une grande beauté.
Le premier mouvement Sandales de sable s’ouvre sur le Désert perçu comme un retour aux origines « de toute douleur / ou de princières résurrections ». C’est un espace double, « crêtes nues », où résonnent conjointement la peine du monde, « étreinte insoluble » de mort et d’errance, de ronces, de cendres et cet autre qui fait lever « la sève du possible », dilate le cœur et rend le monde plus léger dans la « Soif heureuse ». Ce Désert, inscrit dans le corps « viscéral », peut compter sur ses « étoiles messagères » pour le revivifier, tels un amour, une enfance, car, malgré « la crue des angoisses », « fables et royaumes » restent possibles lorsque s’ouvre l’espace du dedans.
Dans Mémoire du demi-sommeil , c’est l’enfance-adolescence au Liban, le pays natal de Nohad Salameh, qui revient avec son prodigieux cortège oriental : oracles, mirages, sortilèges, couleurs, parfums, saveurs, musiques, lumières, le tout réuni dans d’ « intarissables opéras de sable »... Déesses soleilleuses, hautes protectrices, voyantes aux paroles sacrées, plain-chant des commencements, dans ce pays tout ramène aux Origines du monde, le bleu porté au cou en talisman. La lumière est un appel pour l’enfant derrière sa grille. Conscience de l’éphémère, de la fragilité en toute chose, le soir venu, elle ne comprend pas la nostalgie qui lui étreint le cœur. Le trésor de vocables déployés pour habiter les choses aurait-il épuisé ses pouvoirs ?
« Comment ne plus mourir au sein des mots » ? La Dormeuse de plein jour , dans ses « brassées de rêves », revit ce qui a été perdu, deuils et désordres successifs. C’est le temps des questions, des doutes, des « rafales de noir » qui obscurcissent parfois la vision dans le « désert de nulle part et de partout ». La « roue d’or du possible » continue cependant de faire tourner les rêves : elle ouvre le grand « jardin en friche de la Mémoire » où « chaque chose respire par son âme ». « Il fait soleil dans l’enclos de ses nuits. »
Les fils de la mémoire s’entremêlent sans cesse dans « le va-et-vient onirique », se confondent sous les « ordres de l’incertain ». Était-ce là-bas ? Était-ce ici ? L’enfant-abeille est toujours là, qui danse dans l’espace la danse orgiaque des dieux. Le temps devient cercle et métamorphose, rajeunissement dans Ce pays-miroir où tremble mon image .
Le Songe « secourable » peut ainsi se déployer avec bonheur et ampleur Derrière un rideau de sommeil . La « Dormeuse en position d’arc-en-ciel » oriente son espace « jusqu’au vertige » comme la patineuse ses arabesques sur la glace. « Visiteurs de nuit », « déesses d’ombre », « émissaires » proches ou lointains entrent dans le grand « livre de la durée circulaire », ce vaste « jardin sans terre », tout de sensations et présences, ouvert à l’aventure de la parole et de la beauté.
Allers, retours, la figure féminine traverse l’espace à différents âges : « La Dormeuse, L’Endormie, la femme en double voyage, Princesse des nuits luminescentes… » ainsi que toutes ces autres femmes portées par la grâce bien que « lourdes d’exodes et de migrations ».
Dans leur haut sillage, Nohad Salameh magnifie l’imaginaire, le pouvoir inouï de l’entre-deux, de l’entre-rêve. Le mouvement circulaire de la parole poétique lui donne à éprouver, cœur et corps, la Durée « odorante jusqu’aux délices ». L’image du cercle, sorte de « source matricielle », est récurrente sous la plume de Nohad Salameh. Ainsi la poète peut-elle invoquer « l’appel du songe à son front en perpétuel envol ».
Si les poèmes sont écrits à la troisième personne, on remarque quelques incursions de première et de deuxième personnes à la fin du recueil : « Ce pays-miroir où tremble mon image », « Te souviens-tu de cette ville plus poète que ses prophètes… ? » Une façon d’ouvrir grand l’espace de la vision, de repousser les limites entre les deux pôles, le moi et le tout l’autre.
Telle est la nature du chant : il s’élargit de voyance en voyance. L’aventure sensible, personnelle, merveilleuse, rejoint la grande légende universelle dans la fluidité des sables et des réminiscences. Un souhait ponctue le voyage onirique : que le « Songe fertile » continue de naître et renaître comme un éternel « ensemencement ».
Les dessins fragiles et colorés de Jean-Marc Brunet, en résonance avec le texte sans toutefois chercher à l’être, évoquent les fils entrelacés de la mémoire qui invente ses propres parcours, son propre espace de création, aussi ancré que mouvant.
La Dormeuse
Les yeux de la Dormeuse
pareils aux vitraux du couchant
recèlent la rosée miraculeuse des îles somnambules.Des hirondelles bleuies par la nuit
déshabillent le jour
avant de danser en l’honneur du bleu :
cavalières de leurs propres ombres.Alors captive de la fluidité
de tels oiseaux de mirage
l’assoupie retrouve à tâtons
les rives princières du songe.(Jardin sans terre, page 70)
Dans la contiguïté de ces poèmes, on ne manquera pas de lire le récit nostalgique de Nohad Salameh paru récemment aux éditions du Cygne : Saïda/Sidon et Baalbek / Héliopolis / Une adolescence levantine. La ville phénicienne et la gréco-romaine : deux villes millénaires de l’actuel Liban, où la poète vécut enfant et adolescente. Deux cités fondatrices jumelles qui décidèrent à jamais de son espace mental et devinrent le double royaume de sa mémoire. On y retrouve, sous une langue sensuelle et solaire, son insatiable curiosité, ses facultés d’enchantement, d’émerveillement et ce don de l’onirisme qui la caractérise dès ses années d’éveil et de formation. Et bien sûr son entrée en écriture qui lui permettra par la suite de « réinstaurer le passé dans sa dimension authentique. »
Cette « quête initiatique » fourmille de détails personnels, architecturaux et historiques. C’est l’âme des deux cités qui est captée de l’intérieur et restituée ici dans une double dimension : sensorielle et documentaire.
« Elle se demandait parfois à qui elle devait la légitimité de son texte incantatoire. Elle était convaincue que ses deux lieux identitaires, Saïda et Baalbek, celui de naissance puis de résidence, symbolisaient le cœur de sa réflexion et de ses épanchements, le noyau tendre de ses errances nostalgiques, mais surtout le point focal où germerait son propre surréalisme – celui de deux cités historiques où se condensaient les sortilèges de l’onirisme. »
Marilyse Leroux, 27 mai 2024