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Une poétique de la présence, par Miguel Coelho

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

Deux livres d’Anne-Emmanuelle Fournier lus par Miguel Coelho

Il y a entre les deux recueils d’Anne-Emmanuelle Fournier parus aux éditions Unicité un troublant jeu de résonances. À ce vieil homme qui attend « le regard clos » que les vents le prennent « comme une brassée de feuilles sèches », dans La Part d’errance, semble répondre dans L’Offrande aux fantômes l’évocation presque charnelle des ancêtres, dont la présence inscrit au cœur des choses une trace, une réminiscence, un signe vers les vivants : en un mot, une offrande. De la même façon, la figure de la grand-mère évoquée par le second recueil trouvait peut-être sa prémonition, dans le premier, du côté des « femmes au visage troglodyte/adossées au bois des baraquements », ou bien dans la sagesse chamanique de « La que sabe », « celle qui chante au-dessus des os ». Les modernes, les « hommes sans poids » qui ne laissent trace, faute d’ancrage dans le sol, ayant livré leur vie à l’emprise technologique des sociétés (post-)industrielles, sont voués à cette formule sans appel : « Rien ne les protège de l’arrachement ». Contraste saisissant avec ceux qui au contraire vivent au diapason des jours, des saisons, des éléments, ainsi qu’avec les « peuples défaits » qui nous ont légué, comme une empreinte obscure, « les noces infrangibles du ciel et de la terre ». Qui sont alors les véritables fantômes ? Qui « erre » véritablement ?

Par opposition avec les « hommes solaires » que les questions métaphysiques ne dévorent pas d’angoisse, on perçoit dans La Part d’errance une inquiétude quant au devenir des civilisations modernes et urbanisées que taraude un souci exclusif de domestication de l’animal et de la nature. D’où les évocations/invocations de figures plus primitives, plus proches de l’origine, figures qui n’auraient pas encore rompu le lien atavique avec les forces sans cesse renouvelées du monde, quitte à chercher dans l’œil de l’animal une simplicité perdue, ou encore une forme d’unité fusionnelle avec la vie (« cette nuit immense et douce/dans l’œil sans fard de l’animal »).

Sur ce point précis, les deux recueils s’offrent en regard comme question et réponse. À l’errance du premier, soit nomadisme des peuples conquis par la civilisation industrielle, soit déambulation des êtres dépossédés par celle-ci, répond la maison familiale du second, cette maison de vacances géographiquement ancrée, située non loin du fleuve de la Dordogne, cernée, non par le mouvement, mais par l’immobilité muette des objets du passé.

Certes, d’un recueil à l’autre, la forme a changé. L’écriture en prose remplace le vers libre, à l’exception de la seconde partie, construite sur une anaphore qui est une réminiscence de l’épilogue du premier livre, mais dont le thème principal est la maternité. Une écriture toujours aussi précise, tant dans l’évocation des matières et des sensations (le goût de la confiture de groseilles, la fraîcheur d’une robe, l’odeur de la rivière restée au contact de la peau, le son d’un piano), des objets (un vélo en rase campagne, le hamac, les murs, la tonnelle), des éléments (la rivière où l’on se baigne), des actes rituels qui scandent les journées (repas de famille, essayage de nouveaux vêtements, toilette furtive au lavabo, promenades, escapades nocturnes), des gestes reproduits pour l’éternité (la grand-mère qui étend le linge en fumant sa cigarette) que par l’évocation obsessionnelle du temps, de son passage maintes fois éprouvé comme une puissance primitive à l’arrière-fond des gestes du quotidien, une sorte de crue envahissant peu à peu tout le réel, imprégnant chaque donnée immédiate d’une conscience qui se voudrait insouciante pour l’immerger dans une densité d’eau et de pierre. Un temps qui s’étire à l’infini, comme une profusion, un surcroît, un temps qui se donne littéralement à éprouver de façon bien physique, un temps qui prend corps, non cependant comme une menace, malgré la disparition des proches, mais comme une plénitude charnelle, celle de l’été, saison propice à toutes les découvertes, à tous les enivrements, à toutes les évasions. Courants et marées, orages et flots nocturnes, sont les images privilégiées pour transcrire cette ivresse du temps qui, au lieu de fuir, ralentit son cours et gagne en épaisseur :

« Les heures sont profuses et innombrables. Il n’est pas grave de les gaspiller, de les dépenser en pure perte. Le temps n’entre pas dans les jours immobiles ». (p. 16)
« Ces deux images : c’est tout ce que la marée du temps m’a laissé dans les mains (...) ta trace en moi est une écorce douce, un courant paisible au fond de mon enfance. » (p. 19)
« De tout l’été, elle n’attendait que ceci. Que la canicule mûrisse assez, jusqu’à ce que le ciel couleur d’ecchymose se rompe au-dessus de la maison, libérant son fracas diluvien. Séisme de la beauté à son origine. » (p. 34)

Cette crue temporelle, qui contraste et culmine avec l’éternité paisible de la maison familiale, sorte de ventre ombrageux dans la chaleur du mois d’août, en vient parfois à figer son flux, à se dilater dans l’instant, pour la plus grande joie des vivants :

« Tout est permis dans la nuit d’août qui dure depuis toujours. » (p. 25)

Particulièrement poignant est le sentiment de la narratrice, grisée par l’escapade nocturne, d’avoir touché du doigt, sans médiation, « l’âme de l’été ». Un sentiment de liberté qui s’associe aux diverses transformations, conjuguées à d’autres découvertes (l’écriture, par exemple) dont est travaillé le corps en devenir de la jeune fille déjà adolescente, autant d’épiphanies, de révélations à soi mêlant bonheur et consternation, mais toujours appréhendées par ce mot, « liberté », une liberté jaillissante, tout aussi liquide, limpide et fluente, que le temps :

« Plus tard, bien plus tard, tu saurais que vous cheminiez vers une source, où abreuver votre liberté. » (p. 29)
« Sans doute est-elle encore trop vassale d’une image. Pourtant, elle se sent libre, ivre d’elle-même. » (p. 23)

Ces sensations d’été, lumineuses et nocturnes à la fois, entretiennent une affinité secrète, en certaines pages, avec le lyrisme délicat d’un Philippe Delaveau (voir le court poème « Voix de l’été », dans Le Veilleur amoureux). Ailleurs (p. 25), la vision de la lune au-dessus des toits, à l’angle de l’école, se rapproche des « hautes palissades » aux « cimes bruissantes » ainsi que des « loges inhabitées » du poème « Enfance », dans les Illuminations de Rimbaud, dont l’onirisme diffus se rattache, là aussi, à l’évocation d’une région méridionale. Anne-Emmanuelle Fournier, cependant, s’en distingue par un souci de description situant ses personnages dans un domaine plus immédiat, plus réel et biographique, avec une oscillation du mode d’énonciation choisi afin de s’y représenter elle-même : « je », « tu », ou « elle », selon qu’il s’agit de l’adulte ou de l’enfant. Cette visée descriptive contraint le récit à coller toujours au plus près des sensations. C’est en ce sens, et pas seulement par la qualité des images qui la traversent, que la prose de L’Offrande aux fantômes s’inscrit dans le champ poétique.
Le refus du registre explicite de l’autobiographie s’accompagne d’un autre refus, celui du registre philosophique. Le temps, la liberté, le passé, la mort, ne donnent jamais lieu à développement conceptuel, bien que ces mots s’y prêtent et qu’on trouve plus d’une phrase où s’amorce un semblant de méditation ; mais précisément, ces phrases sont en général placées en dernier lieu dans le poème et ne reçoivent aucun dénouement ; bien loin de conclure, elles se présentent comme une image de plus, comme une autre épaisseur de cette réalité dont les mots n’épuiseront jamais la complétude. Avec l’emprunt du mode interrogatif, l’affirmation sous-jacente n’a que la valeur d’un doigt pointé vers une évidence qui excède la pensée. Ainsi, selon La Part d’errance (p. 29) :

« Des silhouettes bruissent       dans les replis de l’heure fantôme
multitudes.

Qui voudrait alors
d’un autre monde ? »

Miguel Coelho


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