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Saltier grison / Jack Perrot, éditions Samizdat, 2015

lundi 4 avril 2016, par Cécile Guivarch

____________________un madrier pour le saisonnier chantier de la nuit la brèche je
____________________repose sur la planche de bois brut ciel de béton qui goutte
____________________une nuit entre terrassiers et maçons avant propriétaires et
____________________meubles le saisonnier voyage villa sable et mer les ciments
____________________rongent et brûlent les mains d’autres mains accaparent la
____________________terre la nuit seule gratuite et le jour [...] la marche est
____________________démarche fouler aux pieds la propriété ce qui entrave la marche

__________
Blaise Cendrars n’est pas loin, le « broun roun roun des roues »du Transsibérien non plus. Et les résonances entre saltier grison et les Cantos d’Ezra Pound s’imposent aussi. Mais ici pas d’autre moyen de locomotion que les pieds, il s’agit de marcher des poèmes. Un mouvement de langues et de signes, d’idéogrammes (ici les singuliers petits sceaux rêveurs -gravures sur pomme de terre, de Myriam Perrot) entraîne le lecteur dans une sorte de cosmogonie : si celle d’Ezra Pound embrasse les langues, les gestes et les idées du monde entier, celle de Jack Perrot suit d’abord l’avancée d’une marche à travers les Grisons. Jack Perrot appelle « géopoétique » ce voyage par bonds successifs, de col en col dont les beaux noms résonnent comme des notes de musique, profondes, rares : Tritt, Flüela, Fuorn, Alvra, Güglia, Surselva, etc... Flot de mots, flot de pas, flot de sensations, de gestes humaines entrevues, la vie se risque et le marcheur tente d’en faire un mouvant portrait. Le plaisir de rouler les mots dans la bouche comme cailloux sous les pieds, de les entendre et de les prononcer se décline de toutes sortes de façons comme on découvre peu à peu une expérience singulière et sensuelle du monde. D’autres poètes sont convoqués par citations et adresses, les mots s’attirent les uns les autres, se rassemblent en cascades, en boules compactes, en versets, en jeux multiples sur la page qui se mêlent et se démêlent, se répètent et se transforment. Toute une immensité à parcourir, à aimer, à nommer.

Il s’agit, oui, d’une géopoétique, ponctuée d’extraits de psaumes traduits par Henri Meschonnic, irriguée par une subjectivité qui s’ouvre à tout ce qui vient à elle. Les mondes naturels et urbains, réels et artistiques (comme les tableaux de Segantini, par exemple) que traverse le poète sont d’une densité et d’une diversité telles qu’il est appelé à dilater sa sensibilité et sa pensée. Le lecteur est emporté dans un remuement qui le dépasse et le compose, le décompose, le recompose pourtant. À partir d’un point terrestre dans lequel il s’enracine, le poète promène une errance chaotique dans une langue française un peu chahutée (traversée par d’autres langues vivaces) à laquelle une longue marche étonnée par montagnes et vallées donne la forme d’un poème d’une grande cohérence, accueillante. Jack Perrot convie nature élémentaire à « cœur joie » et « tournoyant », « coups de pinceau », « hommes et femmes philosophant au four banal », pour un chant de la terre dont la force lyrique transfigure ce qu’elle touche, malaxant les mots afin qu’ils renaissent, qu’ils surgissent, même balbutiants :

__________futaie et taillis que je bats
__________sorbier et sureau que je bois
__________de be à bosco
___________ de bot à botsa
_________________ de bostg à Boscha
__________l’aigle déploie langue et paysage
__________le travail des hommes
__________dans les fines coulées vermeil
__________zébrant les prés de flammes
__________céleste irrigation l’essartage des hauteurs
__________la terre immergée la joie de l’eau
__________en ce hameau sur la bosse
__________un vieil églantier le bouleau compagnon
__________est-ce le bouvreuil qui pepp pipp parle

Françoise Delorme


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