Hermann Editeurs, 2021, 158 pages, 19 Euros.
Marie-Hélène Prouteau nous invite à un voyage dans le temps, à la fin du XIXème siècle florissant. Une plongée dans une page d’histoire de la peinture pour découvrir l’éclosion de l’École de Pont-Aven dont Émile Bernard sera un des pionniers. Il sera largement soutenu et encouragé par sa sœur Madeleine, très tôt persuadée du talent de son frère. Elle s’impliquera directement et prendra sa part dans le développement de son œuvre. Aujourd’hui les tableaux d’Émile sont exposés partout en France et dans le monde (Paris, Albi, Brest, Lille, Quimper, Nantes, Reims, Rennes, Valenciennes, New-York, Indianapolis, Philadelphie, Milan, Londres, Amsterdam, Brême, Melbourne).
Au fil d’un récit alerte et vibrant, Marie-Hélène Prouteau brosse un portrait détaillé, sensible et passionnément humain, de la vie de Madeleine Bernard. Dans un style à la fois ciselé et fluide, l’auteure nous transforme en compagnons de route de Madeleine. Nous partageons le quotidien de l’enfant, puis de la jeune fille, ses pensées, son goût pour une certaine spiritualité, sa participation aux rencontres artistiques et culturelles de l’époque autour de la peinture, ses pérégrinations liées aux nombreux déménagements familiaux, ses visites à Émile lorsqu’il s’éloignera de l’atelier familial et de la maison pour trouver sa voie. Par sa tendresse pour Madeleine et sa complicité avec la fragile jeune fille, l’auteure réussit à donner au récit de cette vie de famille, à la fois conventionnelle et originale, un rythme finement palpitant. Le lecteur est emporté par l’impatience de la découverte des épisodes qui se succèdent. Au long d’un certain suspens, Madeleine, femme de l’ombre, discrète et engagée aux côtés de son frère, émerge. Elle le soutient et le défend envers et contre tout. C’est une véritable mission ! Pour elle, comme pour lui, la liberté n’a pas de prix. Même s’il faut subir les disputes familiales régulières et l’incompréhension des parents quant au chemin qu’empruntera Émile.
La jeune Madeleine est intelligente et cultivée. Sensible, elle est aussi musicienne et pianiste émérite. Sa compagnie est très appréciée. Dès ses dix-sept ans, elle intrigue, séduit, fascine. Elle sera le premier modèle d’Émile. « Madeleine au bois d’amour » sera un de ses célèbres tableaux. Elle posera aussi pour Paul Gauguin qui en tombera amoureux. Et l’on connait le portrait qu’il fera d’elle au dos de sa toile « La rivière blanche ». Entre modèle et muse, Madeleine taira le désir et l’attirance. Après la pause, Gauguin lui fait reprendre la même position, la tête posée sur la main qui lui donne une attitude songeuse. Celle qui lui est naturelle et familière.
Grâce à un travail de recherche très documenté, Marie-Hélène Prouteau, en forte empathie avec « son amie » Madeleine, réunit les fragments, témoignages d’une vie injustement oubliée. Elle nous la rend par bonheur, Ô combien vivante et proche. Les extraits de toute beauté, tirés des Correspondances de Madeleine et qui ouvrent les chapitres, y contribuent également. Avec délicatesse et pudeur, l’auteure conte et peint véritablement la vie intime de Madeleine, depuis l’enfance jusqu’à sa maturité de jeune femme. Nous accompagnons Madeleine, auréolée d’une douce lumière, nous vivons au rythme des saisons de la nature et de celles du cœur. À travers une belle prose poétique, l’auteure restitue l’atmosphère et les couleurs des tableaux, des paysages et des émotions partagées par le frère et la sœur… au point de les rendre nôtres. Ainsi par exemple du drame entre Gauguin et Van Gogh.
La blanche Madeleine rencontrera les amis et fréquentations d’Émile, autant de peintres qui compteront plus tard : Gauguin, Anquetin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Pissarro, Seurat, Signac, Cézanne. Mais Madeleine ne supportera pas le manque de loyauté ambiant au sujet de l’apport d’Émile au nouveau mouvement pictural qui se fait jour. La jeune muse ne se gênera pas pour le faire savoir de manière directe à Paul Gauguin, à qui furent abusivement attribuées les principales innovations. Elle-même et Émile mettront fin à la relation d’amitié et d’amour avec Paul. Car si elle est une jeune femme qui peut être secrète, elle sait aussi être tumultueuse. Émile participe désormais régulièrement à des expositions, où l’émergence de son « cloisonnisme » sera l’acte de naissance de l’École de Pont Aven et la base de sa renommée.
Une relation intense, très fusionnelle unit Madeleine à son frère. Il représente comme une partie d’elle-même. Elle admire infiniment Émile et lui voue une réelle passion. Elle le pousse dans son travail, l’accompagne dans ses errances, ses doutes, ses tourments, ses malentendus, ses difficultés relationnelles, familiales ou financières. Ils s’aiment et se comprennent si bien ! Elle sera toujours là pour lui, à ses côtés. Sans doute sa seule vraie compagne.
Mais après avoir habité à Lille, Paris, Courbevoie, Asnières, la Bretagne, Madeleine l’indépendante à l’esprit libre, doit s’éloigner. À la suite d’une dispute avec sa mère, elle part en Angleterre, travailler dans un atelier de couture, puis s’exile à Genève d’où elle rompt toute relation avec ses parents. Elle fera de nombreuses rencontres, dont celle d’Isabelle Eberhardt et entretiendra une relation plus proche avec son frère Augustin, un être fragile qui finira par la décevoir. Elle rejoint alors Emile au Caire où il s’est installé et le découvre marié et père d’un enfant. C’est à ses côtés que sa jeune vie prendra fin des suites d’une phtisie pulmonaire.
Elle avait 24 ans.
Après avoir rencontré, au fil des pages, la singulière Madeleine et partagé les soubresauts de sa courte vie, on a du mal à quitter cette énigmatique « songeuse de l’invisible ».
Ce livre redonne vie à cet être de lumière et braque les projecteurs sur Madeleine Bernard, muse mal connue, dont la place a été déterminante dans la création d’une époque qui a marqué l’histoire de l’art.
Martine Konorski