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Le nom de ce qui ne dort pas, Marie Huot, par Calou Semin

lundi 11 janvier 2021, par Cécile Guivarch

« Il arrive la nuit que la nuit vous prenne et vous enroule / dans son noir et le mêle au noir d’un deuil / qui n’en finit pas de cisailler votre branche »

Quelle meilleure introduction que les premiers vers de ce recueil ? « Et la nuit pour longtemps vous entre dans le corps / prend votre sommeil et le perd en le jetant dans le fleuve » ; « Il arrive que tout cela fasse paysage au bord de votre sommeil troué et que ce soit là exactement que vous deviez marcher ». Il s’agit là vraiment d’un paysage mental, « bâti sur un verrou glaciaire », un vrai paysage avec « ses plateaux herbeux » « traversés de pluies éparses ». Il fait même d’ailleurs géographie : « Ma mémoire a un petit col / pour passer vers les ombres plus noires / C’est un vertige de quelques minutes / là où prend sa source ce qui ne dort pas / et dont je peux sans hésiter dresser la carte ». Pourtant un lieu particulier revient de manière particulièrement énigmatique et récurrente : Colmar, ou plutôt « un petit tas de bois près d’un carrefour sous la neige » près de Colmar. L’énigme ne sera pas résolue, mais le lecteur trouvera son chemin entre quelques détails bien concrets et une dimension certaine d’étrangeté onirique et de mystère, liée notamment au voisinage souverain du fleuve.

Car le grand fleuve est omniprésent. A la fois rassurant et hostile « au milieu de mes jours et de mes nuits », indifférent en fait. Mais par sa puissance il s’apparente à quelque chose qui dépasse la destinée humaine, et il fait émerger un imaginaire très ancien : « Puis, vous reviennent des bribes de légendes et le nom / du fleuve de l’oubli où se baignent les âmes ». Et c’est à lui que tout revient, même si le thème de l’élément liquide apparaît sous d’autres formes : « Ma mémoire accomplit chaque jour / le cycle complet de l’eau / ruisselle et s’évapore pour ruisseler encore », car « Ma voix noire dit : / Quel est le nom de ce qui ne dort pas ?/ ma voix noire insiste / tandis que le fleuve noir — noir la nuit et noir le jour — / s’insinue dans ma question ».

Il y a des pertes si essentielles qu’elles imposent leur réalité au corps et à l’esprit « Mon sommeil jeté au fond du puits fait un bruit vertigineux », aussi la locutrice n’a d’autre choix que « [jouer] avec l’aube qui ne vient pas ». Et il s’agit bien de jeu : « pierre – feuille – ciseaux », ou avec les moutons de l’insomnie, et surtout ces comptines enfantines qui rythment musicalement le recueil : « Grelin grelot combien j’ai d’pierres dans mon sabot ». Elle joue aussi (mais s’agit-il ici seulement de jeu ?) avec toutes les voix bien identifiées qui composent un « je » multiple : « Ma voix de draps au vent / ma voix d’acrobate et ma voix d’oubli / ma voix de fausset et de cheval ». En somme, « toutes mes voix contrefaites qui barjaquent / à tout va ».
Il y a des ébauches de correspondances entre toutes les voix de celle qui observe son insomnie, et celle qui est partie, celle dont « le nom est « Oublie », et qui laisse des interrogations à jamais sans réponse comme ce « quelque chose dont j’ignore le nom/ [et qui] est enterré sous la neige / à un petit carrefour de Colmar ».

L’insomnie relie sans nul doute aux failles profondes de l’être : « La nuit noire ma nuit est un pont de neige / au-dessus d’insondables crevasses » ; elle use le corps comme l’esprit : « La nuit chaque nuit hache menue mes alphabets / mes lignes minutieuses / taille en morceaux les présences les respirations / tout ce qui le jour s’est accompli ». Et cependant tout est fait pour qu’aucun poème ne soit pesant. Inexorable, le fleuve s’écoule ; la vie aussi. « Tout l’hiver j’ai allumé le feu avec mes poèmes / chaque matin j’en glissais deux sous les brindilles ». Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre que revienne « l’envie d’écrire / d’installer mon campement / et recomposer ma géographie ». Attendre avec les questions de l’oubli, jusqu’à ce que survienne le moment : « J’eus envie d’écrire et de fleurir le fleuve », le fleuve-vie qui en son delta permettra peut-être le repos.
« Comme elle est fragile la ligne de flottaison du chagrin » !

Bien plus que le livre de l’insomnie, celui-ci serait pour moi celui de la fragilité, alliée à beaucoup de grâce et de légèreté.

Calou Semin


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