Terre à ciel
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En Suisse Romande par Françoise Delorme

dimanche 8 avril 2018, par Cécile Guivarch

La rive opposée, Fabiano Alborghetti, traduit par Thierry Gillybœuf, Éditions d’en bas, Lausanne, 2018
Le livre d’Ophélie et La voie nomade, Anne Perrier, édition Zoé, 2018
(recensemnent de leurs œuvres à la fin de l’article)

Il y a différentes manières d’affronter poétiquement la nudité de notre existence. Deux livres récemment parus en font foi.

Les Éditions d’en bas (Lausanne) éditent en traduction française un livre de Fabiano Alborghetti, paru en 2006 en italien (Éditions LietoColle). On doit remercier l’écrivain et traducteur Thierry Gillybœuf. de nous donner l’occasion d’entrer dans cette poésie, âpre et sérieuse. Il s’agit vraiment d’un recueil, comparé par le poète lui-même à une Anthologie de Spoon River : chaque poème reprend une vie, une voix, un moment de l’Histoire : chaque histoires résonne avec les autres. Ces voix sont des voix de migrants, les premiers sont serbes, les autres monténégrins, bosniaques, roumains, maghrébins, africains.

Le poète, qui avait supprimé dans la première édition noms et lieux, les a tous recherchés et indiqués lorsque la chose était possible dans la nouvelle. Ils figurent à la fin de chaque poème, car, dit-il dans une courte préface intitulée « La rive opposée dix ans plus tard » qui met en valeur la nécessité d’une réédition : « avec le temps qui passe, j’étais en train de les oublier, je les avais oubliés et ma perte de mémoire revenait à les nier une seconde fois. » Le livre, entre oubli et mémoire, trace et effacement, gagne en force et en véracité grâce à ce geste attentif. Les textes portent la mention « inconnu », lorsque Fabiano Alborghetti n’a pas retrouvé leur trace. Et le cœur se serre encore plus.

Chaque poème se structure comme une question ou tourne autour d’une question qui n’a pas trouvé de mots pour se dire. Chaque personne devenue le personnage d’un poème (ou chaque personne devenue un poème) cherche à trouver un sens, un espace et un temps pour vivre, une identité aussi, vérifiant que notre humanité naît aussi dans le regard posé sur nous, la manière qu’a l’autre de nous entendre, de nous écouter, de nous donner une voix :

Je ressemble encore demandait-il ou que suis-je ? regarde-moi
demandait-il, regarde les cals et les mains
(inconnu)

Mais les mots ne suffiront pas seuls, il faudra leur donner l’intensité d’une réelle attention, les doter d’ un imaginaire qui les débordera :

J’ai vingt ans d’étincelles me disait-il
et je suis un corps qui attend, pas d’échappatoire :
[...]
Je ne veux pas de mots et donne-moi autre chose que de l’argent
Donne-moi un sens...
(Mohammed, 20 ans, Marrakech, Maroc)

La force de l’ensemble des textes se nourrit aussi d’un questionnement sur le poème, sur ce qu’il peut dire, sur ce qu’il parvient parfois à rassembler pour qu’une vérité poétique prenne forme :

Retrouver c’est vivre une seconde fois, disait-il :
le sens du vécu antérieur, avec le poids de l’erreur...
(Dario, 38 ans, Bosnie-Herzégovine)

Le poème donne une durée à la vie, à chaque vie ; grâce à cette durée, notre vie nous regarde, au sens où nous disons : « ça me regarde ! ».

Pas seulement les victimes, mais aussi les bourreaux prendront place parmi les poèmes et la chose est rare et précieuse, car elle dérange une bonne conscience facile qui pourrait se lever d’un tel livreet n’y apparaît jamais :

Comment le premier venu devenait soldat, c’était surprenant :
[...]
pénétrer dans la maison, dans la fille, dans le voisin
avec le corps ou un appendice.
Il suffisait d’ouvrir la porte ou le ventre
(Cedomir, 21 ans, Sofalija, Serbie)

Souvent, dans ces poèmes denses et sans fard, la parole émouvante d’un être humain et la concrétude évoquée de sa vie réinstaurent une marge de manœuvre, ouvre un possible et figure dans le même temps la nécessité rythmique et difficile du poème :

il s’arrêtait au bord de la distance
avec la peur de passer par-dessus bord. L’odeur du gasoil, du sel
donnait la métrique sûre de l’embarquement
de l’échange pour l’accompagner sur la rive opposée...
(Wa’el, 37 ans, Mizdah, Lybie)

Au même moment, paraît une édition de poche chez Zoé (Genève) de deux ensembles de poèmes d’Anne Perrier, une des poètes suisses les plus importants (1922-2017). Les éditions de poche d’Anne Perrier ne sont pas toujours faciles à trouver et c’est vraiment bien que soient réédités sous cette forme ces courts poèmes émerveillés et émerveillants. Ils devraient être plus lus ! Je reste toujours surprise et un peu déçue que cette poète soit si peu connue en France alors qu’elle a été éditée par les éditions de l’Escampette et que beaucoup de poètes, tel Yves Bonnefoy, l’appréciaient, l’apprécient particulièrement. J’espère vraiment que ce petit livre contribuera à une plus large circulation de cette poésie si épurée, limpide et condensée.

Le livre d’Ophélie, travaillé par une tension irréductible entre le désir de légèreté et la soumission à la pesanteur, paraît au premier abord plus un livre de deuil que La voie nomade qui décline, lui, à travers l’énonciation de la découverte du désert en Afrique du Nord, un désir de frugale simplicité et de lumière éblouissante. Les lire tous les deux dans le même mouvement donne le sentiment qu’il n’en est rien. Ce qui se joue reste la conquête d’une sérénité à travers une tristesse jamais ternie, comme si cette dernière nourrissait, dans une tension poussée à son extrême, la joie d’exister si reconnaissable de cette poète. La tension entre notre destin d’être mortel et l’émerveillement d’une rencontre avec le monde crée une puissance poétique harmonieuse et dépouillée en quelques vers, en quelques mots, sans attendrissement, sans angoisse non plus :

Si nous devons tomber
Que ce soit d’une même chute
Étincelants
Et brefs comme l’oiseau
L’arbre
La foudre

J’emploie le mot « joie » car celui-ci me vient à l’esprit dès que je pense à cette poète, dès que j’ouvre un de ses livres, dès que me reviennent quelques vers en mémoire. Pourtant, le mot « joie » reste fragile, difficile à employer. De ce mot me touche d’abord et surtout l’élan qu’il recèle, élan vers un ailleurs, mais qui se trouve ici, toujours là et cependant si lointain, intemporel quoique infiniment fragile parce que simplement vivant :

Ce là-bas
Ce chant cette aube
Cet envol de ramiers
Cet horizon comme un jardin
Qui repose dans la lumière
Et les aromates

La poésie d’Anne Perrier s’élance vers le monde qui le lui rend bien. Pour la poète, entraînée par une imagination matérielle d’une grande sensibilité où les éléments naturels tiennent une grande place, moins comme une source d’inspiration que comme une part vibrante d’elle-même, les hommes de tous temps et de tous lieux correspondent entre eux par le chant - mot qu’elle ne craint pas d’employer et qui lui va bien - comme tout correspond, se correspond. Et pour chanter, elle fait confiance aussi bien à la langue qu’à la justesse de ce qu’elle perçoit qu’elle tâche de donner à sentir :

Que peut contre la poésie tout ce fleuve de lave
Si dans le monde où nous sommes
Un chant fut-il éteint depuis longtemps
A un autre chant d’homme
Fût-il né dans mille ans
Correspond les oiseaux le savent
Et que peut contre les oiseaux
Transparents
L’hydre du temps

Parler simultanément de deux livres aussi distants que celui de Fabiano Alborghetti et celui d’Anne Perrier, procure une curieuse impression. En effet, si différents, ils ne se contredisent pas. Objets de langue, ils exposent la douleur et le désir humains. Ils se soutiennent l’un l’autre et affirment envers et contre tout que le poème sauve quelque chose. Mais quoi ? Peut-être simplement le sentiment renouvelé qu’une précarité absolue ne remet pas en question - bien au contraire - le désir d’exister, de durer, d’être au monde, désir étonné qui, devenu et devenant par le poème partagé et partageable, se recommence :

Ne riez pas
Ne condamnez pas si
Contre l’avance des concasseurs
Seule une tige nue
Persiste


Fabiano Alborghetti, autres livres traduits en français :

  • Registre des faibles, (Éditions d’en bas, Lausanne, 2012)

Œuvres en italien :

  • Verso Buda, (LietoColle, 2004)
  • L’opposta riva, (LietoColle, 2006)
  • Lugano paradiso, (Pulcinoelefante, 2008)
  • Ruota degli esposti, (edizioni fuoridalcoro mendrisio, 2008)
  • Registro dei fragili, (edizioni Casagrande, Bellinzona, 2009)
  • Supernova, (edizioni l’Arcolaio, Forlì, 2011)
  • Registre des faibles, (Éditions d’en bas, Lausanne, 2012)
  • Maiser (Marcos y Marcos, Milano, 2017) Prix suisse de littérature, 2018

Anne Perrier :

  • Selon la nuit, Les Amis du livre, Lausanne, 1952
  • Pour un vitrai, Pierre Seghers, Paris, 1955
  • Le voyage, La Baconnière, Neuchâtel, 1958
  • Le petit pré, Payot, Lausanne, 1960
  • Le temps est mort, Payot, Lausanne, 1967
  • Lettres perdues, Payot, Lausanne, 1971
  • Feu les oiseaux, Payot, Lausanne, 1975
  • Le livre d’Ophélie, Payot, Lausanne, 1979
  • La voie nomade, La Dogana, Genève, 1986, MiniZoé, Genève, 2000
  • Les noms de l’arbre, Empreintes, Lausanne, 1989
  • Le joueur de flûte, Empreintes, Lausanne, 1994
  • Champ libre, Éditions Raymond Meyer, Pully, 1998
  • L’unique jardin, Bernard Blatter, Montreux, 1999

Sa poésie est réunie à plusieurs reprises

  • Poésie 1960-1979, Éditions l’Âge d’Homme1982
  • Poésie 1960-1986, L’Âge d’homme, Collection Poche Suisse, o 71, Lausanne, 1988 et 1993
  • Œuvre poétique 1952-1994, préface de Gérard Bocholier, Éditions de L’Escampette, Bordeaux, 1996
  • Le Voyage suivi de Le Livre d’Ophélie, de Le Joueur de flûte et de L’Unique Jardin, Éditions Empreintes, Chavannes-près-Renens, 2011
  • la voie nomade et autres poèmes Œuvres complètes 1952-2007, L’Escampette, Chauvigny, 2008

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