« Au fil du labyrinthe » est un long chant d’amour, un « chant d’ardeur », à la mère disparue, devenue la « solitude-mère », solitude de la poète confrontée à l’absence de la mère, un chant comme suspendu entre appel et silence, celui de ces fleurs du bonheur perdu qui « ne laissaient pas échapper / le secret de leur mort ». Ce labyrinthe, il est avant tout celui des mots, dont le rythme est porté par l’amour, en quête du fil d’Ariane qui aux confins de la mémoire révèlerait l’ « espace non tracé », nous délivrant de l’ennui sans fond à soi-même qui nous saisit à chaque instant. Car en effet, les images heureuses du passé, de l’enfance, la lumière partagée avec la mère tant aimée, « nos bras cerclés aux promesses de roses », ne resurgissent que pour aussitôt se dissoudre dans l’absence, le « néant » maintes fois évoqué. « La mort est instant aux roses fracassées du désir ». Il n’y a même pas à lutter, « il n’y a rien », « rien à l’horizon de l’âme », « pas le plus petit interstice de bonheur ». « Au bord de mes lèvres / pas même moi ». Et encore : « tu joues, aurore oubliée, aux portes de la mort ». Règne partout dans ces textes l’idée d’une tension vaine vers la perfection, d’avance vouée à l’échec : « Pourquoi ces pathétiques mains / vers un espoir insensé ? ». Et, nous confie la poète, « cheveux blanchis neige vague », morts peut-être se confondant de la mère et de la fille dans un âge indéterminé, « c’est ma solitude même qui m’échappe ». Car c’est déjà demain : « j’aperçois encore vos regards / comme un long rêve / courbé sur mes cyprès ». La mort de la mère, « longue tige des soirs ramifiés », se rejoue sans cesse : « Mince poignet qui retombe / toujours / le long d’un lit éternel ! », et à chaque nouvelle mort, « c’est encore moi qui meurs ». La « clarté des pas / sur la rosée des apparences », cette fête illusoire de la jeunesse, se dissout dans la « pluvieuse présence des néants ». « Sur le sol comme toujours / le givre blessé des corps / les habitudes l’absence ». Et, qui croissent en nous, « ces longues plaies inassouvies », comme si la souffrance était à étancher, une rédemption peut-être, « tisser l’aube rosée de sa rédemption », envers et contre les obstacles de la vie, « sans quémander pitié ni indulgence ».
Il n’y aurait donc aucun d’espoir. Et cependant, dès les premières pages, des interstices se font jour dans cette obscurité du bord de l’abîme, cette image par exemple d’un lumineux paysage marin, de ces « mouettes nues, échiquier noir et blanc des sagesses diaphanes », de cette forme de l’oiseau à découper « sur le front précieux des ciels à venir ». Chez Silvaine Arabo, l’oiseau symbolise l’esprit, esprit qui peut-être, « plumes jetées en l’air », s’évade au matin des rêves de la mère endormie, cet oiseau à inscrire, tel une étoile, au ciel de la vie future. Oiseaux nés du contact entre les corps : « En attendant prends ma main / et lâchons les oiseaux ! ». Oiseau qui, brisé par la mort de la mère aimée, se multiplie pour former ce « bel arbre d’oiseaux brisés » qui « chante en abîme ». Jonction du chant et de l’esprit. Mais aussi de l’ombre et de la lumière, arbre qui l’a trahie et où elle n’ira plus « comme autrefois / au sommet des branches / et de la jeunesse ». Mais avec regret, car : « Pourtant / / invisibles jointures où la lumière / est l’essence même de l’ombre ». Partout transparait la quête de l’enfance perdue, de la présence du corps de la mère, des « hasards foudroyés » de ce corps qui l’étreignent. L’amertume est là : « Tu pourchasses une enfance / aux yeux calmes des ruisseaux ». Ne pouvant retrouver l’insouciance perdue, il nous faut durement reconquérir l’aube, « spasmes de l’avant-beauté », celle de la maturité. Malgré l’« amour-déchirure », les « tempes crevassées du temps », un espoir se dessine « au corps gercé de la conscience et de la poésie » :
« À l’heure où tu t’éteins
vierge sceau de la mort
pures noces du soir
des lueurs magiques
aux grands signes de la beauté »
La beauté, son ultime éclaircie, Silvaine Arabo nous dit dans un autre poème mourir en esclave à son chevet. « Morceau de rêve dans la pierre / sculpteur de l’illusion peut-être / ne m’abandonnez pas / car l’amour / / n’est pas même le lieu / où saigne la beauté ». L’amour seul ne suffit pas à façonner la beauté, il y faut encore, semble dire la poète, la souffrance qui donne à la beauté toute sa charge, celle ici de la perte, éternelle, de la mère aimée.
Démiurge d’une beauté à réinventer, la poète-sculptrice dispose « au fil du labyrinthe » les éléments centraux de l’univers symbolique qui la relie à la mère absente-présente, ce « bel arbre d’oiseaux brisés ». Un arbre qu’en plasticienne, autant des formes que des mots, elle façonne de ses mains. Arbre, allégorie peut-être d’une vie à sculpter, d’un chant à élever dans le silence de la perte : « chante / et n’imagine rien / au-delà de mes mains ! ». L’importance, partout, de la main, des doigts, main qui aime, écrit, sculpte : « Un feuillage / roucoulait d’oiseaux / sous la persévérance de nos mains ». Car « une seule chance d’exister : t’aimer ». La main, partout, façonne l’arbre. Ce sont les doigts qui, vainquant le sentiment d’absurdité qui refoule les mots, parlent, font geste, couvent « le baume de toute nuit / - cette nuit au grain si doux / que même les caresses / n’altéraient pas son air de duègne étoilée - », car la nuit est protectrice. Et encore : « nos doigts d’alphabet muet / nos doigts de parole suspendue / / et de tentative de silence », comme si c’était le silence qu’il fallait tracer, celui de l’arbre, de la nuit caressée. L’arbre aussi filtre la lumière qui nous touche, lumière aussi désir. Il y a ce « désir de couchant / que transpercent les arbres », ce visage de sa mère dans la chambre mortuaire dont elle écrit : « profil ouvert et nu - blancheur - / l’eau vient mourir sur ton front vaste », et l’on pense à de la lumière jouant à travers un feuillage, qui viendrait baigner le visage de l’être aimé, l’animant peut-être d’une forme de vie, plus intérieure. « O les chants tristes et calmes sur les eaux verticales », comme si l’eau était arbre. La mère elle-même parfois prend verticalité de l’arbre, comme l’eau qui baigne son visage dans la chambre : « tu dors au sommet de toi-même tu dors / aux coupures des arbres » ; cette mère, « très grande », qui coupe en deux le cœur de la poète, la plongeant dans des sanglots sans larme, comme, peut-être, dans les rêves : « je pleure / comme jamais je n’ai pleuré / / sans une larme / immobile / et penchée ». Arbre qui rejoint le ciel et porte, au plus haut de ses branches, « un soupir de baisers / au sommet d’astrales aurores », communion donc, dans l’amour de la mère, entre l’arbre, symbole de légèreté et de jeunesse, et le ciel, portant les promesses de l’avenir.
Ce chant à la mère défunte, ce « chant invisible », c’est par les mots, par le patient creusement sous l’ongle de la surface lisse du mot, au « rocher inaccessible » de la parole, que la poète l’érige. « La main seule scribe attentif / qui te pétrit nue ajonc sanglant / vieux sanglot éteint / dans la cendre des souvenirs ». Et cela malgré la dissolution du langage qui, comme nos corps, retourne à la terre. Car, « à l’heure où de minces poèmes s’inventent / à grandes ruses de désespoir », « il fallut bien vivre / / et proclamer / que rien / n’était plus beau / que le rire », vaincre ainsi par le rire la corruption des corps et des mots. Le rire, peut-être, de la beauté. Les doigts qui courent sur le papier, « l’angoisse / les prend / les saigne / les retranche / les nie / / les réinvente / Miracle du mot ! ». L’angoisse est partout présente dans le travail de la main qui sculpte, des doigts qui caressent :
« Angoisse du dire
Tendresse où gît l’absence
Un à un
se fabriquaient les mots
s’étonnent d’exister une
imprécision de soleil
tremble au fond de vos voix
J’imagine le seul élan du rythme
soupesé par l’amour »
Mais au prix de cette angoisse, les oiseaux « qui nous ont fui » « inventeront sans doute quelque jour - et renaissants Phœnix - / cet autre langage », celui, à n’en pas douter, de la beauté. « Ainsi parmi les aubes, une autre fleur qui se lève, et l’unique, pour saluer, pour naître : une aile et d’écume et d’oiseau ».
Au fil du labyrinthe suivi de Marines résiliences, Rafael de Surtis, 2019, 15 euros.
Eric Chassefière