Quand le bleu du ciel rosit
Les choses tirent leur chaîne
C’est l’heure où la poésie
Grince des dents, se démène
- Le chamane et les phénomènes (la poésie avec Ivar Ch’vavar) de Pierre Vinclair - éd LURLURE
- Ivar Ch’vavar (collection Présence de la poésie) de Charles-Mézence Briseul - éd DES VANNEAUX
- Sous les yeux des aïeuls de Marie-Elisabeth Caffiez - éd PIERRE MAINARD
Ch’vavar, c’est le Picard Universel. Refrain connu et admis ; une façon de passer l’œuvre vite fait sans trop se déranger les neurones : les poètes sont des paresseux comme les autres : ils chantent la terre qui crève et foncent en bagnole acheter leur pain quotidien. Les très convaincus d’être sur la bonne autoroute poétique, les yeux rivés sur leur GPS (Grande Poésie Supérieure) diront que lire du Ch’vavar c’est emmerdant ; qu’il ralentit la souple circulation des mots ; qu’il fait chier avec sa pétrolette, son Quinze tonnes... Bref, qu’il dérange. Qu’il emmerde. Que Ch’vavar c’est un emmerdeur.
Peut-être ? Toujours est-il que Pierre Vinclair dans son essai Le chamane et les phénomènes (les essais serait plus juste car cet ouvrage regroupe des textes éparpillés dans des revues papier ou virtuelles), donc Pierre Vinclair décortique l’œuvre, nous montre que Ch’vavar est un emmerdeur passionnant, en tout cas pas une tête creuse.
Que, pour Ch’vavar, le côté instinctif duquel se réclament bien des poésies n’est pas suffisant ; qu’une œuvre, fut-elle de poésie, doit être soutenue par une pensée critique, étayée par une vision artistique : c’est là-dessus que Pierre Vinclair assoit son propos en citant Florence Goyet « les anciennes vérités de sont plus en prise sur le réel, ne suffisent plus à se conduire dans un monde bouleversé ».
Souvent on peut ficeler une œuvre entière dans un qualificatif du genre : lyrique, violente, âpre, courtoise, matérialiste, réaliste, érotique, formelle, sociale, moderne, révolutionnaire, contrainte, épique, transgressive, symboliste, descriptive, traditionnelle, narrative, chantée, surréaliste, triviale, cucul, analytique, mineure, malpolie, introspective, mirlitonnesque, revendicative, régionaliste, universelle, néologique, popu-populaire, hugolienne, ample, métaphysique, internationaliste, objective façon Rimbaud, patoisante, etc. L’œuvre de Ch’vavar, pas moyen de l’emballer dans un seul qualificatif : tous lui vont. En même temps, comme dirait un autre Amiénois que Ch’vavar, opera seria et opera buffa.
Pire même : c’est parfois à un seul poème que peuvent s’appliquer plein de ces qualificatifs.
Tous ces qualificatifs fondent les courants, les écoles dites littéraires. Qui dit école dit profs, règles, lois strictes, structures, canons… Ch’vavar est le prof de lui-même en garnement : les règles et les lois sont annoncées, énoncées, promulguées, appliquées pour mieux les faire voler en éclats.
L’œuvre de Ch’vavar c’est le musée (le Lagarde et Michard) de toutes les littératures dont on a fait voler portes et fenêtres, ouvert à tous les vents (de l’esprit comme disait Hugo).
Le qualificatif, à mes yeux, qui s’applique le plus justement à l’œuvre de Ch’vavar c’est collective : parce qu’elle est le travail mis en commun de toute une flopée de pseudonymes (hétéronymes, avatars de Ch’vavar ?) et qu’on peut la voir comme une collection d’œuvres individuelles ; mais aussi, parce que dans sa matière (façon matière de Bretagne), elle est une sorte de Comédie Humaine, de Vingt mille lieues sous les mers, qu’on y croise une foule de figures, de caractères dans leurs paysages.
Lire du Ch’vavar, c’est à la fois une jouissance et une épreuve, je le reconnais.
Pour en revenir au Le chamane et les phénomènes de Pierre Vinclair, je crois que la façon la plus efficace de vous en recommander la lecture est de recopier le début de la 4ème de couverture. L’auteur y résume d’une manière claire ce qu’est l’œuvre de notre Picard : Ivar Ch’vavar est l’un des poètes contemporains les plus originaux, les plus sidérants. Au fil de quarante années de poésie, il a construit une œuvre où l’invention formelle libère des images inouïes, où la transgression carnavalesque sert la figuration des formes sensibles et de la vie en commun.
Bref Ch’vavar est un bon garçon, vivant. Bien attentif aux autres.
Une première façon, peut-être plus facile, d’aborder cette œuvre c’est le Ivar Ch’vavar de Charles-Mézence Briseul publié collection Présence de la poésie des éd DES VANNEAUX. Cette collection Présence de la poésie reprend le principe et le format des fameux Poètes d’Aujourd’hui des éd SEGHERS (comment expliquer la disparition de cet accès populaire à la poésie du temps ?). On y trouve, par exemple, des monographies Michel Valprémy, Antoine Emaz, Ariane Dreyfus.
Chaque volume commence par une présentation biographique de l’auteur (of course), agrémentée de clés pour s’ouvrir à son œuvre. Dans ce Ch’vavar cette première partie représente une trentaine de pages que Charles-Mézence Briseul conclue de cette manière « Si le réel gagne toujours la bataille contre notre tentative de le nommer et de le chanter, c’est parce que le combat se joue ailleurs. Non sans désespoir. Le combat se déroule au sein de la poésie même. » (retour à Pierre Vinclair ?)
Le reste du volume (150 p) est un choix anthologique de l’œuvre poétique et théorique d’Ivar Ch’vavar
« Mais trop souvent, vaches, des papillons
Blancs passent devant vos yeux.
Il y a des coquelicots dans les blés.
Bleuets, reines-marguerites…
Un avion passe au zénith
Et suffit comme musique -.
Vous êtes comme le mazout
Ou comme des boules de verre sombre.
Je fume modestement ma pipe
Le cul dans l’herbe piquante… »
Enfin, si l’on souhaite entrer de plain-pied (à pleines mains) dans l’Eldorado de Ch’vavar, courir l’aventure des chercheurs d’or et de dinosaures, bref se réinventer l’intériorité (selon le mot de Bernard Noël), on se procurera Sous les yeux des aïeuls d’une certaine Marie-Elisabeth Caffiez. Quelque chose me dit qu’il s’agit d’un nouveau dédoublement de notre homme :
Moindres moignons. Vous crawlez.
C’est pur. Vous parlez avec de l’eau dans la bouche.
Vous transpirez, blé liquide.
Binocleux, le ciel cocotte.
La mer a découvert les pieds,
Le cumin d’orteil…
Je ne peux pas vous dire mieux.
Christian Degoutte