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Coutures de Doina Ioanid par Philippe Fumery

lundi 17 octobre 2016, par Cécile Guivarch

En ouvrant Coutures, de Doina Ioanid, paru aux éditions L’arbre à Paroles au printemps 2015, le lecteur se trouve confronté à une suite de poèmes en prose. L’auteure les qualifie de « noyaux poétiques et narratifs », dans l’entretien qu’elle accorde à son traducteur, Jan H. Mysjkin. Les textes marquent d’emblée par leur rythme, leur ton, leur qualité. Ils se succèdent enfin comme jouant sur des registres variés, et bien différents. Le titre l’invite à rechercher l’assemblage, le lien entre les thèmes évoqués.

Une première tentative reposerait sur les époques d’une histoire, à priori personnelle, familiale. Doina Ioanid semble revisiter son âge, ses années passées, sa jeunesse et son enfance. Dans nombre de textes, elle dit qu’elle a sept ou huit ans. Mais le recueil commence au présent, c’est comme un miracle : «  Naître de nouveau à l’approche de quarante-deux ans, de ce qui reste encore de toi : cartilages et os ».
Échappant aux séductions d’une certaine nostalgie, comme aux tourments du présent, l’auteure a su franchir les années, et c’est là sans doute, à ses yeux, ce qui importe plus que l’âge. « J’ai survécu. Je suis une survivante. (…) Mais diable, qu’est-ce que cela veut dire ? ».

Une autre possibilité s’orienterait vers l’idée d’un territoire, d’une géographie, même malmenés. Où sommes-nous transportés, dans le sillage de Doina Ioanid ? « Le monde n’est qu’un lopin de neige sale », duquel on semble ne pas pouvoir s’évader, quand on a sept ans, mais y songe-t-on vraiment alors ? A huit ans déjà elle « croi(t) que nous vivons dans des pays différents ». Conviction qui se renforcera avec le personnage d’un marin croisé en chemin : « Nous venons tous les deux d’un endroit au-delà des mots ». Cependant, le pays s’accroche aux pas, et « Nous sommes toujours ici ». Il n’y a pas d’échappatoire. Et pourtant, c’est bien ailleurs qu’elle doit chercher : « mais je dois m’en aller ».

Ce qui circule, entre ces lieux, voire ces périodes, c’est la notion de passage, renforcé par un intérêt marqué pour les transports, où les scènes évoquées sont assez déconcertantes. Ainsi une scène dans un taxi, dont on réalise qu’ « Un film d’horreur n’est rien en comparaison » - même si le chauffeur insupportable « a été capitaine de navire ». Une autre scène dans un train, dans l’indifférence et le repli sur soi. Une autre, partie du « pont Baneasa » à la recherche du « Passage des Aviateurs », pour finir dans le bus. C’est d’ailleurs à la toute fin du livre que les choses se dénoueront : « J’attends dans un abribus et je sais.  » Et c’est dans le port de Rotterdam, en croisant un homme aux « épaules de marin » que l’auteur se retrouve : «  Nous nous reconnaissons. Nous venons tous les deux d’un lointain au-delà des mots ».

Car le questionnement de Doina Ioanid est là : « J’envie ceux qui ne sont pas comme moi une pièce de passage pour ceux qui furent ».

Qui est cette auteure, cette femme, qui avoue : « Je suis une sorcière, mémoire bariolée, un dépôt de vieilleries d’où j’ai du mal à sortir  » ? Le passage n’est pas aisé, en certaines circonstances.

Car enfin, toute la richesse d’une existence, tout ce qui motive à écrire, ce sont les histoires, en nombre. C’est le bonheur des mots : « J’ai dû les écrire sur le mur de la maison, les tremper dans d’autres histoires ».
L’aveu est bien proche : «  J’ai tellement d’histoires, beaucoup, des centaines ».
Dans l’enfance, «  les histoires sortaient des recoins et se faufilaient soudain parmi nous  ».
On songe à Baudelaire, bien sûr : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ». Baudelaire les imaginait rangés dans « un gros meuble à tiroirs », et le poète au final dit de lui-même : « Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées  ».
On songe aussi à Rimbaud, et son poème de 1870 justement intitulé « Le Buffet  » : « - Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires ».

Doina Ioanid les associe, les retrouve, peut-être les sait-elle rangées dans la remise : « La remise avec tantes et grands-tantes, (…) la remise avec le comptoir du bistrot de grand-père, avec tout un bric-à-brac (…) Cette remise où des fiançailles ont été faites et défaites (…) Cette remise avec son air délaissé, avec tout ça et son lot de larmes ». Cette remise est au centre, au cœur de ce monde : «  Et le comble, tout se passait dans cette même remise ». Une remise, cause aussi de tous les maux .

Mais voilà, « Il y a des histoires trop longues pour être racontées ». Et du coup « Je dois ouvrir la porte et m’en aller ». L’alternative, c’est la fuite ou la suite. « Parlons-en : tu as des copeaux, de la vigne, ce vert tendre, tu as des histoires que tu enfiles l’une après l’autre ». Le problème ressenti est bien celui-là : « Maintenant, je regrette de n’avoir pas appris à coudre » La quête de l’auteure a pu être celle-là : «  Et soudain, un fil rouge traverse mon existence » ; « Et je suis la seule à voir le cordon ombilical qui les lie  ».

La fin est plus apaisée, elle pose les choses, elle apporte la confiance : « Nous sommes toujours ici, dans la lumière parmi les arbres » ; les gens sont « faits de ce qu’ils ont à leur portée ». Il faut se rassurer, apprendre : « Dire maintenant et ici quand tu te réveilles. »

Il ne s’agit pas de poser une grille de lecture, même si des thèmes se font jour, structurent le recueil. L’auteure a sa façon à elle d’exhumer de tels « noyaux », de les faire advenir. Tout cela lui appartient, et le lecteur est convié à entrer par les portes battantes de la remise. L’auteure se livre à un festival d’histoires, certaines assez folles, hallucinées, de femmes-herminettes, d’homme coincé dans un clairon et tant d’autres. « Une pieuvre jaune revient nuit après nuit dans mon rêve »

D’autres sont apaisées, aériennes, comme ces pages où une seule ligne est posée, à la limite du haïku : « Brindilles d’osier sur un ciel veiné. Un hiver à venir  »

Toutes les pages sont à découvrir, et ne se laissent pas épuiser.

Philippe Fumery


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