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Lectures de Béatrice Machet

mardi 4 juillet 2023, par Cécile Guivarch

La maison de Mues, Catherine Serre, éditions l’Arbre à paroles, 90 pages, 13 euros

Certes le titre est énigmatique, mais on en comprendra le sens une fois les pages du livre lues et le texte assimilé. « Une fenêtre s’ouvre […] vous détournez la tête, l’histoire est trop charnelle, l’histoire est dérangeante ». Ainsi commence la première partie intitulée vue. L’autrice tout en douceur comme nous prenant par la main, nous emmène en rythme mais avec mille précautions préliminaires vers un parcours et une prise de conscience : il y a un dedans et un dehors, il y a un tout début du corps que nous avons oublié.

« corps-écriture se cogne, et les fragments dans les volées de cloche coulent en eaux perdues […] me perdent dans leur fièvre au risque de mourir » : ce sont les premiers indices pour qui veut bien voir et entendre les associations d’idées, ou pour qui a déjà vécu cette expérience. Le refrain entêtant, imperturbable vient ponctuer la fin des blocs de prose poétique : l’histoire est trop charnelle, l’histoire est dérangeante. Formule qui si on l’entend avec la voix de Catherine Serre est à la fois empathique, compréhensive, ironique, voire mordante. C’est qu’on ne parle pas bien souvent de ces moments, des premiers cris, de la mise au monde, du passage du dedans au dehors, du passage de l’avant à l’après quand le temps se diffracte et se fait aura, nous y flottons, particules élémentaires de mémoire…
La deuxième partie intitulée murmure nous présente Théophile Gelée, médecin et traducteur, premier auteur à inscrire en 1665 le mot placenta (traduit du grec et du latin) dans un livre ; placenta au masculin, directement relié à l’histoire charnelle qui se trouve du coup dérangée. C’est que placenta fut galette sacrée offerte aux déesses de la Grèce antique, devenue pâtisserie courante après la conquête de Rome, que Caton l’ancien évoque dans son De Re Rustica. Et de plakounta à baklava jusqu’à placinta on fait le tour des recettes et des transmissions de mères en filles : au féminin—quand un traité d’anatomie par la plume de Théophile Gelée lui fait changer de genre. Alors ce livre, celui que Catherine Serre nous offre afin de chanter la chair jumelle retrouvée dans le genre, chante la placenta . Et le chant façon ritournelle, par petites touches rythmées de répétitions voulues—jusqu’à l’impression d’être bercés, d’être balancés par la houle ou la marée—petit à petit et de mots en mots, nous reconnecte avec cette réalité oubliée, effacée : la vie dans la matrice, la présence amniotique et le rôle de l’indispensable placenta. (Rappeler que le placenta est un merveilleux organe qui remplit de nombreuses fonctions, dont celle de fournir nourriture, sang et oxygène au fœtus. Il sert à éliminer les déchets qui se retrouvent dans le sang du bébé et à les envoyer dans le sang de la mère, qui se chargera de les éliminer. Il agit également comme une barrière entre la mère et le fœtus, en filtrant, en partie, les médicaments et les virus.)
La troisième partie intitulée transes nous présente la placenta comme la première amie que nous ayons tous eu le temps de la gestation. Compagne, jumelle, appui, chair rouge protectrice, corolle offerte. C’est le temps de la célébration : ainsi chante l’histoire retrouvée, l’histoire de la cohabitation, l’histoire de neuf mois pendant lesquels cette galette placentaire nous est cette plus que nous-même, cette mère nourricière, notre tout à la fois sœur et frère, et ce jusqu’au moment de la naissance, moment où l’un est promis à la vie et l’autre : la fleur tranchée flétrie là où deux sans adieu. Mais Catherine Serre nous rappelle que certaines cultures—et dans le livre il s’agit des Indiens d’Amérique, et plus précisément encore des Indiens des plaines (Grands Vivants des plaines)— la placenta ne finit pas dans les poubelles d’une maternité, ce n’est pas un déchet biologique. Ainsi chez les Sioux et les Anishinaabes, le-la placenta est considéré comme un bébé numéro deux. Dans leur compréhension, avec leur sensibilité et leur connaissance fine de la vie, la placenta est bien cet être « né pour la mort » dont l’empreinte dessine un arbre, venu au monde avec l’enfant « né pour la vie » qui sans elle n’aurait pas pu naître. Aussi enfant et placenta sont présentés au cosmos afin d’y être accueillis, l’un restera sur terre, l’autre partira vers la voie lactée où elle attendra, où elle guidera son « presque jumeau » resté sur terre. Une seconde cérémonie sera organisée, la placenta recueillie et roulée dans la couverture de fourrure et de peau, robe sacrée pour la passagère, sera exposée en haut des branches d’un arbre, comme pour un rite funéraire—de préférence un prunier car les prunes sont appréciées des ours et que, pour les Sioux par exemple, le placenta doit être offert aux ours-es, animaux aux pouvoirs et mode de vie particulier. Catherine Serre à sa façon nous montre et nous expose la placenta offerte à la reconnaissance de l’au-delà des corps organiquement autres, cet au-delà constitue notre vie voisine. Ainsi la placenta voyage en avant de nous sur la route lactée. Cette vision d’une beauté tellement réconfortante nous ouvre la porte vers un autre mode de pensée, vers une autre expérience, plus large, plus profonde, en harmonie avec l’univers, au plus proche de ce qu’est la vie, sans la réduire au matériel ou à l’utilitaire, sans rogner ce qui gêne, sans empêcher ce qui déborde, dépasse, ce qui ouvre à d’autres dimensions. Ce phénomène mammifère de la placenta, qui trouve son équivalent chez les ovipares est l’opportunité pour nous qui lisons ce livre de prendre conscience de ce dont nous dépendons vraiment. C’est à la fois un acte d’humilité et la chance de toucher la beauté si douce, si généreuse, de ce processus de perpétuation du vivant. Il semble donc tout naturel de rendre hommage, de chanter les louanges de la placenta et c’est tout à l’honneur de Catherine Serre que d’avoir été la première à traiter poétiquement et au-delà du poétique, au-delà du parti-pris féministe, cette réalité incontournable et pourtant reléguée aux oubliettes parce que considérée comme sale, trop sanglante, souvenez-vous : l’histoire est trop charnelle, l’histoire est dérangeante !
La partie suivante intitulée Mue de Mues, poursuit le voyage par ce passage oublié. Chaque bloc de prose commence par la placenta, leitmotiv affirmatif et descriptif, qui nous apprend à regarder, à nous interroger, à changer notre rapport à notre vie utérine, à notre vie tout court : la placenta, douceur ronde, flux et reflux, échange en langue originelle, sœur des commencements, intérieurs de bourgeons en poussées d’arbrisseaux... Et toujours le procédé de reprendre le vocabulaire, d’agencer les phrases en des sortes de boucles, de page en page, comme des volutes sonores qui bercent, qui convainquent comme par effet d’hypnose, qui s’incrustent dans l’esprit tout en douceur et ne nous lâchent plus bien qu’il faille pour commencer sa vie aérienne, se séparer de la placenta, elle qui nous a vu passer du stade morula au stade amphibien, qui a été le témoin de la métamorphose en petit d’humain selon un schéma en accéléré de l’évolution des espèces que celles-ci ont mis des millénaires à réaliser.
La dernière partie, Maison de Mues, nous prépare à la séparation que représente la naissance, car : bientôt nous irons comme seule. Cette formule, certitude et promesse, cette litanie est répétée, inscrite de plus en plus bas sur chaque page, comme le bébé descend, comme la tête de l’enfant apparaît puis l’épaule puis … ce qu’on appelle la délivrance. Et c’est à ce moment de l’épreuve que la conscience des générations de femmes ayant vécu ceci nous inscrit dans une chaîne de mémoires et d’oublis quasi infinie, ainsi que l’est la voie lactée. Délivrance dit-on, et Catherine Serre poursuit : la placenta dans la terre humide des mots, une alliance entre nous… Dès lors on comprend que Catherine Serre en tant que poète se met au monde, cette maison de Mues étant son premier livre, le livre constitue et l’enfant et la placenta. L’analogie semblait évidente, d’autant qu’elle signe aussi le dessin de couverture : ce qui semble une représentation de placenta, à moins qu’on n’y discerne aussi la silhouette d’une oursonne. Et la placenta va gagner le statut de maison, que l’on peut comprendre selon les diverses acceptions de ce mot, maison astrologique, foyer, édifice, mais aussi monde de mots, des récits qui conjoignent souvenirs, espoirs, désirs, récit maternel et récit de soi … ou bien encore avec Levi-Strauss : « héritage matériel et spirituel comprenant la dignité, les origines, la parenté, les noms et les symboles, la position, la puissance et la richesse ». On peut également penser à une signification plus philosophique, maison comme cadre vital pour l’homme, lieu quasi organique d’habitation et de cohabitation, avec le sens d’enveloppe, de « coquille » qui s’ajuste à chaque type social. Lieu de souveraineté est ce placenta-maison : la douceur et le nom de maison, aveugle de naissance, alliance entre nous inégale… mais aussi : la placenta, en différée de chute, en attribut de nuit, notre inconscient perdu ou le fruit défendu… frange, plume, nuage, voie lactée. Dès lors : nous allons comme seule. Dès lors : le temps compté pour nous, le temps phrasé pour elle, et la cicatrice incontestable du nombril : ainsi parle l’empreinte, le creux d’elle partie, nous allant déjà seule, ainsi s’inscrit le cercle, en nous l’esprit du cercle, le berceau du geste d’écrire. Catherine Serre par cette conclusion revient du côté des Grands Vivants des plaines, les Indiens d’Amérique du nord, pour qui tout, y compris le temps, s’inscrit dans un cercle, selon la logique des cycles, des révolutions, des orbites, des multiples mues, des flux et reflux, des puissantes pulsations de la vie. Ces Grands Vivants dont l’habitat traditionnel voulait représenter le cosmos (organisation dans l’espace et orientation selon les points cardinaux) autant que la matrice maternelle (kivas, wigwams, hogans).
Le livre de Catherine Serre, outre la réussite éclatante d’un premier livre (après des apparitions en revue, en vidéos—voir la chaîne youtube, https://www.youtube.com/channel/UCZe5OM9jhVEKLYJd4cQqbxQ, et les publications sur le tiers livre de François Bon par exemple—ainsi que des performances), outre l’affirmation d’une nouvelle voix pleine de maturité dans le paysage de la poésie francophone, est un livre tendre, un livre envoûtant, un livre important, livre qui s’inscrit dans le mouvement de la prise de parole par les femmes pour offrir au monde témoignages et expériences, réflexions liées au féminin, cette part de l’humain encore trop souvent méprisé, maltraité, bâillonné, massacré.

Béatrice Machet


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