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Lectures de Mathias Lair (avril 2024)

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

Lents ressacs, de Myette Ronday, éd. Sans escale, 2023, 15 €

Existe actuellement une tendance en poésie, qui consiste en une prose coupée, la césure en fin de ligne étant la borne indiquant : attention, poésie ! Sinon, rien ne la distingue du bavardage prosaïque. La prose reste à la surface du langage, elle l’emploie tel qu’on le cause, alors que la poésie travaille la langue, elle sait qu’elle n’a rien d’évident, elle creuse dans les mots le vide qui les habite… Elle aspire au silence dont parle Pascal Quignard, alors elle atteindrait son but, qui est de rejoindre enfin… alors que les mots nous séparent, ils nous coupent du réel en le désignant. Selon la frontière derrière laquelle on habite, le soleil deviendra sun, suryia, hélios, Sonne, sol, chams, matahari, sinko, nap, sunce, storice, masoandro, aurinko… Les mots sont gratuits, comme dit le linguiste.
On pourra me reprocher d’être traditionnaliste et invoquer à mon encontre la liberté chérie, proclamer que la poésie c’est la liberté que rien ne doit entraver, ce qui est dans l’air du temps : finis les genres, les littéraires comme les autres… Voici venus les temps des grands ratiboisements (comme on disait aux temps alexandrins)… Un temps qui confond la liberté qui s’arrête là où commence celle de l’autre avec le libéral libertaire, qui vire si facilement à droite toute… mais je m’égare… j’en conserverai seulement le constat que dans la poésie il y a du politique. N’en déplaise aux fervents de la pure effusion (encore un !).
Ce débat n’est pas que contemporain. Me replongeant dans la poésie de Victor Hugo ces temps-ci, j’ai eu le sentiment qu’il me faisait la conversation. Il cause, il cause, c’est un grand bavard ! Mais attention, il rime ! Chez lui, la poésie tiendrait à la façon dont il fait sonner la fin de chaque ligne. Pardon : de chaque vers !
J’accepterai donc de taxer de poésie le dernier livre de Myette Ronday. Le dernier, qui vient après la publication d’une dizaine de romans. C’est dire quelle est avant tout prosatrice, et pourtant. Le moteur, vraiment poétique, de ce livre m’a semblé consister dans le sentiment d’un vide ; d’une inconsistance découverte à l’occasion d’une révolution intérieure dont on ne saura rien. Il s’agit, écrit-elle, de « la rumeur / d’un essaim échappé de la ruche d’origine ». Tel est le motif : la perte d’une unité sécurisante, en dehors d’elle que de l’absurde.
L’ensemble du livre est une manière de journal destiné à combler ce vide, à construire du sens, afin de « s’assurer que l’on est bien là où on croit être »… mais elle ajoute immédiatement : « au milieu de nulle part ». C’est dire que le travail est sans cesse à recommencer. Un monde est mort. Qui serait celui d’une fusion perdue ?

Sur la grève rejeté par les flots
un grand poisson gît inerte
dans l’odeur des algues arrachées par la tempête ;
mort, sans voir conservé le moindre
souvenir du monde d’où il vient.

Dans cette vision tout est dit de la situation du poète. Si l’on s’inspire de la psychocritique de Charles Mauron, on dira que la tempête, l’arrachement, le cadavre, et l’oubli sont les métaphores qui éclairent le mythe personnel de l’autrice.
Heureusement, il y a la mer. Celle qui a rejeté le poisson. Où le même Charles Mauron distinguerait une de ces métaphores qu’il qualifiait d’obsédante. Il en est souvent question dans les poèmes de Myette Ronday. Elle est parfois angoissante : « La mer au soleil disparu, / obscure, profonde, hostile », mais aussi : « La mer miroite comme si elle égrenait / une mélodie lumineuse ». Et encore : « Le flux et reflux de l’océan est une respiration profonde » qui berce la poète. Et toujours : « La mer pleinière / a conservé son rythme de croisière / en crêtes d’écumes montant / en rangs serrés de l’inaccessible. » Y plonger « serait en même temps nager dans / son espace intérieur pareillement dansant »
La poète rêve de « n’être qu’une vague comme les autres / venue s’échouer sur le rivage / et qui pourrait eu reflux, nous emporter / vers un ailleurs »… Le moteur de la poésie, de toute poésie ?, consisterait donc à revenir à l’originel, alors que cotoyions encore le néant, avant de naître au monde ?
D’avoir perdu l’originel, la vie aérienne serait donc gratuite, sans raison. Ne subsisterait que la sensation telle quelle :

L’essentiel à retenir est sensuel,
cette odeur composite qui monte du sous-bois,
ces pierres trouées, ces racines adventives,
et ces mousses vermeilles
que l’on frôle parfois de la main

Ces poèmes sont aussi l’inventaire des sensations bien terriennes, vécues ici et maintenant.

Catherine Lemire, Phantase, un pas vers l’infini, préface de Joel Bastard,
dessins de Philip Doherty, éditions du Paquebot, 2019

Du peintre à son modèle les regards se croisent. On imagine, tout d’abord, que le peintre crée autant qu’il recrée le corps féminin qu’il retrace. On pourrait soutenir qu’il fait la femme à son image… selon un topos bien classique, et viril à souhait. Le premier poème du recueil de Catherine Lemire inverse le regard : elle trace la main du peintre qui la caresse de son pinceau.

Au bout du poignet voyage toute la force du monde

écrit-elle. Nul doute : cette force vient au peintre du rêve que lui fait faire son modèle ! Le modèle au repos, dit-elle, énigme… celle de Phantase, la divinité grecque qui jouait des apparitions, capable de se changer en terre, en pierre, en onde… ainsi le corps féminin est-il pour le peintre un entier paysage,

grottes et brumes, œillet littéral, fossile de sable
et vent vallée de ruines

La poète conte le pays qu’elle lui montre, tour à tour tellurique, vaisseau de proie, crêtes d’alouettes, puits de soie… que la main du peintre n’atteint pas. Pas encore.

Aujourd’hui je suis sur quoi mes yeux
Étaient clos et mon apparition est déchirure

Il fallait cette brisure pour que le bal commence. Je n’en dirai pas plus, sous peine de citer le poème en son entier. Alors horizon secret et extrêmes entrailles coïncident ; les nus glissent vers l’absence ; furtifs les coups résonnent dans la futaie… Catherine Lemire a sous-titré son recueil : Un pas vers l’infini, il semblerait que ce soit l’infini d’une chair.

Le temps perd son langage quand le corps se met
à parler

écrit-elle, son poème entier clame l’exact contraire. Puisqu’elle réussit à écrire la jouissance d’un corps féminin prise au corps d’un homme.

Le ciel s’est crevé d’un cœur nouveau frappé
D’étoiles trop belle moisson d’héliotropes

Moissonner le soleil : voilà un bel exploit !

… Mais ceci n’est après tout que le récit d’une lecture, ou d’un rêve, le mien… Ai-je été abusé par Phantase, comme tout homme frappé d’amour. Diderot et d’Alembert décrivaient ainsi les victimes de la divinité, en 1751, dans leur Encyclopédie : « Dès ce moment leurs reves les abusoient ; & quand ils étoient levés, ils n’éprouvoient pas de moindres illusions, ils ne voyoient rien de véritable ; enfin de fausses images de ce qu’ils regardoient, se présentoient également à leur vûe pour les tromper. » Mais après tout qu’importe puisque le rêve est beau et le bonheur infini !

Germain Roesz, Un silence dans le ventre, Illustrations par l’auteur, éd. L’Atelier du Grand Tétras, 72 p., 15 €

Ce poème est un journal de deuil. Du deuil de la mère. De septembre 2018 à mai 2019. Un journal pour rejoindre ce qui a disparu, même avant la fin. Car c’est fini avant que ça finisse : dès qu’on le sait. Un écart se creuse entre la mère et le fils.

Elle se redit il a peur de ce qu’il voit et je le sais
Elle se dit il est effrayé par ce que je sais
parce que je le sais

Il se dit je le sais
Elle est épouvantée par ce savoir
Il se dit qu’il l’aime et ne sait pas comment le dire
Il se dit comment l’ai-je dit autrefois  ?

Le fils ne sait pas comment traverser le brouillard qui les sépare. Il y a perte de personnes ; et dépersonnalisation. Reste seulement un corps travaillé par la mort. Ce corps d’où il vient.

Il se dit je ne sais rien de cette alchimie
Je ne la connais pas

Où sont passés

La chair tendre
Le sein jadis
Le lien attaché

Lui-même sans doute rendu à une même chimie, toute idéalisation brusquement abolie. Toute symbolisation, que le fils tente de réécrire dans et par le poème, dans une langue directe, scandée par l’émotion, cherchant à dresser un état des lieux, avant et après ce 21 février où il devint orphelin.

Maman          ta tête est froide
est lisse
Ma caresse       pas sentir
Moi froid          pas ressentir

Il faudra du temps pour renouer avec le réel, avec les émotions. Du temps pour recréer la mère perdue, hors de la chimie évanouie, la retrouver dans la langue du souvenir.

Je sais tu aimais le miel
Je sais tu aimais les farces
Je sais nous moquions tes chutes
Je sais mais nous rions en chœur de tes chutes
Je sais même toi

Voilà le fils réuni dans un nouveau savoir…

Mathias Lair


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