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Lectures de Mathias Lair (février 2023)

jeudi 2 février 2023, par Cécile Guivarch

Un couteau de la tête, de Claudine Bohi, éd. L’herbe qui tremble, 2022, 14 €

De la poésie, Claudine Bohi dit en exergue de son livre : « il n’y a que ce langage, où la voix fait berceau pour supporter / et pour soulever un instant la sauvagerie du monde ». La poésie seule lui a permis, au bout de quarante ans, de déposer le drame auquel étant petite fille elle a assisté.
Un couteau dans la tête se distribue sous forme de distiques énonçant des actes des sentiments sur un mode factuel. Sans adjectif ni métaphore. Au lyrisme étouffé bien qu’efficace. Ainsi du grand-père dans les tranchées de 1914/18, qui doit s’exécuter sous peine d’être fusillé :

achever les blessés
on te l’ordonnait

chaque soir
quand le combat cessait

tuer complètement
ceux qui mouraient trop lentement

pour qu’ils ne souffrent plus
on le disait comme ça

Ces distiques tournent autour de l’alexandrin, ce qui les dote d’une paradoxale sérénité qui évite tout pathos. Ces vers sont blancs, à peine émergés de l’amnésie ; puisque le souvenir est blanc / le geste est effacé, de la mère et du grand père dans l’inceste mêlés.

la petite fille sourit
ne voit pas le couteau

il a pourtant tranché
dans la maman violée

Il est entré dans la tête de la petite fille désormais perdue dans les brumes de son traumatisme.
Où sont passés les mots / où passa la parole, demande le poète. Et elle ajoute : où part la petite fille / d’où elle ne revient pas. Pour la faire revenir, il fallait retrouver les mots. C’est tout l’enjeu de ce poème. À nous de l’accueillir, pour contribuer à lui rendre l’existence.
Tel est le propos du poème, ainsi commenté en quatrième de couverture :

Quel est ce crime présent partout
toujours recommencé
et jamais repéré
mais toujours perpétré
ce crime perpétué ?

Jamais repéré : en effet, les auteurs de plusieurs notes de lecture n’ont pas retenu la thématique du traumatisme engendré par le viol et l’inceste (ces deux mots figurant dans le texte) ! Cette omerta est-elle le résultat d’une lecture trop rapide ? D’un puritanisme mal placé ? À moins que, comme la petite fille aux yeux bleus de l’histoire, ils aient été tétanisés par la peur au point de ne plus savoir lire ? Claudine Bohi avait réussi non sans mal à franchir l’interdiction de dire sa blessure, voilà qu’elle s’y trouve renvoyée, refoulée par des lecteurs empêchés ! En ce sens, hélas, sa quatrième de couverture fut prémonitoire. Est-ce à dire que la moraline règne à ce point en poésie ? Alors que dire le mal est une parole de vie ; et non pas cette parole inconvenante que certains semblent y avoir vu, murmurant : « cachez ce sein… ».

Héros couronné, de Nicole Borromé, éd. Rougier, coll. Ficelle, 2023, 13 €

Sous les apparences de notre langue commune, Nicole Barromé pratique en fait un idiolecte. Elle opère sans cesse un glissement de sens que l’on pourrait prendre pour un refus de dire, une cachotterie…. Elle garde le sens pour elle seule, elle n’en laisse sur la page que les échos. À moins que ce soit, justement, pour ouvrir le sens, le dégager des voies toutes tracées, et aussi pour amener le lecteur à prendre une position active : « Mais que veut donc dire Nicole Barromé ? » Bien sûr notre poète laisse les hypothèses ouvertes : à lire son poème, on commence par l’inventer.

On pourrait parler aussi d’idiosyncrasie, c’est à dire d’une manière d’écrire qui est propre à un individu, un seul. N’est-ce pas ce qu’on appelle le style ? L’idiosyncrasie atteindrait le comble de la subjectivité au moment où la langue se détacherait absolument du commun verbiage. Ce serait un victoire de la mentalité néolibérale, dans sa version libertaire qui fleurit facilement chez les artistes, laquelle refuse toute règle, toute loi – sauf peut-être celle d’une obligatoire (et paradoxale !) transgression…

Ainsi la liberté absolue dans l’ordre du langage déboucherait sur un idiolecte qui, poussé à son extrême, ne serait même plus signifiant pour son locuteur. On déboucherait alors sur un néologisme de caractère psychotique. Cette invasion de la mentalité néolibérale est fréquente dans les arts plastiques et performants, peut-être pour des raisons commerciales : si on ne s’adapte pas à la mentalité des gros acheteurs, on ne vend pas…

Bien sûr Nicole Barromé est loin de cet effondrement, j’en veux pour preuve le poème suivant :

S’éveiller à
deux à l’aube
Ne pas s’endormir
De peur de se perdre

Effleurer les saillies
Nos amours s’ouvrant
Telles des impatiens

En avance à la réception
Avec l’instinct
D’un cheval à bascule

De sa première à sa cinquième heure, comme autant de chapitres, le poème égrène une attente, « sur un nid d’épines » dit-elle. Ou encore : le regard enchaîné au hublot / De la porte du sas, on pense à celui du bloc. Puisque le cœur de son amant ne bat plus la chamade :

Devant les urgences
Le poteau bancal
D’une ancienne ligne de bus

Une visite si sensible
À mon vaillant prince
Discord

… Ainsi, suite à des lectures répétées, un sens s’installe : les urgences du premier poème sont bien hospitalières… Notre auteure doit taire sa détresse, le « dulciné intubé » a bien assez de la sienne. Alors s’intercalent dans les poèmes la tragédie actuelle et les souvenirs de la « dive union ».

Et si la langue m’a paru d’abord obscure, c’est d’aller directement à l’intime sensation, à nous de l’y retrouver. On goûte alors son érotisme, car cette langue est intégralement plaisir, comme douleur. Elle est finalement d’une grande simplicité.

On goûtera aussi le joli petit livret relié à la chinoise que Vincent Rougier, l’éditeur, a concocté. C’est le cent cinquantième de sa collection ficelle. Rien que pour cette conception, Vincent Rougier devrait être sacré poète de l’édition !

Mathias Lair


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