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Lectures de Bruno Normand

samedi 2 novembre 2019, par Cécile Guivarch

Neige, je vois , Jacques Estager. Éditions L’Harmattan, collection Accent tonique-Poésie. 2019.

Neige, je vois se termine ainsi : [/ [...] me voilà l’une de vos empreintes / et c’est signé j’, le j’ pour Jacques Estager.
Et si l’Origine (nommons-le ainsi le point culminant d’une Présence, d’une Conscience réalisée) – là où Elle (il) est, nous lançait des invitations à la (le) traduire dans nos vies, nous offrait l’intuition d’une (de) rencontre(s) possible(s) par, dans l’écrit... Sans nul doute Jacques Estager en serait un élu, un invité, un intuité. Et si c’était sa manière à Elle / de converser avec nous / en nous laissant l’inventer ce nous / Au gré des aléas, des pertes d’une vie, de nous agrandir, de nous défaire, de nous effacer en l’acceptant cela / d’être trame, corps ainsi, seulement cela, Trame avec. Cette conversation-conversion pourrait bien ressembler à ce qu’écrit livre après livre Jacques Estager. Au fin fond d’un / je ne sais pas ce que je sais / une présence active pourtant au fil des pages et essayant cela, de l’exprimer quand même par de plurielles lignes, cette élégance indéfinissable unissant les contraires, le visible, l’invisible / l’Anima, l’Animus

/ [...]depuis cette nuit je dormirai le jour / de temps en temps après cette nuit / et, même, la nuit je voudrai d’un heureux / aujourd’hui d’autrefois et d’un / me retrouvé au temps si peu bougé / […] j’en verrai la rivière de / (l’horizon) / et la rivière de / il ne lui est que le chemin[…] la nef alors nous sera … la vue

Percer le voir,
chaque strophe semble camper ce postulat : cela / au plus près, l’(les) approcher ce (s) corps, cette matière en dormition / Onde(s) comme vous êtes là, tenter de vous traduire, vies sans voix / nous, en voie (en matière d’aller), vous croiser, autre.
De Marc-Alain Ouaknin :
« / […] pour faire en sorte que l’existence puisse encore s’entendre comme transcendance. L’homme dit le monde et se dit avec des mots […] / est cette recherche exigeante, difficile, d’un langage en mouvement pour un homme en chemin / […]
Le Nom de Dieu, connu sous le vocable de Tétragramme est formé en hébreu de quatre consonnes sans voyelles. De ce fait imprononçable. Le Nom apparaît alors comme un trou de langage, comme un silence dans lesquels tous les autres mots puisent leurs forces de signifier ».

On lit Jacques Estager et on ne le lit pas, plutôt quelque chose opère, s’écoule. Des silences s’accordent. Du sensible, une énergie (peut-être cela) se manifeste à travers lui, par lui / sa propre histoire, sa matière mêlée, entremêlée à quelques autres. Une énergie tente cela : l’éternel retour, se superposer au manifesté d’où elle vient, au manifesté où elle se rend. C’est un faisceau d’historités, une lecture des manques, de la (des) transformation(s) qu’il nous tend là.
La difficulté à approcher l’œuvre de Jacques Estager tient sans doute au fait que dans chacun de ses livres, nos repères habituels fondent, nous obligeant à l’accepter : l’évanescente communion avec ce qui surgit et fuit dans un même temps / La réalité portant trace d’un (de) songe(s) en elle, en lui, / les phrases comme se montrant et se dérobant à la vue. A peine sont-elles lues, on se demande s’il en subsiste quelque chose. Il en reste, je crois / oui, quelque chose. Les Mots s’habitent de leurs contours. Dans la non-pensée, la non-vie a lieu d’être. De son vivant, un corps se verse dans ce qui est, s’en-
                                                                                                                                                                                                           dort

/ [ ...]C’est la nuit […] ma couche pour elles […] âmes et âmes [...]elles images […] / sont les corps et âmes solitaires ou uns et unes (tout le ciel / toutes les nuits - / toutes les fleurs- […]. Ou tout le ciel songe / [...] lac dans le paysage […] (je sois de l’un des reflets)[...] et tout entier sous la voûte / toute entière la concavité / elle, nous enveloppées d’elles / (elle voûte, la lumière

Avons-nous vécu ou rêvé pendant que nous lisions – ou avons-nous été lus par ce que nous lisions. S’offre Rose, une réponse : la résonance se fait entendre d’une manière subtile et souffle cela / Une présence mûrit à sa propre présence, se devine Lumière
L’auteur semble revenir à la source des apparitions, des disparitions, il longe les sons, les mots, verbe(s) à la ceinture, il marche ou s’assied, contemple les heures, le Temps , les souvenirs, leur accorde, on le dirait une vie seconde.
/ [...] Je traverserai les ruines […] les créatures la nuit dans leurs pierres […] aussi la nuit dans les bois […] tellement tout de tout perdu [...] / un corps s’en-
                                                      veille
à ce qui n’est plus, il partage corps, sang, souffle. On le dirait cela encore, des sons, des accords entre, s’en émeuvent, il leur tend Eau, il leur tend Air. Quelque chose s’anime, se révèle, il accompagne ce qu’il voit, ce qu’il ne voit pas / [...] nue de silhouette / moi nue d’esprit […] je suis mon corps / […] je suis silhouette / il se distribue entités, entité là, entité là / (intuité), il (se) mue / il y séjourne (retourne) dans ce quelque chose. Une écriture s’invente hors du mental, autre une pensée peut-être...se robe, contour d’Elle(s) / Avec lui nous partageons une lente transmutation, de ce qui fut dans, ce qui advient, ce qui va. Dans une bienveillante immobilité, le mouvement d’aimer, d’être devient possible, le seul état d’un Corps possible / se
re-joindre là, avec

L’auteur a dans son corps des lectures / d’un Maître Eckhart, le désir d’un détachement élevé au rang d’une matière à atteindre, subtile (d’un corps à recevoir) / et aussi, entre autres, celle du monde d’un John Cooper Powys dont il partage les bruissements dans les arbres, / [...]en feuillage, : du feuillage, est le feuillage. / Feuillage, / feuillage, / dans l’image sans rien / le silence des sols, des sédiments, une enfance nourrie de ruralité, de nature, une éducation enrichie d’un éloge de celle-ci par la découverte des grands mythes. Aussi c’est par la sensualité qu’il tente, tout comme Powys, d’approcher ce quelque chose en lui, (un féminin possible) qu’il les accueille elle(s), toutes les elle(s) / Dans Neige, je vois
tantôt Elles se prénomment Anne, Jeanne, Samantha ... / de lui, contour(s) elles sont, /
tantôt Elles s’enrobent, se confondent dans le texte / l’installée / la non-embrassée, l’extasiée...
La vibration se veut Une pour les chanter. Elles horizontales, allongées, silhouettées, dressées. La Beauté les entoure, les loge, les phrases les pénètrent, les lisent, les respirent, les unissent :

/ [...] j’aimerais que – et le vent - / il n’y ait plus personne dehors, / que caressée dehors par la / clarté non au -dehors des choses, par-là / translucidité et même transparence, la / brise-et-le-lieu-même- / ou-partout-lieu-de-soi, [...]

elles sont lui / là / toutes sentinelles / d’un gué en lui, qui les borde. S’entend un vœu / Tant que la vie lui tiendra voie / voix, il les portera ces silences (autour de) en lui, leur sera corps, à elles aussi, toutes senti-n-elles les larmes, la Larme :
                      Une Ange de qui personne, personne, Personne ne sont le Pleur, Lui sera le corps de la Larme

De nuit, de la nuit, il écrit / la respiration du soleil / [...] la barque du soleil / la matière il l’habite, il la longe lorsqu’elle se fait rivière, lorsqu’elle se fait perte, Esprit(s) des lieux. Il écoute ondines, fée(s) Elles, Elfes, devient Parole. :
/ Debout-couchée, dans ma robe / *paraîtrai – ressuscité à la vue […] / Du ciel, il se répand déjà, lui, il se (nous) répond et amorce ce livre d’un / […] comme il n’y a rien de ciels /
et personnes qu’à nos côtés / le geste de rester / l’eau, l’image la rivière, les ombres / le glissando du cygne /
offre liant, offre liens avec le diaphane état, déjà                     lui, berge(s) d’Elle(s) Toutes, Jacques Estager

Avec ses précédents livres parus (les premiers chez POL et les plus récents chez Lanskine) c’est une œuvre qui lentement se révèle, une partie d’elle encore inédite attend d’être partagée. Dans le Monde tel qu il est aujourd’hui, malmené, divisé, que peuvent les mots. Des mots, il en existe beaucoup, mais combien sont habités d’une quête véritable et se livrent ainsi au lecteur, larmes et chant. L’auteur tend ses écrits, tout comme J.M Maulpoix, dans « Un geste anxieux d’amour, immense et sans objet »

Beat Attitude. Femmes poètes de la Beat Géneration . Anthologie établie par Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gavignet. Editions Bruno Doucey. 2018.

Rapprocher des solitudes, des écritures, des singularités qui chacune à leur manière le tente cela, l’écrire, le chanter si possible le Val d’exister aussi dans les intervalles, pourrait parfois nous faire perdre le fil pourtant d’une seule et unique marche en nous, d’une seule énergie les unissant toutes / et ce n’est pas cette anthologie Beat Attitude établie par Annalisa Marie Pegrum et Sébastien Gavignet, (r)assemblant des femmes poètes de la Beat Generation, qui va nous en éloigner.
Bien au contraire, ces présences nous la rendent palpable cette énergie commune qui traversa et accompagna une transformation de la société.
Approcher l’harmonie, Thoreau, Whitman, des visionnaires, déjà, un bon siècle avant avaient préparé le terrain… les États-Unis avaient reçu d’eux, les impacts de leur naturalisme, de leur humanisme. Et cela ne s’arrêta pas là. Dénicher la vie là où elle se trouve, il y eût aussi un W.C Williams trouvant un parlé, une écriture respirant les jours. D’autres encore : De la Black Moutain School of Poetry, un Charles Olson, un Robert Creeley influenceront de jeunes auteurs.
Des semences, il y en a eues. Le jeu, le mouvement pour pensée, à un moment la Love génération ne pouvait qu’advenir / actualiser cet héritage, (r)apporter souffle à une jeunesse en attente de Cela...
La Beat Attitude, celle d’un Alan Watts, donnant sens aux sens, tendant vers l’essentiel. Il invite en Californie dans les années cinquante D T Suzuki, qui insuffle une direction, une orient-ation / l’attitude d’un Gary Snyder lui aussi épris de vie, ne négligeant aucune piste pour s’en approcher au plus près. Tous deux figurant d’ailleurs dans les Clochards célestes / respectivement sous les pseudonymes d’Arthur Wane pour le premier et Japhy Rider pour le second, ont contribué à rendre au quotidien, au réel, la saveur qui lui avait été confisquée par une Amérique corsetée.
Outre défendre des valeurs libertaires, la Beat Attitude c’est aussi une façon d’être : interroger l’ordre établi, le faire vaciller jusqu’à lui offrir un désordre ami / un désordre aimant. D’un coup libérant des corps, des présences, leur révélant d’être / à leur tour en possible, ouvertes, failles, béances offertes à un Cri dans la (les) chair(s), à L’Éros.

Pour Jane Kramer, in / Allen Ginsberg en situation : « partout sur les campus […] la tendresse avait été adoptée par les étudiants comme le chœur perdu de la symphonie politique ».
Aux contraintes allaient succéder les étreintes. Aux États-Unis apparaissent les premiers effets d’un bouddhisme (zen et chan) venu prendre ses marques, habiter des lieux et des corps (des âmes), rendre à la chair ce qui lui revient, La Nature en elle / et non celle confisquée par quelques dominants avides. La femme retrouve place et prairie(s) d’elle : des tee-shirts, des seins nus allaient éclore et déborder corps. Le plaisir s’entendrait et s’écrirait / ce postulat allait nourrir des crânes, courir des sangs /

de Léonore Kandel, une proche de Timothy Leary :
[...]Loué soit le jeune Éros qui baise toutes les filles ! / Seuls les dieux aiment avec tant de générosité / partageant leur béatitude avec tous / Loué soit Éros ! Qui aime la beauté seule / et la trouve partout / ces lignes d’une prêtresse d’amour capable d’écrire encore : [...]je t’aime ta bite dans mes mains / s’agite comme un oiseau / dans mes doigts pendant que tu gonfles et durcis ouvrant de force[…] tu es beau tu es beau tu es cent fois beau[...]l’amour touche l’amour

De cette époque, bien entendu quelques figures emblématiques occupent aujourd’hui la scène, nous n’en retenons que quelques noms, nous en oublions qui furent leurs contours parfois leurs centres, les femmes qui les aimaient, les accompagnaient /
Elise Cowen « la seule amante connue d’Allen Ginsberg, et la main invisible qui tapa son célèbre Kaddish » disant d’eux :
[...]Facile d’aimer les POÈTES / Leur SPLENDEUR / Qui se répand sur toutes les pages / et sur / Mes genoux

Les épouses : Joanne Kyger celle de Gary Snyder / Hettie Jones celle de l’artiste LeRoi Jones (qui deviendra Amiri Baraka une fois converti à l’Islam) et avec lequel elle créera la revue Yungen.
Diane di Prima (amante de ce même LeRoi Jones ) en 1953, elle rencontre Ezra Pound alors à l’hôpital psychiatrique et en 1957, se retrouve intime avec Orlovski, Kerouac et Ginsberg au cours d’une folle nuit d’orgie. Pendant les années soixante elle multipliera les échanges et collaborations afin de diffuser sa poésie et celle de ses amis, allant même jusqu’à traverser le pays dans un mini-bus avec tous ses enfants avant de s’installer à San Francisco. Suite à la parution(à) Paris du récit de cette période (Memoirs of a Beatnik), elle renoue avec le bouddhisme sous l’enseignement de Chogyam Trungpa Rimpoché

Elles / écrivent ce que sont leurs jours, Ruth Weiss in dix dix / [...]j’ai trouvé une chambre à montgomery / 1010 montgomery / 10 dollars le mois / avec un puits de lumière / et la vapeur d’une averse sur le toit / à travers le brouillard / DIX DIX arrive le dragon[...]
Denise Levertov proche de Robert Duncan, in Septembre 1961 / C’est l’année où les anciens, / les grands anciens / nous laissent seuls sur la route. La route mène à la mer./ […] ils nous on dit / que la route mène à la mer[...]nous nous demandons / comment ce sera sans eux, nous / ne nous arrêterons pas de marcher
Janine Pommy Vega « n’a que seize ans quand elle découvre Kérouac » / son baptême beat, et elle aussi la prendra, l’écoutera La Route. En allant Vers Paris en 65, elle compose / Avec de l’amour dans ma / poche je suis sur le chemin / du retour[…]par sa lumière, l’amour éclaire un train branlant / le râga ne finit jamais de chanter. A Jérusalem, en 64 elle termine un poème avec ces mots là : […] car vide de toi le psaume périt
Vous l’aurez sans doute remarqué, l’imbrication de ces vies têtes-bêches avec les prêcheurs de cette époque, leurs quêtes n’ayant rien à leur envier. Souvent dans chacune d’elles, Sexe de nous, l’énergie, l’énergie seulement ça, en traversée, nous traversant.
Anne Waldman « la spirituelle » après un séjour au Népal auprès du lama tibétain Chatral Sangye Dorje Rinpoche, attiré par Ginsberg et sa « soif de visions », elle vivra et l’accompagnera un temps, à Cherry Valley dans sa ferme / elle écrit in Pratitya Samutpada / Connais-tu ce terme mon ami ? / Celui qui décrit la co-émergence et l’interdépendance / de tous les êtres vivants[…] / Ah la toile de vie, je m’incline devant le livre syllabes / magiques attendant d’être attrapées / je m’incline devant l’esprit qu’il y a derrière l’herbe tendre / je m’incline devant l’arme, devant la personne qui la brandit / pour qu’elle se dissolve dans sa main

Écrits souvent publiés en revue – et là / retrouvés, réunis grâce à la fougue de deux jeunes gens et celle d’un troisième, leur aîné, Bruno Doucey, qui
en non-né de la dernière pluie et en observateur avisé, il a eu la lucidité dans sa préface de préparer les éventuel(le)s dérangé(e)s par le ton et la liberté de ces femmes dans certaines de leurs lignes, il prévient le lecteur : « [...]si vous n’aimez pas ça, le risque du poème, les mots qui dérangent, l’anticonformisme couché entre les lignes, posez ce livre et faites autre chose,[...] »
c’est dire la force diffuse de ces auteures / influer autant des années plus tard chez un éditeur, au point qu’il en épouse leur cause. Il continue dans le même élan :
« Mais l’apaisement n’est pas toujours au bout de la route. Celles qui se sont insurgées contre le patriarcat et la morale bourgeoise l’ont parfois fait à leurs dépens[...]La poésie aura permis à ces femmes de faire irruption dans l’Histoire. Par amour et avec rage. En dissidentes. En insoumises. Avec effraction, bouleversant l’ordre symbolique de la langue[...]Elles auront transgressé[…]
Du ventre de leurs poèmes naissent les contre-cultures dont notre temps a besoin. »
Du ventre de Mary Norbert Körte, cela, ce long titre d’elle / Si tu restes assez longtemps au même endroit / tu verras de temps en temps /des choses impressionnantes / suivi d’un texte frottant les mondes, les présences, les natures, une trouée dans l’épaisse matière , un bond dans les sous bois de la Vie, dans Soi

Le Fils de la Montagne froide , Han Shan / (traduit du chinois et présenté par Daniel Giraud). Editions Orphée / La Différence.

Afin d’introduire un autre rebelle, je reprends les mots de Janine Pommy Vega / « […] car vide de toi, le psaume périt »
Parfois Cela, par nous arrive, une ligne vient se frotter à celle que nous venons de lire, de relire /
là, c’est le cas et j’ai envie d’y résonner ainsi : Car vide de Nous, le Vide périt. Offrons-nous cela, une plasticité par le langage / Passons-nous encore longtemps de main à main, de corps en corps, le lotus d’être là / en vie, en mots, en Jeu.
C’est ce que s’efforce également de faire Daniel Giraud en traduisant comme il sait si bien le faire les écrits des Anciens. Après s’être intéressé au Yi King, au Tao le King, à Li Po, à Hi Kang, c’est au Mangeur de brumes qu’il apporte cette fois son attention, sa danse immobile.
Aussi, joie de trouver dans ma boite à lettres un petit livre jaune Han-Shan le fils de la montagne froide qu’il présente ainsi :
« Tout porte à croire que Mont froid (Han-Shan) vécut au VIIème siècle […] (début de la dynastie des Tang). […] un sauvage, mais aussi un sage, de la veine de tous les jours ». De lui et de son acolyte Che Te, il dit encore que « Pris pour des […] dérangés » (ils) « n’étaient pas pourtant insensés ». Le sens de leurs vies était sans doute insaisissable à quiconque aurait souhaité le saisir. Ils allaient.
Han-Shan allait riant / « binait et sarclait dans les champs » avant qu’il trouve lieu (non-lieu) dans les hauteurs et cesse alors toute activité, sauf celle-ci peut-être d’être là avec les fleurs et de faner, de ne point faner, non-fleurs, d’accompagner ce qui est.
Daniel Giraud inspiré, le raconte bien Montfroid : / « […] c’est comme s’il retournait au cœur-Esprit / […] les oiseaux se rassemblent et Han-Shan chante avec eux, les poissons se cachent, tigres et cerfs sont ses voisins. »
[…] / « l’herbe pousse toute seule, les vivants meurent seuls ».
C’est d’un retour au source, qu’au jour le jour, (à la nuit la nuit) qu’il puise ses poèmes, aussi c’est sans questionnement métaphysique que ce bougre d’Immortel confond avec le mouvement d‘un, du Ciel, le fait d’aller et venir, de se peser dans l’Impensable. Tout est sphère et dans ses écrits le fleuve de vivre se mord ici la queue. La source se jette dans la Source.
L’infini s’apprend.

Goûtons cette présentation comme elle le mérite car Daniel Giraud trouve là, dans ce personnage / une matière à sa hauteur « Porté naturellement vers l’absence de pensées, comment exprimer son cœur semblable à une lune d’automne ». C’est fort cela, en avouant la difficulté de traduire un état de conscience, y parvenir. Et encore : « Recevant peu de visiteurs, Han-Shan boit parfois (c’est une tradition d’apporter du vin aux ermites) et peut s’enivrer jusqu’à voir le mont Suméru tout petit. »
Mais c’est surtout de faim et de froid, de solitude et « de survol des abîmes » que se nourrissent les vers de Han-Shan, la pure expression de cet homme allant, marchant presque sans lui, écrivant, offrant carcasse et mots à ce qui est.
Ma gratitude à Daniel Giraud de nous le rappeler,

le / « […] j’ai choisi d’habiter un lieu retiré / […] inutile d’en dire plus […] / les singes crient, torrent et brumes froides […] /
le corps revêtu d’un habit à fleur de ciel / les pieds marchent dans des chaussures en poils / de tortue / tenant en main l’arc en corne de lièvre / décidé à tirer sur les fantômes de l’ignorance [...]. / en ce moment, perdant la trace du sentier / le corps interroge l’ombre : que suis-tu ?
 » longtemps encore guideront vers la voie du vide, ceux qui le souhaitent. Il n’y a pas de chemin nous raconte-t-il / juste celui-là, qui s’offre évident à nos pas / vers toujours plus de clarté, d’espace dans nos corps. Le vide deviné.
L’éternité, une mémoire d’éclairs. C’est d’intuition, de respiration / d’un toujours à venir qu’il s’agit d’entre-tenir

dans le présent, marcher jusqu’à un / jusqu’au « Val du luth », laissez-vous l’entendre le Val, le luth sans corde...laissez-vous perdre et allez. Lisez le / ai-je un corps […] / la glace enferme les pierres.
/ […] disparaissent les berges du torrent glacial / tsieou , tsieou, toujours nombre d’oiseaux[...]si,si, le vent souffle au visage / fen, fen, la neige s’amasse sur mon corps [...] / laissez-vous aller à Han-Shan. Laissez-le vous transformer.
Laissez-vous vous trouver. Ce livre rend la chose possible…

Bruno Normand


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