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Lectures de Mathias Lair (juin 2021)

dimanche 4 juillet 2021, par Cécile Guivarch

Le grand discord, Didier Gambert, éditions Stellamaris

Du Discord, Didier Gambert retient qu’il se dit d’un instrument qui n’est point d’accord – entre les parties, est-il précisé. Il s’agit donc d’une désunion.
Le livre se divise en deux parties, la première arpentant l’enfance, la seconde est chargée d’oiseaux. On pourrait croire à la succession gratuite de deux mini-recueils, soit une manière de désunion, on constatera qu’il n’en est rien.
De l’enfance on retrouve les sensations brutes, celles-mêmes qui viennent à nous quand on ouvre les yeux sur un monde pas encore accordé aux histoires qu’on en raconte :

Et moi régnant d’un jardin de lumière fraîche et verte

Et aussi :

L’enfant célébrait le mystère de l’arbre

Une des qualités de ces poèmes tient à de nombreux instants qu’on pourrait qualifier d’extases suscitées par la contemplation d’un monde vibrant bien que muet. Cependant les images qui restent au poète sont

D’un jardin d’enfance à l’odeur
De puits
de buis
et d’eaux amères

C’est que réside au cœur du passé un drame qu’on a dû taire, une déchirure restée sans douleur qu’on pourrait qualifier de discord. L’enfant sait :

Bientôt      un matin      la porte
Vitrée            ne s’ouvrira pas
De la pièce en rez-de-chaussée
Obscure            muette
Où elle dort

La maison d’enfance devient la « Maison de la mort sans porte ni fenêtre / Habitée par des vivants quel étonnement ».
Alors commence le travail des métaphores, comme signes d’une vie qui persiste. D’un duo de papillons qui tourbillonne, le poète dit :

Est-ce
Ombres de la sœur
Papillonnant
Hors des chambres du deuil

Et aussi :

Il la verra délivrée
Du poids corporel
Passer dans le ciel
Comme un oiseau

Charles Mauron a parlé des métaphores obsédantes qui charpentent une œuvre malgré son auteur, en toute inconscience, jusqu’à construire un mythe personnel, souvent fantastique. On a dit de la psychocritique, cette méthode d’analyse littéraire inspirée de la psychanalyse initiée par Mauron, qu’en recherchant l’auteur elle négligerait la dimension littéraire. Il n’empêche : le Grand Discord de Didier Gambert me semble en être une belle démonstration… puisque la seconde partie de son livre est titrée « Ornithologiques ».
Voilà que la disparue peuple le ciel et chante au matin l’éveil à la vie :

Dans le matin des pensées
Quels oiseaux chantent

Et

Ils me voient à travers les murs
Ils veulent me parler
Ils insistent

Notre poète est devenu l’ornithologue des présences célestes, les « tourterelles des foyers », les « coqs courtisans », les mouettes et les « goélands argentés », les cygnes au long cou défilent dans ses poèmes. Le voilà devenu frère des oiseaux, c’est un bonheur fragile qui, au lieu de combler la disparition, peut la répéter :

Les oiseaux
Frères dans le vent
Leur absence
Signe une déchirure

… cette déchirure qui resta sans douleur parce que muette ; tue par « l’homme-amer » comme par la mère devenue loup, l’enfant ne la reconnaissait plus. Ainsi fut

Cette mort insinuée
Cette nuit acquise en naissant
Mon héritage

est-il écrit dans le poème qui clôt le livre.
En m’adonnant à cet exercice de psychocritique, je me rends compte que j’ai recherché l’auteur plutôt que le poète. Pourtant, sans sa langue simple et pudique, que l’on a pu goûter au travers de mes citations, je n’aurais rien pu en dire.

Un père, Claudine Bohi, éd. Les Lieux-Dits

L’ENIGME DU PERE

« Qu’est-ce qu’un père au juste » se demande Claudine Bohi. Cette question revient en litanie puisque, dit-elle,

chacun de nous la pose
la réponse nous fuit

Qu’est-ce que ce père « qui s’effaçait lui-même », au point qu’être son père « sans doute il ne le croyait pas »… Voilà jusqu’où allait la perplexité de la petite fille. Son décès ne fit que « redoubler l’exil ».
J’ai pensé au mythe juif du tsimtsoum selon lequel, une fois sa création accomplie, Jahvé se contracte ou se concentre en lui-même. Ce n’est pas par désintérêt pour ses créatures qu’il se retire du monde, mais plutôt, comme le dit Claudine Bohi, pour qu’il

nous donne cette soif-là
d’inventer un chemin
qui deviendra le nôtre

Si le père se retire jusqu’à devenir énigmatique, s’il livre l’enfant à une question sans réponse, c’est pour lui laisser le champ libre. L’enfermerait-il dans une réponse qu’il deviendrait dogmatique. Ainsi, plutôt que d’être un modèle, le père susciterait un défilé de questions qui jamais ne se refermera… ce qui serait sa façon d’ouvrir à la vie :

dans la main de nos pères
on voit la première lettre
du secret

la première lettre
du mot liberté

nous inventons la suite

…comme à son habitude, la poésie de Claudine Bohi donne à penser.
Claudine Bohi soutient que l’alexandrin hante souvent ses poèmes. Il est ici plus apparent que d’habitude, chacun des deux hémistiches se donnant comme un vers. Les autres modes surviennent souvent pour ponctuer un propos, une image. Comme si cette cadence venait bercer sur un rythme lent et consolateur la douleur qui s’énonce… Ce que l’on entend quand Claudine Bohi lit ses poèmes : sans doute est-ce son intime musique…
Dans ce poème sur le père, la majesté d’Alexandre, son équilibre, prennent peut-être un sens supplémentaire.

Chantal Dupuy-Dunier, Les compagnons du radeau, éd. Henry

Les compagnons mangent
par définition du même
pain rassis ou pas
sur le radeau comme
métaphore de notre trajet
à la dérive plutôt
car on ne sait pas
la destination (sauf
la trop connue) mais
qu’est-ce que Chantal
vient faire sur la mer
alors qu’elle est plutôt
du Puy (ah ! ah !)
mais si ! ce proème
se veut une lecture
de ses « Compagnons du radeau »
que Le Boël publie
sous le nom d’Henry pas
moins qu’un bilan
d’humanité (plus
ou moins) c’est un très
bon poème la preuve
elle cite en exergue Paol
Keineg qui voit la mer
dans les vagues que fait
l’avoine sous le vent mais
il n’y a pas que le vaste
océan dans le poème de
Chantal il y a aussi le
bois du plancher
des vaches (et ruminants
bipèdes) ce bois dont
on fait des radeaux dont
elle dit « les planches mortes
horizontales comme des cercueils
 »
et c’est là pourtant
que vivent et mangent et baisent
et naissent les vivants
que nous sommes parmi les
« rats d’eau » (oui elle ose)
et voilà notre condition
entière soumise aux vents
et aux courants heureusement
il y a un personnage un seul
Yorick dont on ne saura
jamais rien sinon
qu’il a un nom et qu’il chante
et même « il conte des
histoires
 » et même « récite
des vers
 » comme Chantal c’est
un bouffon « d’une gaité infinie disait
Hamlet son crâne en mains
ici pendaient ses lèvres que
j’ai baisées cent fois où sont
tes plaisanteries maintenant »
ainsi la seule personne plaisante
que cite Chantal était morte
depuis vingt trois ans
l’humanité pourtant persiste
« tu t’émerveilles de la beauté
des uns t’attendris devant
la laideur inédite des autres
 »
Chantal est comme ça
elle aime l’humain en chacun
« jusqu’au lieu où les questions
ne peuvent plus être posées
 »
et elle ajoute «  il faut être
fou pour oser réfléchir
à note condition
 » c’est
ce qu’elle fait

Mathias Lair


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