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Lectures de Mathias Lair (novembre 2021)

dimanche 31 octobre 2021, par Cécile Guivarch

Roland Nadaus, Le Miroir amnésique, éd. Henry

UN FRANC CAMARADE

Voilà que Roland Nadaus nous livre ses mémoires, en insistant bien : elles ne sont que partielles, voire amnésiques ! L’histoire n’est pas finie, n’est-ce pas ? Roland s’active encore sur le papier comme dans son jardin de La Tirehaie, dans sa maison patiemment restaurée afin de sortir enfin du bidonville (presque) de son enfance. Il remarque une curieuse parenté entre écriture et jardinage : je suis d’accord.
Il a beau goûter du curé après en avoir longtemps bouffé, Roland a gardé son franc parler sans que cela porte à conséquence. Dans la bouche de certains (notamment le papa anarchiste de Roland ?), les mots du sexe ou de la détestation ressemblent à des perles, ils ne font pas d’eux des pourceaux. J’en connais la marque de fabrique car je la partage : celle du vulgaire, le bas peuple. Je comprends bien que le maire au tricolore poitrail, le président de la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines n’ait pas voulu renier cette langue dans laquelle il est né.

Roland Nadaus nous fait visiter son parcours de vie à grandes enjambées, cette rapidité a son charme, on ne croule pas sous les détails. Pour un lecteur de mon âge c’est un jeu de remémorations – pour un plus jeune la découverte de ce qui fonde notre actualité. Lorsque Roland est élu maire de Guyancourt, je travaille à deux pas, aux Essarts-le-roi. Plus tard j’irai admirer la Maison de poésie qu’on lui devait depuis 2002, à Saint-Quentin-en-Yvelines. Avec lui je déplorerai sa destruction par Michel Laugier, son successeur et adversaire politique, en 2015 (et aujourd’hui sénateur centriste) – un acte de mesquine vengeance…

Sans doute, chez Roland comme pour chacun d’entre nous, les défaites et les trahisons restent plus en mémoire que les succès pourtant patents. Tel le silence soudain et définitif de son compagnon de toujours, son grand « camaradami » Michel Rocard, parce qu’il n’avait pas voulu exécuter une de ses volontés. Il se souvient aussi de cassages de gueule, d’un type qui voulait le flinguer, d’un survol menaçant sa maison… Voilà qui me fait me souvenir de menaces de mort qui me furent adressées, à moi aussi ; en 1979, je crois. À tel point que la police m’avertit qu’elle surveillait ma maison d’Orsay, la croyant menacée… Mon combat d’alors n’était pas politique, mais éditorial. À cette époque j’avais co-fondé le CALCRE, je remettais le Grand prix du racket d’or du compte d’auteur (nous avions voulu faire baroque) aux éditions Saint-Germain-des-prés où s’activait un ami de Roland : Jean Orizet. C’est dire que ne nous ne fûmes pas toujours du même bord.

Ce qui peut intéresser tout auteur, jeune ou vieux, c’est le parcours éditorial de Roland Nadaus. Ami de Philippe Soupault, cornaqué par Pierre Leyris, le traducteur de William Blake, voilà qu’il publie son premier livre au Mercure de France, ce qui aurait pu lui ouvrir un boulevard… en fait l’édition ressemble à la politique : à chaque fois il faut recommencer le combat pour parvenir à un beau tableau de chasse-à-l’éditeur : une quarantaine de recueils poétiques, une quinzaine de romans et pamphlets, sans compter ses livres pour enfants.

Comme moi, il eut maille à partir avec Pierre-Jean Oswald, ce courageux éditeur de gauche qui m’amena à lutter contre le compte d’auteur en créant le CALCRE et qui, contre rémunération, livra à Roland un paquet de couvertures – rien d’autre ! Une ironie de l’histoire qui n’est pas sans signification : c’est l’Harmattan (publieur plutôt qu’éditeur) qui a racheté le stock de PJO au moment de son dépôt de bilan, et qui a occupé son local.

Comme lui, je croisai Serge Livrozet, lequel se fit éditeur en sortant de taule, avant d’être accusé (à tort) de fabriquer de la fausse monnaie… Bocage, le roman de Roland qu’il devait publier tomba à l’eau. Il rencontra heureusement des éditeurs moins exotiques pour qui, dit-il, il a « une admiration qui ne serait pas loin de sombrer dans l’idôlatrie mécréante » – comme Louis Dubost, Jacques Brémond, Yves Artufel, Jean-Pierre Lesieur, Jacques Morin que j’ai connus aussi…
J’aurais envie de raconter l’ensemble du livre, mais je priverais alors le lecteur à venir de sa lecture, ce serait dommage ! Ça se lit comme un roman – comme on dit. Le lecteur d’un âge certain revisitera avec bonheur le chemin de ces années-là, le lecteur plus jeune visitera avec plaisir un passé proche, heureusement décrit sans nostalgie mais avec la verve du militant que Roland Nadaus restera toujours.

Anna Jouy, De feuilles qu’une fois, éd. Alcyone

Il y a chez Anna Jouy quelque chose de surréaliste ; dans l’invention des images. Elles ne sont plus, comme dans les poésies habituelles, allégoriques ou métaphoriques, elles sont. Intransitivement. Cependant, rien d’automatique dans son écriture, ses mots ont une fonction expressive.
« Il est donné à certains de ne pouvoir être au monde, ils sont comme moi prisonniers du langage », écrit A.J. Voilà qui va à l’encontre de la doxa selon laquelle la poésie c’est la vie, la libération et tutti quanti
Donc : « Je ne bouge pas. Mon corps dissocié explose. Il n’a que les mots pour ça. Ils ont à l’intérieur d’eux l’univers qu’ils disent. » Un univers enclos. Serait-ce donc un corps qui parle seul, détaché de sa tête ?

Je suis une terre creuse.
Féminin singulier. L’impact d’une balle dans un mur.
Il y a toujours une guerre dans mon corps.

Voilà peut-être la raison de l’inventivité de l’écriture d’A.J. Tellurique, dit-elle :

Ma patience me donne aux pierres. Je suis une borne tellurique au bord de la route.

Cocasse parfois :

Quand la mort a ouvert pour moi son pardessus d’exhibitionniste

Voire aphoristique :

L’esprit ne vaque qu’à des salades pompons, des nuages délicats saucés d’un peu d’orage.

Une écriture échevelée, donc. Directe, ignorante des convenances, y compris les poétiques. Ce qu’elle résume par cette belle formule : « Un accord parfait de dissonances. » Peut-être son programme poétique (s’il y en eut) tient-t-il dans ce propos :

Nous n’allons pas réfléchir. Fini le beau miroir d’un œil qui joue aux billes. Je ramène mes saluts, d’un puits couché sous la manche.

Le poème dressé comme un miroir joli ne serait qu’une billevesée, il faut puiser au fond.
Et pour conclure ce jeu des citations que je verrais bien sans fin, son texte m’y entraîne, mais pourquoi donc ?, des mots elle dit :

J’aurais aimé vivre chacun d’eux sans jamais les nommer.

Le silence serait donc la vraie libération. En attendant, reste à « jouir sous la glotte »… comme y invite le nom de l’auteur ?

Jeanine Baude, Les roses bleues de Ravensbrück, La rumeur libre, 2021

LA VIE ENVERS ET CONTRE TOUT

Ravensbrück : 132 000 femmes (et enfants) déportées mises au travail forcé par les nazis, 90 000 assassinées, elles ont vécu ce que vivent les roses… Dès 1945, pour célébrer ces femmes, leurs survivantes rêvent d’une rose « couleur d’éternité », disent-elles. En 1974, pour commémorer les trente ans de la fermeture du camp, Michel Kriloff crée la rose de Ravensbrück, ainsi décrite sur une stèle du cimetière du Père Lachaise :

Je suis « RÉSURRECTION »
Et tout au long des ans
Tout au long des saisons
Je resterai le témoin de vie
Qui protégera de la barbarie
Tous les enfants du monde.
Ce poème est signé Marcelle Dudach-Roset, rescapée.

Cette entrée en matière pourrait porter à croire que le poème de Jeanine Baude s’apparenterait à une martyrologie, un lamento sur les femmes « Tuées. Trouées. Clouées. Battues. Violées » de Ravensbrück. Ce serait mal connaître le (la) poète, survoler son poème plutôt que le lire. Jeanine célèbre en fait le souvenir

De ces femmes
dont le désir fut si fort qu’il soulevait la mort
comme se lève une voile de navire
comme on prend la mer

Comme si Jeanine Baude, au moment où elle traverse un cancer, se disait : si certaines ont pu en réchapper, alors moi aussi…

Et tu cherches, tu cherches
à t’évader
à te relier au monde
à t’en sortir
comme

elles s’en sont sorties
Adèle, Adrienne, Sophie
elles qui en sont sorties

Son poème est une ode au désir. Au dur désir de durer.

Dans mes veines aujourd’hui circule votre sang. Votre haleine et l’arôme de votre sueur, vos jambes me portent, même leur peau transparente, même leurs chevilles, leurs os décalcifiés. Le désir assemblé nous tient.

Car « il n’y a que le désir / pour réparer ». Le désir qui nous tient ensemble. Aujourd’hui reviennent, quand

Moi, dans la vieillesse et allongée
sous les draps, non du plaisir
mais de l’attente

le temps des amours adolescentes, on avait dix sept ans ; à treize ans le goût de la première cigarette, du premier baiser… Contre le cancer, il s’agit de rameuter les jouissances anciennes, toujours présentes. Même au cœur de la souffrance et de l’angoisse, elles ont bien tenu, elles !

Le désir en couverture chaude et pailletée
en perles de rosée
en roses de sang

monde vos plaies, couture et soigne
détrône le typhus
le diable en robe de dentelles

je, vous, les poux, les accidents
la maladie rayonnante, rayée
je, vous

Depuis Ouessanes, écrit en 1989, Jeanine Baude privilégie souvent (pas toujours) une écriture courte, je dirai lapidaire. J’aime à croire que c’est le granit breton qui donne ce tour à sa langue ; la fait compacte, directe et en même temps elliptique. J’en ai fait moi-même l’expérience, et Guillevic en est le magnifique exemple : comme si la terre où nous respirons nous donnait son rythme, forgeait notre vocabulaire… J’imagine qu’à Ouessant, face à l’ouest où se perd l’horizon, Jeanine Baude talonne la pierre dont la dureté la conforte ; dont elle dit, quelque part dans un poème, qu’elle ne meurt pas.

Ici, dans ses Roses de Ravensbruück, il me semble que, sous l’effet de l’urgence à dire, la langue de Jeanine Baude se libère de la forme, elle court plutôt que faire bloc, dans la pensée d’une pure émotion.

Je vous souhaite de courir encore, chère Jeanine Baude !

Mathias Lair


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