Gilles Lades, Ouvrière durée, éditions Le Silence qui roule, 2021, 15 €.
De ce nouveau livre de Gilles Lades, accompagné en couverture d’une huile de Marie Alloy (L’Appel des moissons), le titre est singulier et riche de perspectives : le nom « durée » s’enrichit d’un qualificatif original et polysémique, qui nous oriente bien entendu vers les notions de travail manuel, d’artisanat ou d’art liés à une technique précise ou à une habileté certaine, mais surtout, me semble-t-il, sur le plan étymologique, vers l’idée d’œuvre en acte.
À l’opposé, le moment présent (« L’âge / en ce jour ») paraît tout rompre sur son passage, rabotant l’espérance : « une peur s’empare du sang / le dernier rêve s’enfuit / comme l’oiseau de la ruine noire ».
Dès lors, quelle « durée ouvrière » le poète peut-il bien espérer ? La première lui est évidemment offerte par sa mémoire. Mais une mémoire singulière, dont le pouvoir rétrospectif serait d’alléger l’expérience d’un « cœur » crispé par l’âge, par les « refus » et les « sarcasmes » d’un « élan fermé » : « qui dénoue / qui peut dénouer / ces jours-là / frappés d’inutile ? » La seconde durée possible s’étire dans l’autre sens : celle que lui propose le désir, la capacité à se projeter dans le futur, « à la pointe irisée d’une barque / hâtive à franchir le gouffre ».
Écrire en poésie, pour Gilles Lades, participerait donc ici d’un dénouement paradoxal, qui ne vient pas parachever l’histoire mais en constituer, au contraire, une lecture renouvelée. Cherchant à s’extraire d’une « angoisse » qui « continue de vriller son cristal de glace », le poète relit en effet à la fois son passé et les possibles qui s’offrent à lui, de préférence dans une nature familière. Malgré la « vieillesse » qui le hante, il choisit par exemple d’« oublier / tout ce bris pensif de sève et de bois » afin de « confier toute branche / au naissin lumineux des feuilles ». Oublier ce qui l’entrave lui permet de retenir, en revenant vers son enfance, ce qui peut le redresser : « Mère je sais que cette feuille jaune / comme une goutte de soleil / c’est toi qui l’as posée / […] / il arrive que je me retourne / sur une de ces feuilles / et que tout alors se remette droit / dans la semaine saccagée ». Dans l’épreuve de sa solitude, il entreprend alors de visiter « l’œuvre en cours du monde / et de la parole » en lui-même. Ses vers se laissent porter par une mémoire apte à re-susciter l’essentiel - « N’oublie pas ce temps / de ferveur enfouie » -, afin de mieux se diriger et de traverser l’ombre : « Tu continues le chemin sans témoin / tu veux rejoindre / les paroles de fondation / […] // tu revis sans fin / le soutien pantelant / du crépuscule à la pleine nuit / jusqu’à la route salvatrice ». Pour cela, il importe de dire aussi l’impuissance momentanée, « le malheur vaste comme un ciel », le désespoir d’un « aujourd’hui / que personne n’appelle […] ». Si des « malgré » ou des « bien sûr » freinent l’élan de vivre, le simple fait de les reconnaître laisse un espace à la lumière…
Ainsi ce dénouement qui dure délie-t-il sans détruire : bien plutôt, en faisant œuvre d’allègement, il favorise une manière différente de nouer. Arraché au « sentier de routine », le paysage réécrit coïncide avec le « plus loin qui sonde son écoute », dans le « sang de la hâte », pour « faire histoire avec l’esprit du lieu et se nouer à l’ouvrage insatiable des heures ». Par le poème qui se tisse, l’heure s’emplit de tout ce qui l’a engendrée et qui la reliera à la suivante, sans limite imposée : c’est « la pendule seule / inépuisée » qui « guide ton souffle et ton pas / d’un timbre si juste / qu’il t’accompagne aux quatre coins du vieil espace ». Le poète suit le rythme des secondes sonores, des pas foulant le sol et du souffle qui conduit sa parole restée « vive / comme un vin avide d’air et de lumière »… Être « l’étrange et l’étranger » - oublier jusqu’au « je » - n’empêche pas de recoudre les mots pour « donner le signe naissant du bleu / à la seule page / au fil des mots inclinés vers le soir ». On le constate, l’« ouvrière durée » n’est pas du côté des nostalgies stériles : « Un jour l’homme et l’âme retrouvent / les courses de l’enfant / ses chutes / et de nouveau l’espace / à conquérir ». Elle forme plutôt une spirale, où le présent assombri s’entrelace à l’enfance pour « laisser le temps aller plus loin que le temps ». Ce sens du cycle dynamique s’appuie sur la force des mots, le rythme impeccable des vers et la cohérence des sons : « forêt qui s’habille de vie à vue d’œil // dans l’air étale / le silence en vient aux larmes // tout un temps de lumière / de flux d’abandon d’abondance / monte du creux du monde / caresse les buis morts // comme pour épouser l’épreuve d’être » . Au fil des titres des sections de ce livre, venus du plus « profond de soi », « une brassée de chemins » s’ouvre, puis des « reflets de ciel et d’eau », « des mots dans les mains » et enfin des « personnes », car la mémoire collective est également sollicitée : si « l’ancien temps résiste / comme un pont bombardé », « l’effroi serait de perdre la mémoire des printemps »… Le poème est un « espace où la vie / se parle et se rejoint / se donne le temps de rendre grâce / sans le savoir ». Quelles que soient les épreuves traversées, le poète attentif restitue la réalité d’une persévérance humaine à guetter « le croît de lumière / à la faille du volet ».
Si la mélancolie ne disparaît pas (le silence demeure celui qui « décidera »), le poème, cependant, ose son chant « comme un pas / enivré d’une ronde », « pour un cantique de joie et de larmes ».
Sabine Dewulf