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Lectures de Véronique Saint-Aubin Elfakir (avril 2024)

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

Le dernier tilleul d’Etel Adnan

A travers l’image des deux tilleuls qui ornent la cour de son immeuble, autrefois occupé par la légendaire Nathalie Clifford Barney, Etel Adnan déploie une flamboyante odyssée de sa vie. Ces deux arbres auxquels se limitent désormais sa vision deviennent une sorte de métaphore absolue de l’être dans sa fulgurance : « Ce printemps passé dans le tilleul/m’a aveuglée/je suis un vaste fleuve ». Le tremblement du tilleul semble se déployer comme « le voile qui sépare la mort de la vie ». Surgissent alors les images d’un passé perdu sous les bombes de Beyrouth déchiqueté : « Elle avait des yeux qui faisaient briller/le soleil sur mon lit/et tomber la pluie/c’est de ma mère que je parle ». A ce point ultime de l’existence où soleil et mer sont à jamais accouplés, où autour des rochers il y a l’écume et « le palmier est encerclé par le vent », l’existence vient confronter sa négation comme un miroir inversé. Reviennent alors le souvenir des « fragances de myrthe de l’enfance » où des « roses poussent entre les doigts », où les bassins deviennent les miroirs qui contiennent les âmes. En ce « printemps que les fleurs possèdent », où l’existence se rétrécit à une cour et la vision de deux arbres surgit l’image de la disparition que vient nier un printemps insolent : « mais j’aime les fleurs pour leurs trahisons/leurs corps fragiles/ornent les avenues de mon imagination/si elles n’étaient pas là/mon esprit serait une tombe/anonyme ». Des images déferlent entremêlant souvenirs et pensées incohérentes où cette allée de tilleul finit par devenir une montagne. La seule chose alors qui devient vrai tient à cette surface des fleuves aimés car comme elle l’écrit Etel a « l’univers pour obsession » : « Progressivement de larges feuilles tropicales lèvent les bras/trébuchent dans un espace en expansion/plus belles que mes pensées. » A ce point de jonction ou ce carrefour, « le ciel est le début d’un continent nouveau ». Reviennent alors les stations de l’existence comme des scansions : « L’exil/l’émigration/le voyage/sont les stations de la connaissance/mais les roses se sont emparées/des quartiers bombardés/les épines habitent le désert ». En ces points de convergence, Etel devient espace et s’étoile : « je suis l’interaction du jour et de la nuit » et défie le temps, les siècles : « Comment transformer le grain de grenade en vapeur alchimique, redécouvrir Cordoue ? » Reste alors le verbe pour traverser le gué, éclairer encore un peu la nuit qui se profile, l’espoir d’un envol : « ...les mots devinrent mon paysage ». Les différents intitulés de chapitres qui composent le recueil sont autant de paliers qui nous mènent peu à peu du tilleul en fleurs à la foudre jusqu’au manifestations du dernier voyage. La métaphore de l’arbre devient celle du cycle de la vie. Un texte bouleversant.

Extraits :

Je sais que les fleurs brillent plus fort
Que le soleil
Leur éclipse marquera la fin des temps
Mais j’aime les fleurs pour leurs trahisons
Leurs corps fragiles
Ornent les avenues de mon imagination
Si elles n’étaient pas là
Mon esprit serait une tombe
Anonyme.

Sur un mur béant
Un adolescent a écrit en arabe :
« y a-t-il une vie avant la mort ? »

Oiseau d’une espèce nouvelle,

  • qui survole un lac de désolation –
    Je m’approche d’un vol vertical
    Qui transperce les corps célestes
    A la recherche de l’origine
    Du temps.

Léon-Paul Fargue : déambulations poétiques

J’ai tant rêvé, j’ai tant rêvé, que je ne suis plus d’ici

Pour Léon-Paul Fargue, marcheur infatigable, l’ailleurs est sous nos pas, dans le quotidien des rues, des cafés, des passants, des façades. A chaque promenade semble s’ouvrir un monde potentiel. Déambulant dans Paris, la ville devient le creuset de son écriture. A travers elle, le poète se parcourt lui-même, en quête de sensations : « ... je n’en finirai jamais avec le vagabondage débordant qui me retient dans le creux de moi-même. » La ville devient l’objet de sa quête d’images et le lieu poétique par excellence : « Nous pourchassions l’immense variété de vivre. Nous déchirions l’album des rues et des boutiques. Nous courions dans les fêtes en voleurs d’images. »

Ainsi la déambulation se confond avec la vie : « Nous commencions la longue marche
de la vie, pleins d’un espoir immense et mal dissimulé, donnant dès le départ toute notre vitesse. »
Elle a pour objet également de l’extirper de ces fantômes de souvenirs qui l’escortent parfois : « Dans l’ivresse de la marche, il noue d’étincelantes conjonctures. — Il parle à des ombres qui lui parlent. » Ainsi au détour d’une rue surgit le visage son père : « Il a une permission de la mort, et il arrive. Au tournant de la rue qui mène à la nuit, je l’attends. La mer va rentrer ses dernières terrasses. Une première lampe a soif dans les ténèbres. Un pas sur le pavé. Son ombre le précède. Et se couche sur moi, la tête sur mon cœur. Il est là. » A la mélancolie du souvenir s’oppose le bouillonnement des artères animées où il s’agit d’aller forer ou glaner quelques images et se dire que « l’amour était tout ce qui nous avait donné un peu d’éclat, un peu d’étoffe, un peu de durée. ». Il s’agit également de tenter de fixer ou sauver quelques instants à travers l’écriture comme pour mieux les sauver de l’oubli : « O vie ! dans ce moment qui passe et que nous voudrions pour toujours ressaisir, cesse de nous dérober le secret de nos jours. »
Mélancolique Fargue qui dans ces promenades n’est jamais vraiment tout seul mais escorté d’une cohorte de souvenirs : « Souvenirs d’un passé qui dort dans une ombre si transparente... Des intimités insaisissables qu’on se croit bien seul à connaître et dont on voudrait enchanter les autres... Certains regards. La voix d’un être cher. La gaucherie d’une âme ardente. Une inflexion familière très douce et bien humaine ».
La promenade se fait parfois retour « dans un quartier où l’on a vécu jadis. Surgissent alors des sensations comme des images flottantes issues du passé : Le tremblement de la voiture entre des arbres. L’odeur d’une avenue frissonnante où il a plu... L’odeur d’un chantier, sépulcral et tendre... Un geste passe sur une fenêtre éclairée très tard, tout en haut d’une maison qui se reflète dans un fleuve. Le grondement lent d’un train sur un pont de fer… L’adieu long d’un remorqueur... Et la persistante vision de ce coin de faubourg où la vieille maison que j’ai tant aimée ne me connaît plus. Rien qui bouge à ses vitres. A l’errance s’oppose souvent la chaleur d’une lampe allumée, la douceur du foyer perdu. Comme un phare dans la nuit clignotent où tournoient quelques bribes de passé dont il convient de cueillir quelques ramures : J’allume pour nous deux les lampes... Une parole heureuse, un visage de femme, une fenêtre brûlante, des voix connues passent et se brisent... Ah je voudrais serrer tous les souvenirs sur ma poitrine, en bouquet, pour te les offrir. Mais ils sont lointains comme des signaux. Signaux du soir, avec leur douceur menaçante. Fanaux des trains et des bateaux, qui ont toujours ce regard triste. Signaux d’amour, tendres et fins comme des cœurs à la fenêtre... Signaux du ciel, un peu perdus, comme des fleurs dans un champ d’ombre...
La marche déroule ces émotions sensorielles ou images mouvantes ou estampes en un télescopage permanent entre passé et présent qui nourrit le poème : perron d’automne, villa blanche posée « comme une veilleuse au bout de l’allée ». Il y a donc une sorte d’antinomie permanente entre le « dedans » perdu et ce dehors où l’on ne cesse de s’étourdir comme pour mieux éprouver de nouveau l’enivrant sentiment de l’existence. L’écriture vient également tenter de contrebalancer la perte en de délicates évocations : « Devant la villa, dans le jardin noir autrefois si clair, un pas bien connu réveille les roses mortes. Un vieil espoir, qui ne veut pas cesser de se débattre à la lumière. Des souvenirs, tels qu’on n’eût pas osé les arracher à leurs retraites, nous hèlent d’une voix pénétrante. Ils font de grands signes. Ils crient comme ces oiseaux doux et blancs aux grêles pieds d’or qui fuyaient l’écume un jour que nous passions sur la grève. Ils crient les longs remords. Ils crient la longue odeur saline et brûlée jusqu’à la courbe. »
De sorte que la rue où il s’agit de s’enfoncer comme dans une « tranchée » absorbe et accueille son chagrin tout en le métamorphosant à travers l’écriture « Je marchais dans une sorte de halo nasillard fait de chuchotements et de lumières. La rue était lourde à mes épaules comme un chagrin. Elle palpitait. Elle avait accueilli […] » Elle devient la quintessence de l’être et de sa quête poétique : « La vie est là, dans ces fumées de rêve qui bourdonnent. » Car pour Fargue l’écriture ne saurait se séparer du quotidien : « Une phrase parfaite est au point culminant de la plus grande expérience vitale »

Véronique Saint-Aubin Elfakir


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