« Troquer l’espace pour le lieu, le temps pour l’instant. Nous sommes dans le ventre de l’été, englués dans une insupportable chaleur. Il nous faut constamment recomposer nos images devenues floues. Mirages. C’est vendredi treize et nos peaux sentent encore le pin et le sel, la lande maritime tatouée dans nos chairs. Nous sommes secs comme des criquets, mous comme des lézards. Nos corps imbriqués à l’étroit dans le fauteuil vert. Accoudoirs et dossier arrondis nous font une coque, un coquillage de tissu. Les nez respirent forts, le sang pulse, les volets sont clos. »
Bon sang ce récit, je ne saurai vous dire ce qu’il a provoqué en moi. Un besoin irrépressible de lire les phrases, de m’irradier les yeux de ces mots. Bon sang. Un vrai coup de cœur comme je n’avais pas subi depuis un certain livre qui s’est posé dans ma bibliothèque direction l’étagère aux pépites diamantées.
Dire que Frédérique Germanaud est écrivaine cela est peu. C’est une écorchée vive du papier buvard, une chirurgienne qui opère nos âmes, nous perfuse, nous triture les boyaux pour nous redonner vie, naissance, essence, nous réapprendre à marcher sur les sentiers les plus escarpés. Oui, c’est cela. Lire Frédérique Germanaud, c’est entrer dans un champ lexical extrêmement dépouillé, ciselé. Une orfèvre des mots. Une bijoutière des lettres. Une dentellière des textes.
« On veut souvent une chose et son contraire. Accélérer le cours du temps pour être à demain et désespérer qu’il passe si vite. C’est l’une des tensions qui me fondent. Retenir et laisser filer. Pareil dans l’écriture, tout en forces opposées. »
Quatre vingt dix motifs est un récit où la mort de l’être côtoie la mort de l’esprit, des corps. Un récit où rebondit la moindre phrase écrite sur le papier dans cette chambre aux toits pentus.
On remonte le fil d’Ariane, on entrouvre les boites en fer blanc posées sous la lampe et qui contiennent des images que nous ne voulions plus voir, que nous nous rappelions plus. On regarde ces photos qui ne nous parlent pas, qui ne nous ont jamais parlé. Des photos qui nous prouvent notre enfance, celle oubliée, celle que l’on a déguisée pour faire comme-ci. On ouvre les enveloppes que l’on nous a transmises et ce que l’on découvre à l’intérieur est un nous intériorisé, enterré.
« Il fut un temps où la mémoire n’était pas cette faculté personnelle destinée à conserver son passé : elle appartenait au seul poète qui en usait pour célébrer les dieux et les exploits des guerriers valeureux. A sa discrétion, le souvenir ou l’oubli. Les poètes se sont fatigués d’avoir à célébrer, la parole s’est usée, la bouche s’est fermée. A chacun, dès lors, de veiller sur soi et ce qui constitue la trame du temps qu’il déroule, son fil d’Ariane plus ou moins emmêlée. »
On entrouvre la boite non pas de pandore mais la boite à souffrance et on creuse. On se souvient des jeux interdits, des premiers objets qui reviennent en mémoire (un thermomètre barque rose, un gant de toilette…), une barrette dans les cheveux, une plage de Vendée, des émois. On contemple les corps, on revisite nos souvenirs enfouis. Et ils font mal. Ils font mal car l’être aimé n’est plus là. La solitude des corps, la solitude de l’âme. La solitude tout simplement.
Le désir s’empare de l’être, corps embryonnaire en boule sur le lit. Les migraines s’accentuent. On souffre en silence, on crie en puissance dans nos corps recroquevillés. Et les mots résonnent, bousculent. On s’accroche aux livres lus comme à des bouées de sauvetage.
« Je laisse passer des petits morceaux de moi dans le tamis serré de l’écriture. Incapable de tout mettre sur la table. Mon être ainsi fragmenté devient difficile à recomposer en une vie »
On plonge dans les œuvres de Charles Juliet, de Vernet ; on s’octroie de regarder les trois reproductions de la Mémoire de Magritte. Mémoire… mémoire, celle que l’on oublie, volontairement ou pas. Celle qui nous oblige à regarder les photos souvenirs pour se rappeler des détails… Mémoire, Alzheimer ou en perdition…
« L’immédiateté de la petite enfance est une zone ancienne que je voudrais retrouver. La représentation que j’en ai sous les yeux m’émeut parce que je ne croyais pas que cette beauté eût existé pour moi. J’en avais perdu connaissance, prisonnière d’une lecture de mon corps […] que j’ai largement contribué à façonner. […] Il est possible que je me sois piégée toute seule […]. Le lien se fait entre alors et maintenant, non par le souvenir mais la révélation. »
Peu de mots, peu de phrases, une construction montant en puissance et qui nous procure des frissons de désir, d’une incroyable beauté et richesse. Soixante et une pages écrites comme une respiration en plein été, sous une chaleur étouffante. Soixante et une pages qui créent un manque sitôt terminées. Soixante et une pages qui sont un vrai tricot, un vrai canevas de la vie aux motifs noirs, colorés, obscurs, lumineux.
Quatre vingt dix motifs de la vie qui passe. Quatre vingt dix motifs construit comme un patchwork, une longue trame qui nous oblige à une introspection. Quatre vingt dix motifs déployé en trente séries de trois paragraphes chacun. Quatre vingt dix motifs comme un écho, long, contemplatif d’une saison estival caniculaire où la douleur s’engouffre dans le corps pour mieux le révéler. Un texte lumineux, à la force inouïe. Un récit féminin, sensuel et vraiment juste, férocement juste.
Et qu’il soit réel ou non, Frédérique Germanaud nous invite à entrer dans ce récit douloureux où la renaissance apparaît au détour de chaque pas posé, chaque page tournée. Une révélation. Notre révélation. La disponibilité des corps et de l’âme. La paix enfin retrouvée.
Ce recueil a été écrit quasiment en même temps que Vianet, la lettre. Autre récit, autre fiction ou non, mais les deux sont apparemment indissociables l’un de l’autre... Me reste à le découvrir. Et à écouter ces autres mots sur France Culture à l’occasion de la publication de la Chambre d’écho.
Sabine Faulmeyer