Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Paysages > Passer outre, d’Isabelle Lévesque et Michèle Destarac par Sabine Dewulf

Passer outre, d’Isabelle Lévesque et Michèle Destarac par Sabine Dewulf

mercredi 4 décembre 2024, par Sabine Dewulf

 

Passer outre , poèmes d’Isabelle Lévesque d’après les peintures de
Michèle Destarac, L’Herbe qui tremble, 2024, 65 pages, 22 €.

Avec les œuvres de Michèle Destarac, nous voici dépaysés, déposés dans une enfance primordiale, tâtonnante et débordante : comme dans les œuvres de Cobra ou celles d’expressionnistes abstraits, la spontanéité gestuelle semble reine, ainsi qu’un mariage possible entre écriture et peinture. Nous célébrons nos retrouvailles avec le langage archaïque que pétrissaient nos mains : très peu de couleurs au total (les trois primaires, le blanc et le noir), parfois mêlées à des lettres ou des chiffres, et des lignes mi-hésitantes, mi-fulgurantes. Le barbouillage et le gribouillis des pastels raturent joyeusement la toile ou tout autre support, parmi des teintes franches, osant faire taches. Nous perdons nos repères ; tout objet s’y déforme, y raconte une histoire sans queue ni tête. Si nous voulons entrer dans ces images, il nous faut « passer outre » nos préjugés, nos conceptions de l’art, nos goûts…

On imagine alors la poète d’abord désarçonnée, puis désireuse d’entrer en jeu, comme le suggère le poème intitulé « Case départ ». Une marelle non rectiligne, où le chaos chercherait son assise. Très simplement, Isabelle Lévesque oublie son propre univers pour n’écrire qu’en écho, en lien avec ce qui l’étonne : « Les formes à lire délirent : lapin / armé d’un sabre ou créature ailée noire ? » Il lui faut « Prendre le poème par les cornes ». Très vite, le lecteur sent qu’une jubilation s’installe, une complicité d’instincts, de gestes primitifs, dans l’éclat d’exclamations familières : « Sûr ! ça déménage de corner les pages / pour retourner à la case départ ! » Le poème rejoint même le cri animal (« On aboie la peine à trouver du possible / dans le cadre. ») pour reconnaître une défaite joyeuse : « On rime et perd à tous les coups. // C’est jouer. » Il s’agit donc de jouer en écrivant, non pas pour gagner : seulement pour jouer. La poète choisit ainsi de jouer le jeu, c’est-à-dire de répondre à chaque tableau (sans titre) par un poème titré, donc isolé des autres, qui s’adresse au premier dans sa singularité, cherche à en décrire le mouvement, les grandes lignes. Elle s’efface : son poème s’adapte à l’objet proposé.
 

p.31 - composition 2022 pastel sur papier 24 x 30 cm - ©Michèle Destarac

 

S’efface totalement ? Non pas vraiment. L’étymologie du mot jeu nous renvoie à la plaisanterie, au badinage, pendant qu’un autre sens s’y glisse : le mouvement ou l’action (dans un mécanisme). Il semble que, par ce biais étonnant, Isabelle Lévesque puisse mieux encore renouer avec deux de ses forces : la légèreté, d’une part, l’élan, d’autre part. On le sait, sa poésie s’élève, explose et foudroie ; elle fait vibrer l’instant. En même temps, elle aime tenter de déchiffrer l’énigme, sans déflorer celle-ci, comme dans les jeux d’enfants. Ainsi révèle-t-elle qu’un « A » tracé renvoie au « taureau » (dans l’alphabet protosinaïtique), sans pousser l’analyse, au contraire : elle laisse l’animal dans son « arène » de jeu pour épouser son énergie vitale, dans le sillage d’une peintre qui « verdit de rage / ou de stupeur » en poursuivant, par exemple, une étrange « arabesque » rectangulaire. Face aux peintures, la poète se sent furieusement libre, tout en traquant des empreintes, des indices, des clefs restées secrètes. À l’école de l’enfance, elle saisit la craie tendue sur le tableau d’un noir profond, observe « plusieurs fuites sur les bords », échafaude un « Nouveau théorème dans l’acrobatie du vide ». Elle dialogue avec cette part juvénile qui ne demande qu’à jaillir comme elle surgit ici des œuvres : « La règle est simple : / quand ça cogne, ça compte pour du mordu. »
 

p.13 - composition 2022 pastel sur papier noir 30 x 40 cm - ©Michèle Destarac

 

En réalité, c’est l’enfance entière revisitée. Non pas celle des pétales de roses mais l’enfance allègre et rude, innocente et terrible. Celle qui frôle le « Crâne » et le « squelette », la « bête bleue ». Celle qui plonge les doigts dans la « suie » la plus noire, l’« insensé » ou la « quadrature du cercle », en plein accord avec cette belle maxime poétique : « […] l’être primitif / révélé ne formule jamais rien. » Il « maintient sa question ». En effet, « Ici on fonce, on défonce les us et coutumes, / les convenances. On achemine du non-dit. » L’école réglementaire n’est plus de mise : « Apprendre est vain ». Au tableau mystérieux, on griffonne sans crainte, plus vivant de ne plus se mentir : « enfance défaite, à vif ». On ne cherche pas à vaincre l’adversaire – « l’arbitre s’est sauvé » -, on ne compte plus les points. On dénombre, on épelle autrement, dans la joie d’explorer. Le tragique côtoie le fantasque, on s’amuse toujours, on tente même le « geste magique ». C’est un « défi » pour la raison, la linéarité et toutes nos préoccupations ordinaires. Même nos valeurs flanchent, patriotisme inclus : « Rouge et bleu mitoyens / (fracturés). » La poète se questionne : « […] y a-t-il eu un meurtre ? » pour plaisanter ensuite : « L’enquête le déterminera. »

Nous avons donc quitté la société, la pensée, les règles qui nous gouvernent et nous enferment. Nous retournons ensemble au pays frais des contes, des mythes, sur les sentiers buissonniers du « chaperon innocent » guetté par le « Grand méchant loup », à moins qu’il ne s’agisse de « Chronos » qui « avale son présent, / crache sa Préhistoire ». L’espace et le temps s’élargissent, se divisent autrement, au gré de lignes hachées et de vers aussi brisés que rieurs. Tout redevient possible, pour tout « Réinventer », jusqu’à « Faire une maison sans murs ».
 

p.49 - noir sans vergogne en Dordogne 2010 huile sur toile 100 x 81 cm - ©Michèle Destarac
 

Le cœur s’ouvre alors, découvrant que « rien ne tremble, on est sûr, ça tient / sans structure ». Ces vers me paraissent essentiels : ici les lois sont différentes, elles existent toujours mais changent de fondement, issues d’une autre source. L’imaginaire sort du bois dans sa grande pureté, il se déploie dans une dimension bien oubliée, au cœur de notre cœur, où déchirer n’est plus détruire : l’absurde, sous la forme de « Sisyphe », saute à « pieds joints » au-dessus du « labyrinthe » de l’existence. C’est l’enfance qui sauve. Et me voilà déçue que les poèmes s’arrêtent à la page 54… Parce que jouer n’a pas de fin, la liberté non plus :

« Renoncer à l’ordre et dissoudre
en les mouillant
les couleurs et les lettres.

C’est un inventaire autre. »

Sabine Dewulf


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés