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Poterie et Poésie - Entretien avec Françoise Delorme par Cécile Guivarch

vendredi 6 décembre 2024, par Cécile Guivarch

Calebasse gravée et flammée, four à bois

Bol cuit au four à bois, engobé et gravé

Cécile Guivarch : Chère Françoise, je suis venue il y a quelques années chez toi, à Lajoux dans le Jura. C’était au mois de décembre pour Bivouac, des poètes en hiver, soirée de poésie organisée par la Bibliothèque de ton village depuis une quinzaine d’années. J’ai adoré découvrir ta maison sur laquelle était inscrite en grandes lettres « poterie ». Elle n’est plus en activité aujourd’hui, mais les étagères de la maison sont remplies de bols. Comment es-tu venue à la poterie et pendant combien d’années as-tu façonné ces objets ?

Françoise Delorme : Je suis venue à la poterie en 1972, dans le mouvement d’un « retour à la terre », assez général – très minoritaire cependant – dans les pays occidentaux, dont le désir est souvent né chez des personnes qui, comme moi, venaient d’un milieu en partie paysan, en partie artisan, manière d’accueillir une sorte d’héritage. J’étais mue aussi par un sentiment d’urgence qui n’était pas forcément malvenu en face d’une société qui avait déjà accéléré sa main mise sur les ressources de la terre et largement entamé sa destruction de tout l’écosystème du vivant. Même si tout ne se formulait pas de cette manière dans ces années-là, c’est bien de cela qu’il s’agissait et, hélas, tout s’est vérifié, tout se vérifie. J’ai ralenti ma vie, j’ai appris des gestes très anciens et je me suis installée dans un petit village de montagne avec mon compagnon avec un tour à pied et un four à bois et un chat, il s’appelait Plume, en hommage à Henri Michaux.

Lèvre de bol engobé, four à bois

 

Théière émaillée, four électrique

C.G : Pour servir le thé, tu as invité chacun de tes convives à choisir son bol, j’en ai été très touchée. Je dois avouer qu’il avait un goût particulier ce thé, car ce n’est pas anodin de poser ses lèvres sur un objet qui a été façonné par des mains, par tes mains. J’y ai senti un certain rapport entre la terre et les mains. Parle-nous de ce rapport entre la terre et les mains. Ce lien comment se tisse-t-il ? Comment s’ancre-t-il ?

F.D : Les bols rangés sur une poutre dans la pièce à vivre ne sont pas tous de nos mains (Jean-Marc et moi travaillions ensemble). Les convives sont invités à choisir parmi des bols faits par toutes mains, de France et d’ailleurs, par de nombreux potiers. J’appelle cette « collection » la Bolothèque. Chaque bol incite à rêver des mondes si différents, pourtant nés de la même matière, procédant cependant de plusieurs natures : porcelaines, grès et faïences. J’ai seulement travaillé la terre à faïence, ce qu’on appelle une terre de « basse cuisson », mais qui monte quand même au-delà de 1000°. Le lien entre la terre et les mains est sûrement le même que celui qui conduit à faire un jardin, à coudre, à construire. Pour moi, habiter, c’est peut-être d’abord construire, donner une forme à. J’ai un lien très tactile avec la réalité qui nous entoure, qu’elle soit de notre fait ou non. Toucher un brin d’herbe m’émerveille (et me donne vie) ... Bien sûr, le lien à l’argile est devenu de plus en plus fort pendant une vie de potière. Il s’est fait peu à peu relation. Il me semble qu’en vieillissant je deviens de plus en plus sensible au toucher comme manière de rencontrer le monde.

Assiette, engobe et émail, four électrique

 

Intérieur craquelé de bol, four à bois

C.G : Comment es-tu arrivée à la poésie ? Était-ce avant ou après la poterie ? Je me demande aussi si travailler la terre a un lien avec la poésie et lequel ? Est-ce un peu comme écrire un poème et pourquoi selon toi ? Comment poésie et poterie pourraient-elles aider à supporter le monde ou à le crier ?

F.D : La poésie m’est venue en même temps que la lecture et l’écriture. Mon père m’a appris à lire sur des poèmes, pour enfants comme Maurice Carême, mais aussi des poèmes de Robert Desnos, Paul Eluard et Jacques Prévert. Lire un poème est plus facile pour moi que lire autre chose, d’une certaine manière. Peut-être même ai-je cru longtemps que la poésie était la vie normale et naturelle des mots. J’ai un fort sentiment d’évidence même devant un poème ardu que je comprends peu, ou mal. Longtemps, le lien entre faire des pots et écrire des poèmes ne m’est pas apparu consciemment. D’une certaine manière, ces deux actes me semblaient opposés.
Et puis, à la longue, je me suis aperçue qu’il n’en était rien et qu’ils étaient au moins complémentaires, mais surtout qu’ils étaient interdépendants, posant de nombreuses questions l’un et l’autre l’un à l’autre. Qu’est-ce qu’un mot ? Qu’est- ce qu’une matière ? Que veut dire le verbe « contenir » ? Quel est le sens du mot « sens » ? L’argile m’a donné le mot « porosité » pour essayer de décrire ce qui se passe dans la langue quand elle se fait poème. Le poème me permet de mettre en mots l’expérience vivante du travail avec l’argile, avec la terre, toutes les sortes de terre(s), l’humus aussi.
Le travail du poème est plus un travail de composition qui met en œuvre une énergie existentielle et intellectuelle pour rameuter les rêves et conduire – je ne sais pas toujours ni comment ni où – le désir de comprendre quelque chose à l’énigme d’exister. Le travail de potier est d’abord un travail d’artisan, je faisais des poteries utilitaires, fonctionnelles. Ces poteries sont parfois aller flirter avec la beauté, qui, elle-même, possède un statut très flou. Où est-elle et quand surgit-elle ? Je ne sais pas, mais elle est importante pour l’acte du potier comme dans le geste qui s’inscrit dans le poème.

Bol engobes et émail, four électrique

C.G : Dans ta maison, une belle lumière passe par la fenêtre. Et je sens la lumière sur les bols. Elle traverse également tes poèmes. Quelle est selon toi la nécessité, voire la signification de cette lumière dans tes différentes activités et ton quotidien ? Est-ce que la lumière du Jura ou y en a-t-il d’autres ? Et les couleurs ? Parle- nous de l’importance des couleurs.

F.D : La lumière est un élément de notre vie essentiel, évidemment, je suppose que c’est vrai pour chacun. Elle ne s’oppose pas à la matière, du moins pas directement, à mes yeux. C’est d’abord la lumière de tous les jours, donc celle du Jura puisque j’y habite, c’est une lumière de pays humide (c’est encore un peu vrai !), très multiforme, changeante, enveloppante et assez prismatique :

Le bleu du ciel en mars peut-être
m’aime et c’est furtifs des sourires
ils affleurent sur des visages
le bleu du ciel en mars jamais
aussi étrangement humain
avec un grain léger un balbutiement
l’œil touche ce bleu là imbibé
densité à peine présente mortelle

exposé comme la matière vivante
[...]
       La question des couleurs

Je crois que la lumière joue un rôle prégnant ... à cause de l’ombre ! C’est vrai, je suis sensible au jeu si étrange, si étonnant et si mobile de l’ombre et la lumière. Tous les livres que j’ai écrits sont habités par la lumière et l’ombre, par les couleurs aussi, bien sûr. Le dernier livre Par la présente fait foi, le dernier poème y est un appel à la lumière vivante. La lumière et l’ombre dessinent. Dessinent toute chose, vibrent, émeuvent, s’émeuvent. Dès le premier livre, dès le premier poème, j’écrivais une ode à la lumière :

[...]
Lumineuse montée de la clarté. Dans la montagne, quelle que soit l’heure, sous les étoiles, à midi assis près de la source où la mort peut venir, nous découvrons dans les éclats brillants, nous lisons dans les fragments :
« La lumière vient de l’intérieur, la lumière naît dans le ventre des choses, la lumière est cet agneau blanc dont la mère s’est perdue près des cascades et pourrit au bord de l’eau. L’orpheline cherche en nous le lait de sa vie, nous en sommes l’origine, la nourriture. »
Nous ne sommes pas sûrs d’être capables de nourrir la lumière, nous tremblons en lui tendant les fruits, les mains, les caresses, nous lui sommes obligés, car elle, l’agneau né de la nuit, éclaire la terre et seule saura donner les noms.
[...]
       À l’abri des bergers

Les couleurs sont pour moi l’évidente relation qu’entretiennent la lumière et la matière. Les couleurs sont fragiles et changeantes et mortelles, presque éphémères, nous ressemblant en cela. Les couleurs me parlent de notre humanité ... J’essaie de comprendre, tout au moins de saisir un instant la complexité de leurs accords, désaccords, mouvements de surface et en profondeur ... jusqu’à leur disparition. Un monde infini de métamorphoses, de clarifications et d’obscurcissements tout aussi bien s’offre au regard. Mais on parle aussi de couleurs pour la musique, pour la poésie ... C’est difficile d’expliquer cette métaphore, mais elle semble très porteuse en passant ainsi d’un art à un autre. On ne sait même plus d’où les couleurs viennent vraiment. Mais si, nous le savons au fond de nous. Chatoiements. Brèves apparitions et autant de disparitions. Cheminements, enchantement et perte, aussi. De même la lumière peut revêtir des sens nombreux, y compris celui d’une plus grande compréhension, d’une quête de clarté – toujours reprise – qui prend un tour politique, social, directement humain.

Petit galet engobé et gravé, cuit au four à bois

C.G : Quels sont les poètes, les œuvres, qui partagent avec toi ce lien si particulier à la terre ? A la lumière ? Et aussi aux couleurs ? Et pourquoi ?

F.D : Je citerai d’abord Gaston Bachelard dont j’ai toujours vécu les écrits comme une sorte de poésie. Les poètes terriens que j’aime particulièrement sont Eugène Guillevic, le premier découvert. À la fin de l’adolescence. Ensuite, j’ai un goût très prononcé pour la poésie d’André Frénaud, sa lenteur magmatique, la matière des vers et des strophes qui me semble comme éminemment physique, ses poèmes longs qui me semblent entrer peu à peu dans la matière terrestre pour en extraire des qualités, pour devenir glaise, pour développer une très grande puissance d’incarnation. Ensuite, je suis sensible à la poésie d’Inger Christensen, dont la dynamique systémique reste profondément enracinée dans notre expérience individuelle et collective, sensible et terrestre, terrienne. Un vers comme le premier d’Alphabet me fait venir les larmes aux yeux chaque fois qu’il me revient à l’esprit, si simplement arbre sur et dans la terre :

Les abricotiers existent, les abricotiers existent
       Inger Christensen, Alphabet

Les poètes de la lumière, qui ne s’éloignent jamais complètement de sa qualité de lumière terrestre, que j’aime particulièrement sont peut-être Philippe Jaccottet et Eather Dohollau. Je suis sensible à leur poésie pour leur légèreté, mais légèreté enracinée, leur lumière comme vivante qui agrandit le monde sans le trahir :

A partir de la lumière
L’ombre est juste
Toujours les jardins sont là
Autour d’un centre
L’eau coule au cœur du secret
L’œil du ciel
Proche des mains
Qui se lavent
De lointain
       Eather Dohollau, Les venelles des portes

J’aime des livres dont la lumière est le sujet principal ou le seul sujet, par exemple Echanges de la lumière de Jacques Roubaud ou Etat d’Anne-Marie Albiach. Des poèmes isolés venus de toutes parts m’habitent aussi. Certains vers de René Char par exemple, en particulier cet aphorisme qui me semble faire apparaître la double nature de la lumière quoiqu’elle reste simplement humaine :

”Toute lumière, comme toute limite, passe par nos yeux : tant la clarté au foyer clos des songes, que l’étamine obtuse des lanternes.”
       René Char, La nuit talismanique

Les poètes des couleurs, je ne saurai dire, peut-être James Sacré, qui, discrètement, est un grand coloriste. Je vois formes et couleurs changer quand je lis ses poèmes, quand je parcours les paysages qu’il écrit. Même devant un simple titre de livre comme La peinture du poème s’en va, je rêve. Je rêve longtemps. Isabelle Lévesque aussi écrit souvent comme j’imagine qu’on peint. Certains de ses poèmes résonnent comme des tableaux, je les vois comme tels.

Si j’ai peu écrit sur l’acte de faire des pots, j’ai plus écrit vers la lumière et la terre, l’expérience que j’en ai. Tout se passe là, dans la relation entre elles, dans les formes et les intensités qu’elle invente, dont un des aspects s’appelle couleurs.

[...]
j’aime le jaune s’il ne flamboie c’est tout comme
il brûle si sûrement que le temps de le voir
se mange le temps de dire je t’aime avec les violences
du feu dont tu te souviendras qu’elles sont les mêmes
partout pissenlit safran soleils avec le pistil
ou les pétales j’aime dans la matière des fleurs
boire la rosée ne suffit entrer dans la fleur oui
       La question des couleurs

Four à bois, alandier

C.G : Ton livre Par la présente s’ouvre sur un chemin, une marche. Toujours dans la lumière, celle qui baigne aussi bien le coquelicot et le cassis. Une lumière personnifiée avec ses « chaussures rouges »... Rouge, la couleur que prend parfois la terre... Une écriture qui commence calme et rayonnante de tout ce qui donne présence, là sous nos yeux dans le silence du matin. Vite, les pistes sont pourtant brouillées, les pensées vont et viennent, les souvenirs se mêlent au quotidien où les multiples naissances côtoient la mort, où la lumière côtoie l’ombre. Quand tout semblait beau, finalement l’homme s’arrache le cœur... Quand cela « surprend le paysage », quand les hommes sont « trop nombreux à mourir », quand « elle attend que le sang redevienne de la lumière ». Comment osciller parmi tout cela ? Comment rester présente à la lumière quand le monde s’assombrit ? Comment vis-tu cela en poésie ? En poterie ?

F.D : Je te remercie, Cécile, pour ta lecture si attentive. Oui, le premier chapitre de Par la présente, intitulé « Avec un cœur ancien », avance dans la vie avec une sorte de foi dans les mots, dans les figures du poème. Surtout, la poésie semble encore naïvement à même, pas forcément de changer la vie, mais de transformer le rapport que nous avons avec elle, et, partant, d’influer d’une manière ou d’une autre sur le réel, de créer des lumières humaines. Peut-être, mais assez sûrement. La poésie avance et rayonne encore malgré les difficultés, les obstacles cependant présents dès l’abord, des obscurités qui s’entrechoquent déjà. Oui, ensuite, les pistes se brouillent, et, pour tout dire, dans cet explosant désordre, j’ai essayé de chercher des cohérences, mais tout se fait très (trop ?) instable et multidirectionnel, violent, souvent cruel. La lumière ? Je ne sais plus vraiment, ni où elle pourrait se manifester, ni même de quelle nature elle serait. Et j’en suis désolée, acculée à ce que je ne veux pas voir devenir un désespoir. C’est comme se débattre dans des filets, ne plus comprendre comment imaginer pouvoir faire. J’ai intitulé « Triptyques de guerre » le chapitre que j’imagine central. Quelque chose s’y noue qui me semble essayer d’appréhender une sorte de désastre, politique, écologique, sémantique. Ce sont des triptyques, fait important à mes yeux, même si je ne suis pas sûre de savoir pourquoi. C’est une manière, peut-être, de proposer des poèmes-facettes qui résonnent entre eux plus fortement, qui s’ouvrent les uns aux autres et se ferment les uns sur les autres, dans une relation plus directe. Ainsi, il n’est plus question de dualité toujours trop manichéenne, ombre-lumière, bien-mal, ouverture-fermeture. Tout se complique, je vois s’ouvrir des possibles dans le jeu des renvois, des appels, des rapprochements, des refus aussi. La céramique offrirait des gestes rassurants, techniques (dans le beau sens de ce mot), dont le résultat fait immédiatement sens par sa fonctionnalité, donner à boire, pouvoir conserver, contenir quelque chose, transmettre aussi dans une relation simple et directe. Mais tout peut se briser si vite. Que de tessons, que de poussières... Quant à la poésie ? "L’oscillante parole » chère à Octavio Paz a la tâche difficile. Faire de la lumière ne peut venir d’un désir de consoler, de rassurer même. Surtout pas. Comme il est écrit à plusieurs reprises dans Par la présente, ce qui voudrait se dire se trouve encore dans l’inarticulé, se propose comme un cri. Quelqu’une cherche un chemin... désire que ce chemin ne soit pas absolument impossible à frayer. La lumière ne se trouve pas au bout de ce chemin. Je saisis parfois ou je crois voir, ici, des petites lumières humaines frémissantes. Je les devine, je les suis, je cherche à les identifier. Je tente de les approcher, du moins les poèmes leur donnent des noms, erronés peut-être. Souvent, je pense à ces vers de Guillevic, qui reviennent lanciner : « On aura tout tenu / Dans les mains rapprochées ». En moi, quelqu’une continue à faire ce geste avec obstination.


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