Tel est le risque, toujours, de l’œuvre : présentée, projetée dans le champ de l’autre (avec ses goûts, sa sensibilité, sa disponibilité), comment savoir, comment prévoir l’effet qu’elle produira ? Odile Fix, l’été dernier, m’a non pas lancé, mais adressé Caillou – un caillou qui, certes, peut s’envoyer par voie postale, mais qui est aussi un cadeau du ciel : un livre d’artiste qu’elle a réalisé et publié aux éditions pauvre erre. Ce Caillou, je l’ai vraiment reçu. Il m’a accompagnée en vacances, et aujourd’hui encore, à portée de main, tout sage dans la poche intérieure de mon cartable, il m’est un vademecum discret. Voici ce que d’abord il m’a soufflé :
On le croirait vivant, doucement posé parmi les hautes herbes. Il est seul, unique élément minéral dans cet environnement végétal, en boule, fragile, se protégeant. Tout s’agite autour de lui, à grands traits les joncs jaillissent, fulgurances de roseaux balayés par le vent. Lui est immobile, on dirait qu’il dort, ou qu’il attend. En lui la vibration tranquille, la patience d’ange, le souffle blanc. C’est un rêve de caillou – ventre sondant la tiédeur de la terre. Un grand jour se prépare, il ne cache pas son jeu, dehors et dedans calcaires semblablement ; il s’active, persévère en lui-même, travaille à sa propre matière. Venu d’on ne sait où, il a trouvé sa juste place. Il est là, et c’est toute son affaire. Concentré, tout à ses œuvres sédimentaires, il mûrit son secret de fabrication. Être pleinement caillou, quelle plus importante réalisation ? Il respire, paisiblement palpite : il est le poème en gestation.
Caillou est un livre-poème – un livre d’artiste rassemblant une œuvre graphique et un poème, sachant qu’en Odile Fix plasticienne et poète ne font qu’une. Le dessin est exécuté au fusain, puis est plié en accordéon, tandis que le poème est imprimé sur le rabat qui forme la troisième de couverture. Dans ce poème, Odile Fix fait l’économie de l’illustration, de la redite, de l’explication. Le poème n’est pas là pour commenter l’image, il la rêve, émet des hypothèses. Le poème ne sait pas – s’en tient à des suppositions quand le dessin, lui, est tranquille affirmation :
peut-être qu’on l’a jeté.
un jour il est, entre les joncs, on l’aperçoit.
[…]
une courbe claire posée entre des brins secs, un gris satiné.
[…]
nous voudrions le prendre dans le creux de notre paume.
[…]
peut-être qu’on l’a jeté, peut-être qu’il a lapidé.
pouvons-nous le poser dans le creux obscur de notre paume ?
pierre… volera-t-elle éclats ?
nous ne savons pas si, un jour, au bout de notre bras tendu, une pierre pourra héler la mort.
on avale une cri d’oiseau enfoui dans le noir d’un nid.
On le voit, Odile Fix, sondant « la courbe claire », interroge nos gestes les plus élémentaires – qui peuvent aussi être les plus cruels. Lancer un caillou, comme jeter la pierre. La bénignité du caillou s’offre à nos possibles violences : en tout, un endroit et un envers, innocence et noirceur. Caillou pose les choses, et ce que nous en faisons : comme notre usage du monde qui se dessine-là. Odile Fixe, dans son poème, soulève un faisceau de questions, et n’apporte aucune réponse. Le caillou est, dans sa complète actualité. Le dessin s’inscrit dans la pure présence, fait tout simplement abstraction du temps qui vient ou qui va, quand le poème, lui, a la possibilité de prospecter amont et aval. Le caillou est sans intention, et sans voix. En-deçà des mots, et s’en passant très bien. Contre lui se frotte le poème, qui toujours aux abords du silence veut tenter sa chance.
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