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Voir l’indicible - Entretien avec David Paigneau par Cécile Guivarch

mercredi 12 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Cher David, dans tes photos, comme dans tes poèmes, je remarque l’importance de saisir l’instant. Mais il s’agit aussi certainement de quelque chose de plus subtil, car il y a dans cette saisie quelque chose qui est du domaine de l’interaction. Interaction entre toi et le monde, que ce soit la nature, une personne, une construction. Une interaction qui vient certainement toucher quelque chose à l’intérieur de toi et que tu sembles chercher à extérioriser, soit par la photo soit par la poésie. Je pense que tu aurais des choses à nous dire à ce sujet. Sur la possibilité que ces deux arts offrent pour toi, sur ce que ces pratiques - photo et poésie - te permettent d’exprimer, d’expérimenter, peut-être de manière parallèle, de manière complémentaire, ou bien entremêlée. Je te laisse la parole.

C’est vrai, de ce point de vue je ne différencie pas vraiment la photo et la poésie fragmentaire ; d’ailleurs j’ai tendance à les pratiquer en alternance, par vagues successives, plutôt qu’en simultané ! L’interaction avec quelqu’un ou quelque chose m’est nécessaire pour éprouver une réaction qui se traduira par un texte ou une image ; en bref je me vois comme plus « réactif » que « créatif ». Un stimulus vient « percuter » quelque chose à l’intérieur, et un sentiment d’évidence apparaît : ça, c’est un sujet de photo ou de poème. Le pourquoi de cette évidence n’est pas toujours compris tout de suite d’ailleurs.

Je suis aussi d’accord pour dire qu’une personnalité peut se dévoiler et s’extérioriser dans ces fragments, surtout par leur accumulation. Après tout, même dans la photo ou le haïku les plus figuratifs, les plus impersonnels en apparence, il reste toujours une subjectivité qui s’est dit : c’est cela, et pas autre chose, qui m’a frappé et a voulu s’exprimer par le canal des mots ou de l’image. Tandis que si je cherche à parler de moi « au premier degré », beaucoup de filtres viennent interférer : l’ego, mon caractère plutôt analytique par nature...

Donc oui, j’ai l’impression de me révéler avec plus d’authenticité en rebondissant sur des interactions avec l’extérieur, et dans des formes qui ne me laissent pas assez d’espace pour me transformer en « geyser à épithètes » et trop éloigner la sensation d’évidence provoquée par une interaction. Dans un cas il s’agit d’écrire en « contournant » les mots, dans l’autre, de créer une image qui parle de l’intérieur en ayant l’extérieur pour origine.

Et dans les deux cas, le fragment réalisé peut s’approcher de la sensation mais jamais l’atteindre ni la reproduire exactement, il reste toujours l’espace de la suggestion, de l’évocation, dans lequel la sensibilité du lecteur ou du spectateur peut s’engouffrer pour raconter une histoire différente de celle que je croyais raconter. Là aussi une interaction peut se créer, et une autre intériorité peut se dévoiler.

 

We’re in this together
Série « Along the Water »
Portes-en-Ré, 2018.
300mm, 1/320 sec, F/5.6, ISO 400

 

Tu évoques dans ta première réponse, que le fragment peut s’approcher d’une sensation mais jamais l’atteindre ni la reproduire exactement. J’aime beaucoup cette idée. Je crois que c’est aussi que c’est pour cette raison que nombre d’artistes poursuivent leur travail. Que penses-tu de cela de ton côté ? Quelle quête nous pousse donc à créer et créer sans cesse ?

Je me rappelle avoir écrit dans un carnet une phrase du genre, « le jour où un poème exprimera totalement ce qu’il veut exprimer, plus personne n’aura besoin d’écrire de poème ». Bon, c’était dit de façon un peu péremptoire et grandiloquente, mais ça traduisait une intuition qui ne m’a pas quitté depuis. Mais plutôt que de continuer à m’autociter, je préfère partir d’une phrase de Philippe Jaccottet qui, à mon avis, dit tout sur ce sujet : « Ce qui résiste à l’expression est l’or. Ce qui s’exprime en est l’enveloppe altérable. Cependant l’expression cherche l’or, et la tension de sa recherche nous exalte et nous décante. »

Au risque de digresser un peu, j’ai été conforté dans cette idée en lisant quelques travaux sur la cognition animale. Ce que j’en ai retenu, c’est que les mots et notre « cinéma intérieur » sont la traduction de la pensée, mais pas sa matière ni son processus ; ce que nous pensons et éprouvons est infra-verbal par nature ; ce que nous créons par le langage ou l’image peut le suggérer / le sublimer / s’en approcher, mais jamais le traduire fidèlement. Les noms mêmes que nous donnons à nos sentiments sont des généralisations de processus intérieurs infiniment plus subtils et ambigus. C’est certainement une gageure de chercher à reproduire la sensation par les outils, verbaux ou matériels, qui sont en nous ou autour de nous précisément pour nous en éloigner !

Mais justement c’est aussi « cette tension qui nous exalte et nous décante ». Je ne peux évidemment pas prétendre parler au nom de tous les écrivains et artistes, j’ai simplement l’impression que ce qui compte, c’est ce que nous pouvons découvrir d’inattendu (sur nous-mêmes, sur nos interactions avec l’autre et le monde) au cours de cette quête ; que la quête en elle-même ne puisse pas aboutir importe peu au final, en tout cas à mon sens. C’est peut-être une variation un peu facile sur le thème « atteindre la lune en visant les étoiles », mais il me semble que le fragment, l’instantané (écrit ou visuel) permettent peut-être d’approcher un peu plus près, sinon de la sensation en elle-même, mais au moins du mécanisme propre à chacun, par lequel il réagit et « rebondit » sur la sensation. Et justement en partant d’interactions avec des détails, anecdotes, perceptions fugaces de réalités très modestes et très concrètes, qui nous en révèlent beaucoup sur nous-mêmes par les réactions qu’elles suscitent en nous. Pour le coup, c’est plutôt à une phrase de Pascal que cette question me fait penser : « Ce qui est passionnant, c’est d’ouvrir un livre et de découvrir, non seulement un auteur, mais un homme » (et c’est tout aussi vrai pour le travail d’un plasticien, d’un philosophe, d’un musicien, etc.).

 

Mirage
Série « Runners »
Bois de Tillet, Oise, 2006.
Photo argentique

 

J’aime beaucoup ce que tu évoques à propos de découvrir l’inattendu au cours de cette quête. Par inattendu, j’entends l’art de nous surprendre, de nous donner un élan supplémentaire dans la création. Cette possibilité de découvrir une pensée, un regard, une émotion que nous avions enfoui en nous. Aussi, au cours des tes prises de vue, de tes prises de notes, comment te laisses-tu prendre par cet inattendu ? En d’autres termes, quand penses-tu que ce petit miracle arrive ? Est-ce toujours à un moment où tu es dans des dispositions particulières ? Bref, crois-tu qu’il est possible de provoquer cet inattendu ?

Là encore, ce que tu dis me rappelle une pensée de Philippe Jaccottet : « La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement. » Ce qui vaut aussi pour la photo : de la plupart de mes sorties appareil en main, je ne ramène rien de satisfaisant ou tout comme ; et une fois de temps en temps, ce miracle comme tu l’appelles se produit et je prends plus conscience de ce qui m’entoure, alors une série souvent inattendue voit le jour. Les poèmes, idem, généralement je les compose par « paquets » à un moment ou à un autre, d’ailleurs je préfère dire que je les « entends » plutôt que « compose ».
Pour ce qui est de provoquer ces moments où l’inattendu vient nous surprendre, oui, je crois cela possible, mais sans pouvoir réellement décrire une « méthode » clairement définie. Je suis bien sûr orienté par mes lectures du moment – les périodes de lecture à haute dose de haïkus me conditionnent en quelque sorte à « penser en trois vers », par exemple – mais cela concerne le mode d’expression plutôt que la réceptivité à l’inattendu en elle-même. Je crois que les phases plus fécondes répondent, comme le dit Jaccottet, à une certaine manière de vivre, disons, à une certaine sérénité, une façon de prendre la vie comme un jeu, au second degré. Ce qui ne veut pas dire ne pas avoir ses soucis et ses obligations, mais les voir de l’extérieur, comme des rouages insignifiants dans un tout plus vaste et global, quelque chose dans ce genre. Un détachement qui me rend plus réactif et sensible aux interactions avec l’extérieur. D’ailleurs, dans les phases où j’écris ou photographie beaucoup, ce ne sont pas forcément les « produits finis » qui me réjouissent le plus, mais le constat que je suis dans cette disposition d’esprit particulière.

C’est certainement quelque chose de très personnel et propre à chacun, mais en ce qui me concerne, l’écriture et la photo sont plutôt une acmé dans un travail sur soi permanent, une récompense en quelque sorte. D’ailleurs c’est peut-être en partie pour cela que la photo et la poésie fragmentaire sont mes canaux privilégiés : le temps de réalisation étant très bref, c’est ce travail sur soi, cette manière d’orienter sa propre vie qui m’importe et me requiert le plus. Au contraire, pour les récits de souvenirs que j’écris en parallèle et qui sont, eux, des divagations plus analytiques et développées, il y a une recherche active : retourner sur des lieux, solliciter la mémoire... Mais pour la poésie et la photo, la recherche se fait en amont et à l’intérieur, et encore une fois la plus grande réceptivité à l’inattendu est ma récompense plutôt qu’une recherche consciente.

 

Heaven’s open
Série « Cemeteries »
Cimitero Monumentale, Milan, 2021.
50mm, 1/250 sec, F/1.8, ISO 100

 

Cher David, tu dis « pour la poésie et la photo, la recherche se fait en amont et à l’intérieur ». Cela m’interpelle beaucoup, m’amène quelques pistes de réflexion. Peut-être pourrais-tu développer un peu ? Aussi, autant pour la poésie cela semble tout naturel, mais pour la photo, cette recherche à l’intérieur me questionne...

C’est vrai en tout cas pour une certaine pratique de la photo, celle où justement je prends mon appareil sans avoir d’idée précise de ce que je vais ou non photographier ; dans ce cas le saisissement de l’inattendu, quand il advient, est le signe de cette disposition d’esprit que je recherche et qui me rend plus attentif, observateur et réactif. Quand il s’agit de photographier dans d’autres contextes, par exemple réaliser une prise que j’ai en tête depuis un moment et pour laquelle j’ai déjà effectué des repérages et des essais, ou participer à une sortie avec le club photo dans un endroit donné, bien sûr l’inattendu peut survenir, mais en tout cas il y a une intention préalable, une volonté dès le départ plus esthétique. Comme d’ailleurs pour l’écriture : s’il s’agit de rédiger un article, une traduction, un récit de souvenir..., il y a un travail préparatoire, à l’intérieur mais aussi beaucoup sur la forme. Et là encore de l’inattendu, de l’imprévu se manifeste au fil du processus, mais il n’est pas au cœur de la recherche, l’intentionnalité prime. Ce qui à mes yeux unit la poésie fragmentaire et la pratique plus spontanée et aléatoire de la photo, c’est que la recherche à l’intérieur signifie peut-être un travail préparatoire sur le fond plutôt que sur la forme ; chercher en soi une réactivité, une disponibilité intérieure à ce qui pourra se présenter. En ce sens, je vois ces deux pratiques de l’écrit et de l’image comme deux facettes d’un même travail plutôt que deux recherches distinctes ; d’ailleurs, certains de mes tercets, généralement parmi les plus descriptifs, sont écrits pour répondre à la frustration de ne pas avoir mon appareil avec moi lorsque je perçois quelque chose que j’aurais voulu photographier.

 

Ghost in the Mist
Série « Parisienne Walkways »
Parc de Bercy, Paris, 2022.
Zooming 18 → 55mm, 1/13 sec, F/29, ISO 100

 

Une recherche active, en amont, à l’intérieur, de l’inattendu... Mais nous n’avons pas vraiment évoqué ce qui t’inspire, j’entends lieux, mémoires... mais peux-tu développer ? Quels sont ceux qui te guident ou t’accompagnent, j’entends auteurs, peintres, photographes... ? J’imagine un petit monde, le tien, mais qui en rejoint peut-être d’autres.

Il y aurait de quoi développer en effet, mais je vais essayer d’être le plus concis possible... il se peut que j’échoue !

Les lieux, en tout cas des lieux, oui, c’est là une de mes sources d’inspiration privilégiées, puisqu’à tout prendre, le thème qui m’obsède le plus est le fonctionnement de la mémoire, la manière dont elle détermine nos comportements et notre perception du monde. Et dans ce sens, retourner dans des lieux auxquels ma mémoire m’attache me rend d’autant plus attentif à ces interactions entre l’extérieur et nos sensibilités ; ainsi, des séjours récents dans des villes comme Amiens, Caen, Toulouse & Colomiers, La Rochelle... sont allés de pair avec des phases créatives plus intenses, puisqu’il s’agit de lieux dans lesquels j’ai vécu, ou auxquels je suis lié par des « investissements affectifs » particuliers, pour emprunter une expression à Jean-Marie Schaeffer. Plongé dans ce genre de contexte, je compare en quelque sorte les poèmes et les photos à des particules qui se réveillent dans un collisionneur, lorsqu’une quantité suffisante d’énergie leur est transmise.
Et bien sûr, des auteurs et artistes... Par exemple certains romans d’Anne-Marie Garat qui explorent ce dialogue entre la mémoire et les images, mettant en scène des personnages qui réalisent, par ce dialogue, combien ils sont surdéterminés et peu maîtres d’eux-mêmes. Pour nommer d’autres auteurs qui peuplent ce « petit monde », disons, Ishikawa Takuboku, Emily Brontë, Giuseppe Ungaretti, Philippe Jaccottet, Sénèque, Marc-Aurèle, Nietzsche, Montaigne, Alessandro Baricco, Dostoïevski, Céline... Je ne peux évidemment pas détailler ce qui m’attache à chacun d’eux individuellement, mais le fil rouge qui les relie selon moi, c’est la création une sorte d’« autobiographie émotionnelle », la manière dont chacun se révèle en décrivant ou mettant en scène des fragments de monde, d’humanité, d’histoire, de la nature... Je veux dire, avec ces auteurs peut-être plus qu’avec d’autres, je ne referme pas le livre en me disant seulement, « voilà ce que j’ai appris sur le monde », mais plutôt, « voilà de quelle manière cet individu, cette intériorité, réagit à ce qu’il perçoit du monde ». Ainsi je peux parfois me trouver en désaccord total avec certaines de leurs conclusions (dans le cas de Céline par exemple, pas besoin d’en dire plus je pense !), sans cesser d’être touché par le fonctionnement de leur mécanique émotive. Et ils m’ont ainsi aidé à comprendre que l’introspection active est un premier pas nécessaire vers le développement de l’empathie, de l’observation attentive, de l’honnêteté intellectuelle, du sentiment humain, etc.

Les arts visuels évidemment, même si, dans le cas de la peinture, j’avoue humblement ne pas être un fin connaisseur, loin de là, tout juste un amateur et un curieux. Mais si je dois mentionner un artiste qui m’a profondément marqué, je ne peux pas ne pas citer Roman Opałka ; sa manière, très « héraclitéenne » en un sens, de mettre en scène la temporalité, la fixité dans le mouvement et le mouvement dans la fixité, c’est quelque chose qui me remue vraiment de l’intérieur, et certainement ce n’est pas par hasard si je suis revenu vers l’écriture poétique et ai commencé à travailler à des récits de souvenirs peu de temps après avoir découvert son travail. Parmi les photographes qui ont pu m’inspirer ou m’influencer, des artistes comme Julia Margaret Cameron ou Ansel Adams me touchent par la dramaturgie qu’ils ont insufflée à leurs images en employant les ressources techniques et matérielles dont ils disposaient, chacun dans une époque et un contexte donnés. C’est toujours quelque chose d’émouvant, même si ça a l’air d’une évidence, de constater que les évolutions matérielles et techniques permettent de renouveler les modes d’expressions, mais que les émotions exprimées, elles, sont au fond intemporelles.

Pour ce qui est de photographes plus contemporains, j’ai eu la chance de travailler avec Yann Verrier Sauvaire pour la revue Poésies Plastiques, et à mes yeux ce fut plus qu’une collaboration : son traitement de l’image m’évoque des sensations qui touchent au moins autant à l’intuition poétique qu’à une émotion uniquement esthétique ou visuelle. Ceci dit j’aime également beaucoup le travail de Serge Ramelli, qui lui au contraire, me semble investi dans une recherche plus formelle, souvent plus figurative, une expression et une narration qui passent plus explicitement par la rigueur de la composition et la finesse de la retouche. Plus récemment je me suis aussi intéressé au dessin digital, et j’ai l’impression que les belles heures à venir des arts visuels pourraient bien être à chercher de ce côté.
J’espère ne pas avoir fait trop de « name dropping » dans cette réponse ! Pour terminer, sans développer plus car ce n’est pas le sujet de notre échange, je ne peux pas parler de ce « petit monde » dans lequel j’évolue sans mentionner la musique, avec laquelle je vis en permanence et qui « englobe » en quelque sorte toutes les émotions et intuitions que je recherche dans l’écriture et l’image.

 

Mise en abyme
Série « Parisienne Walkways »
Pont Alexandre III, Paris, 2022.
18mm, 1/15 sec, F/7.1, ISO 100

 

Poèmes inédits

Peu importe le lieu
si je marche que ce soit
entouré de fantômes

*

Ils ont insisté longtemps
pour que je vienne
me recueillir sur sa tombe
Face à la stèle
j’apprends
sa date de naissance

*
Bus de minuit
Derrière les phares
des vies que j’ignore

*
Elle marche en me tournant le dos
la neige dans ses cheveux
la rend attirante

*
Autoroute du matin
Même les usines
ont l’air d’être en voyage

*
Une prière sur la tombe
d’un soldat F.F.I
sûrement aussi athée que moi

*
Si proche de moi l’adolescence
Hier encore c’était un champ
ce pâté de maisons

*
Retenant mon souffle
et peut-être
cette minute de la nuit

*
Premier baiser d’amour
il y a vingt ans sur le quai
de cette gare désaffectée

*
Quatre heures
La lune et moi veillons
sur le sommeil de la ville

 

Hybris
Série « Anywhere out of Home »
Caen, 2022.
50mm, 1/3200 sec, F/1.8, ISO 100

 


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