Cécile : Chère Florentine, depuis quelques mois je suis, sur Facebook, les photos puis les vidéos à propos des conversations poétiques que tu as créées. J’adore le concept. Deux chaises toutes simples où tu t’assois avec une personne, adulte ou enfant(s), poète ou non, de façon à entamer une discussion, convoquant l’imaginaire, à propos de ce qui s’observe devant soi (un paysage, un mur, un étalage, une cheminée...). Comment t’est venue cette idée et la nécessité de la mettre en œuvre ?
Florentine :
Les conversations poétiques sont nées en 2021 sur les chantiers navals à Saint-Nazaire dans le cadre d’une résidence au Centre de Culture Populaire. Je devais faire un autre projet mais le Covid en a décidé autrement. À Saint-Nazaire on m’a présenté l’artiste Claire Burban. À l’époque je faisais des rêves éveillés avec Marie Lisel, spécialiste du rêve (https://marielisel.com). J’ai raconté mes expériences à Claire. Elle a eu envie d’essayer de rêver avec moi devant le paysage. Nous avons posé deux chaises devant l’estuaire, fait dialoguer nos imaginaires et hop, c’était parti.
Cécile : Quelle(s) occasion(s) as-tu saisi pour déployer ces conversations de manière plus élargie ? Il faut deux chaises, une ou deux autres personnes, mais quels sont les autres moyens ou démarches nécessaires ?
Florentine : Après la conversation poétique avec Claire, j’ai proposé l’expérience à d’autres personnes à Saint-Nazaire puis dans le cadre d’autres résidences, comme celles à Segré-en-Anjou-Bleu ou encore actuellement en Normandie sur le site des Fours du Chaux du Rey à Regnéville-sur-Mer, et à La Factorie, maison de la poésie à Val-de-Rueil. Comme tu le soulignes le dispositif est très simple : deux chaises posées devant un paysage, une détente du corps, le choix d’une porte d’entrée et d’une porte de sortie et entre les deux le jeu, l’invention, la création, le partage. Les lieux de résidence font le lien avec la population parce que si j’aborde quelqu’un en lui disant : « Salut, je suis poète, tu veux venir faire une conversation poétique avec moi »…
Je filme de dos avec mon iphone. La conversation dure une quinzaine de minutes. Ensuite je monte à l’oreille sans regarder les images. C’est aussi une écriture. Et au final la trace de la conversation filmée dure environ deux minutes.
Cécile : Lorsque j’ai regardé les vidéos, j’ai été touchée par le fait que la discussion poétique ouvre largement l’imaginaire, amène sur des chemins qui n’avaient pas été réfléchis avant la séance. Je suis curieuse de savoir ce que tu en penses de ton côté et qu’est-ce que cela apporte aux personnes qui ont vécu l’expérience selon toi (ou selon elles) ?
Les conversations poétiques s’apparentent à des rêves éveillés, au bord du réel mais sans délire. Claire Burban dit qu’elles permettent « d’inventer une autre réalité, en conscience et sans être dans la folie ». Il s’agit de s’offrir une autre participation au monde, de choisir ce qui peut exister, de se connecter à notre imagination, en dehors des termes, des censures et des conditions imposés pour l’apprivoiser. On joue avec les forces en présence, on investit totalement l’instant présent, on perçoit une autre dimension, plus seulement celle de l’espace-temps mais une dimension qui s’ouvre par le sentiment de la joie de l’enfant qui joue. Les conversations poétiques mettent en valeur le potentiel de chacun, notre capacité à inventer des mondes. Il ne s’agit pas de superposer un monde sur un autre monde mais bien plutôt d’affirmer que toutes les visions peuvent exister en même temps. Ce qui m’importe c’est de prendre appui sur le réel. Les conversations poétiques sont une publicité pour le monde réel !
Faire des conversations poétiques, c’est accepter le monde tel qu’il est, l’aimer ses jaillissements, ses floraisons mais aussi sa poussière et ses ombres.
Je ne sais pas grand-chose, voire parfois rien du tout de la personne qui s’assoit à côté de moi et tout de suite, en quelques minutes, une complicité se créé, quelque chose de « commun » qui respecte les propositions de chacune et chacun.
À la suite de l’expérience, les personnes me disent qu’elles ressentent de la joie et de la confiance. Leurs visions ont une valeur et peuvent être partagées. Et tout le monde est surpris de toutes ces pépites qu’on a à l’intérieur de soi, quand on sort de la pensée de l’appropriation, quand on se contente de laisser venir à soi le vivant tout autour. Les conversations poétiques réveillent l’écoute. Le costume des conventions tombe très rapidement. Le jugement que l’on peut porter sur soi aussi. Je suis touchée par la sincérité, la spontanéité, la liberté d’associations retrouvées.
Cécile : Je suppose que ces conversations te nourrissent toi aussi, qu’apportent-elles à ton propre travail, à ta vision du monde en poésie ?
Florentine : Elles m’inscrivent dans un tout. Elle conforte mon intuition que la poésie est partout et en particulier à l’intérieur de nous. Avec les conversations poétiques, j’ai vraiment l’impression d’être à ma place de poète. Elles déploient mon imaginaire et celui des autres par la parole et les mots, et proposent la créativité comme une voie d’accès à la liberté.
Cécile : Quels sont les meilleurs moments de ces conversations poétiques selon toi ?
Florentine : Quand, par la parole et les mots et en s’appuyant sur le monde réel, on fait apparaître des propositions auxquelles l’autre assis à côté adhère immédiatement. Quand on nage ensemble dans le grand bain des métamorphoses. C’est d’ailleurs souvent accompagné d’un « whaou ! » d’un « génial » ou d’un « super »…
Cécile : Je sais que tu mènes d’autres projets en parallèle et sûrement que tu en as d’autres en tête...
Florentine : Avec les conversations poétiques, mon sentier devient une route à quatre voies ! Il y a :
- Les conversations que je mène avec les gens dans le cadre de mes résidences d’écriture. Deux traces documentaires sont disponibles :
L’une réalisée sur les chantiers navals à Saint-Nazaire
Et l’autre à Segré-en-Anjou dans des lieux qui comptent pour les habitants
Ces conversations vont également faire l’objet d’un documentaire co-réalisé avec la réalisatrice Laura Tangre.
- Les conversations que je mène avec Claire Burban. Nous en postons une tous les dimanches sur notre chaîne youtube
- Un travail d’écriture qui prend la forme d’un livre actuellement titré PHÉNOMÈNES.
dans lequel je fais des conversations avec moi-même, soit par l’intermédiaire d’une voix jumelle, soit en dialoguant directement avec « les apparitions ».
- Une nouvelle performance titrée « Il y a, fantaisie pour des bricoles et mon cerveau », un seule en scène pour partager le processus de création et inviter les spectateurs dans l’intimité de l’artiste en train de créer. La création aura lieu dans les Mauges, avec Scène de Pays, en mars 2023.
Je fais également partie d’un groupe de recherche qui vient de se créer, avec quatre autres artistes, autrices et compositrices : Fanny Chiarello, Amandine Deguilhem et Aude Rabillon. Nous avons l’intuition d’un inédit - inouï, d’un quelque chose du monde qui reste à penser et qui se trouve probablement du côté du féminin. Un inédit - inouï qui concerne aussi la question de la forme et du dispositif dans nos créations. Nous avons donc décidé de créer ce groupe de recherche pour valoriser une pensée hors du cadre, une pensée des interstices, des lisières… L’envie de ce groupe est née sur le site des Fours à Chaux, à Régneville-sur-mer, dans ces paysages sans bords, flottants, mouvants...
Merci chère Florentine pour cette chouette conversation
Traces documentaires :
Les chantiers navals à Saint-Nazaire
A Segré-en-Anjou
Conversations avec Claire Burban
Entretien avec Florentine Rey par Cécile Guivarch