FSR : Laurent, ton dernier recueil, Le souffle et la sève, vient de paraître aux éditions Musimot. On t’y accompagne, saison après saison, et l’on guette avec toi les signes du passage du temps, sondant les infimes métamorphoses, mesurant les mouvements les plus ténus. Tes poèmes sont écrits à la deuxième personne : à qui t’adresses-tu ?
LT : Le tutoiement a deux dimensions. Il permet un dédoublement, et me met en quelque sorte en dehors du tableau. Il constitue également une invitation, pour le lecteur, à poser son regard sur ce qui l’entoure, et à apprécier la beauté du monde. Par les poèmes, de formes très courtes, je souhaite mettre les lecteurs en situation de se laisser toucher, de prendre le temps de la contemplation et de l’admiration. La découverte, l’imprégnation sont fondamentales, et si j’ai écrit des textes de voyages à propos de mes pérégrinations au loin, je veux aussi célébrer la beauté toujours proche et accessible du monde et de la nature. C’est un des enjeux de La souffle et la sève : proximité avec l’autre qu’est le lecteur (en cela, j’admire beaucoup Prévert, qui ne met rien ni personne à distance), intimité avec notre environnement immédiatement perceptible. À portée d’œil et à portée de mots, en somme, dans une langue que je veux aisément lisible et compréhensible.
FSR : Dans la vie, comme on dit (comme si la pratique d’un art ou de l’écriture n’était pas la vie !), tu es neurochirurgien. Quelle(s) passerelle(s) établis-tu ou conçois-tu entre ta profession et ton œuvre de poète ?
LT : Mon métier est passionnant, très prenant, aussi, et parfois, j’ai l’impression de me perdre. Même si j’ai commencé à écrire très jeune, lorsque j’étais au collège et au lycée, j’ai été happé par la formation médicale et chirurgicale, et ai profondément ressenti une forme de grand vide en moi. J’ai repris l’écriture en 2016, grâce à ma rencontre avec Cathy Jurado, qui m’a permis de renouer avec moi-même. La poésie est devenue une part importante de ma vie, et depuis, sept recueils ont été publiés. J’essaie d’écrire quand mon métier me laisse des respirations. Articuler pratique médicale et activité poétique n’est pas toujours simple. En 2018, à une période compliquée sur le plan professionnel, j’ai publié un recueil intitulé La Garde de nuit : textes écrits au fil de l’eau sur mon travail à l’hôpital. J’éprouve un besoin très fort, chaque jour, de renouer avec la poésie, soit en écrivant, soit en lisant. Je lis beaucoup Pessoa, Pasolini, ou encore Tankov. Je les regarde travailler la langue, et m’en nourris.
FSR : Dans tes poèmes, je rencontre à plusieurs reprises le verbe « retenir » : « retiens le vent », « retiens ton souffle », « retiens l’automne », « retiens la sève aux veines/des grand troncs ». Peux-tu préciser ce que tu entends par cette « retenue » ?
LT : La contemplation est là pour conjurer les moments fugaces. D’où cette invitation à retenir le temps qui file, dans cette fuite en avant de nos vies (et de l’humanité). Le poème peut permettre de retenir : il inscrit dans les mémoires et conjure l’angoisse de voir toujours les choses nous échapper. L’injonction au lecteur est là : retenons les moments de beauté pour avancer.
FSR : Nous parlons du temps, mais quelle place assignes-tu aux lieux dans ta vie et dans ta poésie ?
LT : Les lieux me semblent des bâtisseurs de l’identité. Arras, Marseille, la Réunion, Marseille de nouveau, puis Lille, puis le Canada, puis Besançon. Voyager m’a été vital, et permettait de découvrir l’autre, infiniment vivant. Les maisons que j’ai habitées ont toujours été, par ailleurs, des havres protecteurs (j’ai un vécu du monde assez violent), de même que les recueils de poèmes construisent un lieu que j’habite et qui me fait du bien. C’est ainsi que je considère aussi une maison d’édition : un espace accueillant qui privilégie une éthique respectueuse de chacun et de tout.
FSR : On sent, dans tes poèmes, une sensibilité aux vibrations infimes, une énergie vibratile (les arbres, les abeilles et les oiseaux y ont la part belle). Si les arbres sont les totems du vent (l’imaginaire amérindien anime de nombreux poèmes de Le souffle et la sève), on ne peut s’empêcher de se demander, lisant « mais c’est la folie des hommes » : pour combien de temps encore ? Laurent Thinès, poète militant, écopoète ?
LT : Je me sens en lien avec les cultures amérindiennes. Et en effet, je ne peux m’empêcher de considérer le « ciel de suie » et la « pinède embrasée ». Si le vent est un « amoureux transi », il est aussi, malgré lui, un propagateur d’incendies dont les hommes sont responsables... Au départ, mon recueil avait pour titre originel Le vent dans les arbres, un titre qui emporte dans le paysage. Peu de temps avant la parution, une anthologie est sortie, qui portait ce titre, et il a donc fallu reconsidérer les choses. Le souffle et la sève, que nous avons trouvé avec Monique Lucchini, l’éditrice de la maison Musimot, évoque plus avant le fluide vital, et parle, plus généralement, de la force, de la puissance de la poésie, et de ce qui nous porte : nos élans profonds, notre besoin vital de respirer, d’avoir du sang qui coule dans nos veines. D’être et de nous sentir vivants. Enfant, je vivais beaucoup dehors, passais des journées entières dans les arbres, observais animaux, oiseaux, fleurs, au rythme des saisons. M’en priver, en être privé était tout simplement inenvisageable. J’étais un indien.
(illustration et couverture du recueil, Monique Lucchini)
Extraits du recueil :
Laisse encore le grand pin
de ton jardin secret
t’alpaguer de ses bras puissants
tatoués de veines bleuesbleu outremer
branche après branche
grimpereau téméraire
remonte à la cime de ton enfance de cocagne
inconquisepuis
sous l’emprise de la résine musquée
et du marin
souviens-toi de ces temps heureux
laisse
balancer
ample
la vigie grisée par l’air du large**
Parfois le vent rend fou
et les arbres et les hommes
mais c’est la folie des hommes
qui souffle sur les braises du mistral
au ventre de la garriguegrands oiseaux jaunes et rouges
tournoyant dans un ciel de suieau plus près de la fournaise d’un été assassin
la pinède embrasée
qui fuit rampe saute court grimpe et s’envole
t’enseignera peut-être
la vie profonde et la mort des forêts**
Peu avant l’orage
le joran pulse au travers des frênes jaunisil sème des vortex
invisibles et éphémères
où s’engouffrent
en tourbillonnant les yeux fermés
les lourds pigeons ramiersserais-tu capable d’autant d’audace et de fulgurance
pour rejoindre une autre dimension
de ton jardin**
Quand le vent gonflera
et caressera à rebrousse-poil
les sapins blancs encore verts de leurs rameaux
aussi épais que des pattes de chats sylvestres
tu sentiras la frondaison ondoyer
tressaillir
s’ébouriffer
puis feuler
sous la couverture de l’oragelaisse faire le sauvage
sauve-toi avec les oiseaux
à l’arrière du ciel de traîne
panse les écorces balafrées
de coulées de résine
orange sanguine
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