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Paysages de Germain Roesz, Lumière, chaos, couleur, une exposition, un catalogue, un entretien avec le peintre/poète, par F. Saint-Roch

dimanche 1er décembre 2024, par Florence Saint Roch

 
Présentation

Deux événements concomitants ont donné matière à ce « paysage » : une importante exposition personnelle de Germain Roesz, Germain Roesz, Lumière, chaos, couleur, qui se tient du 12 octobre 2024 au 12 janvier 2025 à la galerie Nicole Buck, à Hurtigheim (67), et qui rassemble des œuvres, peintures et sculptures, réalisées par l’artiste de 2013 à 2024. Et, accompagnant cette exposition, la publication d’un imposant catalogue (Galerie Nicole Buck et Les Lieux Dits éditions, avec Christophe Chevallier à la conception et à la photo pour une grande part) dont titre se voit complété d’un sous-titre : « la peinture/poésie de Germain Roesz ».

(photos, Ch. Chevallier)

La découverte ainsi est double : l’appréhension de l’univers de G. Roesz in situ, dans l’espace d’une galerie qui fait la part belle aux volumes, à l’éclairage, au silence, et où les œuvres présentées respirent en intelligence, se prolonge dans l’espace d’un livre, avec sa mise en page et sa logique propre. D’un côté, des œuvres exposées, de l’autre, des œuvres reproduites. Aux propos tenus lors de la visite, puisque G. Roesz lui-même m’a accompagnée, s’ajoutent, dans une autre temporalité, les résonances induites par la lecture d’éléments textuels, comme on dit, proposés dans le catalogue.

Celui-ci en effet est assorti d’une éclairante préface de Daniel Payot (enseignant en philosophie de l’art, et professeur émérite à l’Université de Strasbourg), et d’un ensemble de notices de la main de l’artiste. L’ouvrage éveille la curiosité. Il s’agit certes d’une monographie, mais d’une monographie qui ne serait pas exhaustive : la galerie portative que constitue l’ouvrage, à l’image de l’exposition qui se déploie dans la galerie Nicole Buck, est aussi un champ de réflexion ouvert ; on mesure bien, fermant le livre, que rien pourtant ne se ferme ni ne s’arrête.
D’où la nécessité, peut-être, de prolonger encore la découverte par un entretien avec le peintre/poète qu’est Germain Roesz, dont il y a fort à parier que s’il apporte de nouveaux éclairages sur ces grandes affaires que sont pratique artistique et écriture poétique, ils s’inscrivent dans un continuum qu’on dirait inépuisable.

Les plissés de la nuit

Entretien

FSR : Germain, bien sûr, même s’il est des plasticiens qui sont aussi poètes, ou des poètes et plasticiens (selon les cas, on peut hésiter dans la façon d’ordonnancer, et coordonner n’est pas forcément satisfaisant), on est appelés à s’interroger sur la façon dont les deux pratiques, artistique et poétique, se vivent, s’épaulent (ou non) ou se tendent (ou non) chez un même créateur. De fait, tu résous en partie ce problème en proposant cette entité : « peintre/poète », le slash rendant compte de ce que tu appelles par ailleurs un « accordement » entre les deux pratiques. Peux-tu expliciter comment tu vis, comment s’active en toi cet accordement ?

GR : La poésie et la peinture ne sont pas une seule et même chose, cependant, la poésie que j’écris me parle de peinture, et la peinture que je peins me parle de poésie. Je ne suis pas issu du champ littéraire (je ne suis pas passé par une fac de lettres), cependant, j’ai besoin des mots, de la philosophie, de la poésie, qui me permettent de comprendre le monde dans lequel je vis.
Peindre, écrire : de façon conjuguée est né quelque chose d’ontologique, qui sans doute s’origine dans mon éducation, et, surtout, dans un événement, un accident, pour être plus précis, qui m’est arrivé à l’adolescence. Un accident grave qui m’a révélé à moi-même, m’a appris qu’il n’y avait pas de salut hors de la spéculation, de la jubilation de la couleur. À 15 ans, j’ai été couché deux ans : un coma long, puis l’épreuve de la douleur terrible, qui me donnait envie de mourir souvent. Toutes les nuits, à travers les stores de ma chambre d’hôpital, la lumière bleue des ambulances jouait et se réverbérait ; comme j’observais longuement ces bandes en mouvement, dès que je reportais mon regard sur le mur d’en face, par un phénomène optique bien connu lié au contraste de la persistance rétinienne, je voyais l’image résiduelle de ces bandes devenues orangées. Et je me disais : je vais faire ma vie avec ça. Ce n’est pas encore la poésie, ce n’est pas encore la peinture, mais c’est là – avec cette impression que je ne peux pas y échapper.
Cette expérience est comme un foudroiement, et c’est à partir de ce moment-là que je me mets au travail, ma mère m’apporte des couleurs à l’hôpital, j’écris, je peins, comme on écrit et on peint quand on est adolescent, dans une famille où la peinture n’existe pas, hors quelques éléments de décoration. Autodidacte complet, j’allais, plus tard, voir des expositions, lisais énormément ; au lycée, en terminale, j’avais des cours d’arts plastiques avec un prof peintre qui a tout fait pour moi et a satisfait à ma boulimie de lecture et d’apprentissage. Mes parents ont toujours accepté que je m’oriente vers la peinture. Et même si j’ai, après mon bac, entrepris des études en sciences économiques (j’aime les statistiques et les mathématiques), je peignais tout le temps. J’ai fait de la philo, et préparé mon doctorat et mon habilitation, ensuite, en arts plastiques. Jean-Paul Klée, qui est le poète que l’on sait, m’a beaucoup encouragé, il me faisait lire dans des bistrots improbables, avec cette permanente injonction : « Allez-y ! »

Articulation 7 (photo, Ch. Chevallier)

Les rencontres artistiques et picturales ont été importantes, j’ai beaucoup voyagé, me suis beaucoup déplacé pour aller au spectacle. Dans les années 70, il n’y avait pas de lieux d’accueil dédiés à la peinture contemporaine, les artistes se regroupaient et créaient des lieux et des expositions. Les collectifs étaient déterminants, et le groupe ATTITUDE ou le groupe FAISANT, dont j’ai été membre fondateur à chaque fois, permettaient rencontres et initiatives promouvant l’art vivant. Pour la poésie, c’est la même chose. Une rencontre a été déterminante, celle de Bernard Vargaftig. Patrick Beurard-Valdoye m’avait invité avec lui à Belfort, et Bernard Vargaftig a lu mes premiers recueils. Rencontrer Jacques Goorma, qui s’est aussi engagé dans l’aventure des Lieux Dits depuis l’origine, en 1994, a été déterminant. Bref, beaucoup de choses se passent grâce aux rencontres, par coagulation et conjugaison.
Pour ce qui est de ma poésie, j’ai mis assez longtemps à faire entendre ma voix. Pour les poètes, j’étais un peintre. Cela dit, certains ont eu un choc, comme B. Vargaftig, P. Dubost, P. Beurard-Valdoye ou encore C. Bohi. Dans le monde de la peinture, mon projet paraissait trop énorme, et faisait peur. J’étais prof en fac, on me tenait juste pour un intellectuel. L’idée est que tout cela fasse son chemin ensemble. Le travail produit du travail, de la réflexion (qui comprend toujours dans l’après-coup ce qui a déjà été exprimé). Soit tu t’arrêtes au bout de ce que tu as fait, soit tu rebondis, et je rebondis tout le temps. Je ne veux pas que les choses s’arrêtent.

Morsures de la couleur (photo, Ch. Chevallier)

FSR : Dans tes tableaux, non pas une chose et son contraire, de la couleur et du noir, de l’obscurité et de la lumière ; plutôt que des antagonismes figés, définitivement tranchés et univoques, des passages, des contaminations, des conversions. Les champs de forces (si chers aux tenants des vieilles dialectiques) deviennent des champs de possibles : le noir peut donner lieu à la couleur, permettre son surgissement, de même que la couleur peut recéler, en puissance, des germes sombres, des opacités contagieuses. Comment vis-tu cette ouverture au toujours possible dans ta poésie ?

GR : En poésie, tout est contenant et contenu. Imagine ce que tu obtiens quand tu agences deux ou trois mots : aussitôt tout devient complexe. Le travail de la poésie, c’est la mise au point mentale de soi-même au monde et du monde à soi-même. Ce très beau mot allemand, « Raum », qui, lorsqu’on le prononce, nous met en bouche l’espace, dit précisément l’espace en tant que contenu et contenant, un enchâssement qui va du dehors au-dedans, et inversement, et constamment. Ainsi, la mort est-elle absence et présence toujours, malgré tout. Si on n’entend pas la permanence de la présence, d’une forme de présence, on s’arque-boute sur l’absence. Mon travail de poésie permet de comprendre cela. Il est un mot que j’aime particulièrement, « intelligence », comme dans la formule « en bonne intelligence ». On n’y arrive pas toujours, tant nous sommes « pauvres », ainsi le disaient les situationnistes à propos de l’indigence des nourritures intellectuelles des étudiants.

(photo Ch. Chevallier)

Pour revenir à ta question, je fais, dans ma poésie, le choix de la lumière. Pierre Lecuire, un ami de Nicolas de Staël, disait : « L’ombre n’est qu’une malice des lanternes. » Le choix de la lumière, c’est ce que m’a appris la couleur. Souvent, les peintres, dans leurs mélanges, ôtent à la couleur sa capacité de luminosité. Quand j’associe deux couleurs, j’essaie de ne pas ôter la luminosité de chacune. Cette technique est presque de l’ordre d’un savoir amoureux – un amour qui procède de la reconnaissance d’une lumière contiguë. Un de mes derniers recueils, Un silence dans le ventre (Atelier du Grand Tétras, 2024), écrit dans le prolongement de la mort de ma mère, n’est pas un livre triste. Reste toujours la présence, et la présence est la lumière.
Certains mots ne me font pas peur comme ils peuvent faire peur à d’autres. Je ne suis pas croyant, mais je crois à la force de l’art, de l’esprit, des autres. C’est pour cela aussi que je suis éditeur, parce que je crois en la force des autres. Je préfère faire le choix de la lumière plutôt que de la douleur, parce qu’il n’y a aucune raison d’entraîner les autres dans la douleur. Faire le choix de la non-douleur, c’est faire le choix de la vie.

Quand je peins, quand j’écris, je suis dedans. Nous avons tous à passer des portes étroites, à aller vers des choses plus ou moins cachées. C’est ce que j’essaie de réaliser. Cela, peu de gens sont prêts à l’entendre. Je suis sorti du nihilisme, des mots issus du structuralisme, qui sont desséchants pour tout ce qu’on est en train d’évoquer. Je crois aux passages – passer, initier. C’est une dimension de mes textes, à laquelle je travaille. Je me suis intéressé par exemple aux pratiques extra-occidentales, comme le vaudou. Cette coagulation avec les mondes de l’esprit, à l’origine de tant de rituels, nous l’avons perdue en occident. Sur la question, je pense aux ouvrages de René Girard ou aux travaux de Marie Balmary.

FSR : Germain, cet entretien se place dans notre rubrique « Paysages » - et ici, tout particulièrement, le pluriel est requis en ce qui te concerne, tant il est des paysages de Germain Roesz. Plaçons-nous face à une de tes œuvres, Les branches de lumière. En quoi ce tableau nous parle-t-il (aussi) de ta poésie ?

(photo, Ch. Chevallier)

GR : Ce tableau a à voir avec l’application, l’empreinte, la mémoire, autant d’éléments qui sont dans ma poésie, de même que les lignes de partage ou la ligne d’horizon. Quand je travaille à un tableau, j’envisage ma peinture, je suis envisagé aussi par la peinture. Elle me dit « ça va, ça ne va pas ». J’évite le lisse. Il faut que cela surgisse, que cela rumine.
Le pli, pliage ou dépliage, est important : c’est là que l’art quel qu’il soit, musique, peinture, écriture, a sa force. Le pli montre que le caché est là, et quand on déplie, le caché est ailleurs, il a migré.
Dans ce tableau, la branche de platane est importante. Elle l’est devenue pour moi grâce à Haleh Zahedi, qui a beaucoup dessiné des branches d’arbres. C’est mon tribut envers elle, pour elle, je lui dois. Je suis toujours très reconnaissant de ce que les peintres me « donnent », et il en est de même pour les poètes en poésie.

FSR : Et celui-ci, intitulé Pardes, que dit-il ?

(photo, Ch. Chevallier)

GR : Pardes, c’est le Paradis. Ce tableau dit l’essai d’organisation, pourquoi pas entre humains, animaux, végétaux. Bataille, lorsqu’il envisage les fresques de Lascaux (in Lascaux ou la naissance de l’art), explique que les humains dessinent des animaux parce qu’ils les sentent organisés par une entité extérieure, tandis qu’eux, hommes, s’organisent d’eux-mêmes, peuvent toujours s’affranchir et se faire, par la création notamment, hommes libres. Peindre, ou écrire, c’est reconstituer la compréhension d’un paradis, d’une origine qu’on ne comprend pas. Pour la comprendre, on la confronte à ce qui est organisé.
La construction du tableau, qui a l’air rigoureuse, ne l’est jamais tout à fait. La couleur déborde de partout, et c’est ce débordement constant qui m’intéresse. Le paradis, c’est le jardin, l’enclos. Dans toute activité que l’on commence, l’enclos est là. On voit la limite, on voit qu’on veut la déborder, parfois aussi on s’empêche ou se censure. Cette toile représente toutes les contraintes qu’on se donne, toutes les contraintes, aussi, qu’on ne veut pas se donner. Dans mon recueil Dans la paroi de verre (coll. //croisées, Les Lieux Dits éditions, 2021), ce même processus est à l’œuvre. La paroi de verre est une interface, un espace entre – mais moi, je ne suis pas entre, je suis dedans. C’est un peu comme quand une de tes mains caresse l’autre : en réalité, quand on éprouve la chose, quelle main caresse, laquelle est caressée ? Comment décider, définir, limiter ? On n’en finit pas de se le demander, et pourtant, la grande énigme est que cela, tout ce qui est là, peut s’arrêter à tout moment. Cette énigme est une richesse aussi, contenue dans toutes les grandes œuvres. L’émotion que j’ai face aux grandes œuvres me vient de ce que je vois : mais qu’est-ce que je vois de ce que je vois ?

Prélude VI (photo, Ch. Chevallier)


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