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Une longue histoire - Françoise Delorme & Alain Bouvier

mercredi 15 juillet 2020, par Cécile Guivarch

Ce qui persiste, c’est toujours ce qui se régénère.
Gaston Bachelard

La collaboration entre Alain Bouvier et moi a commencé il y a longtemps, en 2004. Une relation est née lorsque nous avons cheminé ensemble autour de l’œuvre d’Alain : Failles. Série de cent lavis, datés, elle avait été exposée une première fois à l’Abbaye de Baume-les-Messieurs. La suite expressive de ces œuvres m’avait beaucoup impressionnée. Par l’entremise d’une amie commune, Jo Bardoux, peintre et graveur aussi (avec qui j’avais collaboré pour L’adresse aux barques (éditions l’amble, 1998) et Le noyau de la lumière (éditions l’amble, 2002), nous avons imaginé un livre où seraient reproduits les cent lavis, accompagnés d’une lecture critique et de poèmes. Nous avons entrepris une correspondance assidue et rêveuse à leur sujet. Beau moment de réflexions partagées, se relançant les unes les autres. Il en est bien résulté un livre, édité chez Néo Editions, à Besançon, où l’encre peint et écrit, dans un mouvement commun :

Vingt-cinq poèmes très courts, en tercets, ouvrent le livre sous le titre « Une encre singulière », suivis d’une lecture attentive et émue, d’une centaine de pages, avec au centre la reproduction des cent lavis en vignettes contenues dans une sorte de leporello central :

    Respire depuis toujours
    resserre dans du noir
    ce qui divise

                                                                La tige du vent hurle
                                                                aussi faits de silence
                                                                nous comprenons l’écho

                                                                                                                Jusqu’à l’épaisseur s’ouvre
                                                                                                                jusqu’à quelque chose
                                                                                                                qui n’est pas noir

Le dernier chapitre, intitulé « D’autres encres », rêve avec d’autres poètes sur la notion de faille, d’Eugène Guillevic à Michel Deguy en passant par Emily Dickinson ou Liliane Giraudon :

                Par répétition
                je ne vois que la lumière

Ces failles ont été pour moi l’occasion de réfléchir à la notion de répétition, importante en poésie, je crois. Mais pas seulement en poésie : la vie n’existe pas sans le phénomène de répétition. Au début, le livre a failli être titré autrement :
A travers la répétition d’un geste toujours différent.
 

 

 

 

Bref, l’expérience nous a intéressés tout deux et nous avons recommencé quelques années plus tard.

Alain Bouvier a réalisé les consonances graphiques de Du cerisier (éditions L’atelier du Grand Tétras, 2012) . Ce sont des linogravures en noir et blanc, résonnant entre elles, résonnant avec les poèmes. Il a aussi fait la gravure de la couverture dont j’aime particulièrement les vibrations végétales dans la lumière que l’on peut aussi imaginer comme le mouvement de la matière même :

 

 

La lumière, celle qui caresse la matière, mais aussi celle qui la consume, sublimée par les noirs et blancs, s’approche à pas légers de celle que les mots réussissent parfois à faire surgir, à laisser imaginer :

                Tout ce que j’ai appris,
                mais comme une promesse,
                recense des vocables,
                combinaisons d’énigmes,
                biographies, sans réponses.

                Si j’allume la lampe,
                l’ombre du cerisier
                fagote des histoires,
                pas beaucoup d’importance
                ou peut-être que si.

                Touche ce paysage
                de sens si délicats,
                filet de mailles pâles
                sur les pierres du mur,
                un pétale après l’autre.

 

 

Vide et plein jouent à se susciter l’un l’autre. La gravure rend particulièrement sensible les creux, l’évidement nécessaire à l’apparition de la lumière. Les gravures sont reproduites en pleine page dans le livre. Le choix du « pleine page » est important pour moi. La poésie, finalement, à mes yeux, est toujours pleine page. Et j’avais été heureuse qu’Alain ait imaginé, pour le livre, ses gravures sans marge. A l’origine, elles possèdent une marge et un titre. De cette manière, elles se sont en quelque sorte inscrites directement dans le cosmos.

Puis, plus récemment, Alain Bouvier m’a demandé d’accompagner de poèmes un triptyque en noir et blanc, de grand format (90,5 x 41,5cm), composé de trois pans intitulé Sirius qui m’a beaucoup interrogée, à la fois surprise et émue, assez douloureusement.
 

 

 

 
A l’occasion d’une présentation de livres d’art à Lucinges (dans le jardin de Michel Butor) ce triptyque a été reproduit en plus petit format pour la confection d’un livre articulé comme un leporello, dans lequel il figure accompagné de trois poèmes (dimensions du livre plié : 22,8 x 29,8 cm ; déployé : 106,4 x 29,8 cm).
Le poème central est en prose et l’objet nouveau a pour titre : Sirius ou le vent du poème. Et c’est vrai, une plume vole au vent, dans un cosmos où le chien semble posséder une place grave et peut-être apaisée – ou apaisante, énigmatique. Beaucoup de questions avivées par le noir et blanc, le vol des oiseaux, et ce souffle, balançant et structurant les herbes...

                                  I
                Assise au bord d’un tableau
                d’eau brûlée et de papier
                j’entends un chien respirer

                sa confiance s’endort lovée

                dans mon ventre comme les oiseaux
                s’envolent il espère que nous n’allons pas
                le tuer j’entends claquer des ailes

                Parmi les étoiles muettes
                d’être si loin à la jonction
                de deux traces si claires

                dans l’appui tenu du geste

                mouvements des vents
                la nuit réfléchit un chemin
                d’ entrelacs végétaux

                Tâtonnement des signes
                les formes se désenchevêtrent
                du lait vif des étoiles

                dans la généreuse indifférence du ciel

                la lumière évide ou limite
                l’ombre porte l’oiseau plus loin
                que lui-même à même la lumière

                Dans le vide ainsi offert
                un chien en rond dort
                son poil mouillé sent

                oiseaux blancs oiseaux noirs

                la sueur de la course
                juste sous la plume perdue
                des grands voyageurs

                A-t-il imaginé l’envol
                sous les vastes ailes ?
                Les a-t-il mangées ?

                La plume emporte l’’élan
                du chien papier couché
                j’entends son souffle

                au seuil des couleurs

                juste au centre d’un geste rêvé
                un peintre a laissé glisser un pinceau
                balancement des fougères rien

                Nervures de l’Histoire
                à voir au travers tiges criblées
                dessinée dans les herbes

                 Et garder le cap

                                  II

Dans la fine résille des pensées, des oiseaux naissent, des oiseaux passent. Au velours de l’encre des oiseaux s’alourdir, au fond dans l’encre des oiseaux s’effacer, entre ce qui leste et ce qui s’amuït, en continuant, ils se balbutient. Ils répètent, ils ressassent un voyage, sous les étoiles toujours là.

Un chien renaît parmi elles, à peine esquissées, nombreuses.

L’une d’’entre elles s’appellera Sirius, nous donnons des noms pour trouver le nôtre. Plus l’encre apparaît, plus Sirius se fait proche, plus brillante elle aura su se dédoubler en A et B, début d’un alphabet, des mots venus : étoile, chien, herbe, poil et plume, ils m’aiment et m’entourent, et plus les oiseaux se pressent, où vont-ils ?

J’ai des des jambes, j’ai des bras, et s’ils sont vivants le soleil va encore venir ouvrir mes yeux, sans m’aveugler peut-être, jusqu’à l’entrevu d’une rencontre : dans le temps, le poème aura augmenté les oiseaux d’une ombre : le désir vrai d’un homme qui cherche.

                                  III

                L’encre arrive jusqu’aux genoux
                tu marches pour tracer des oiseaux
                pour faire léviter un chien
                il t’attend dans son sommeil

                Tu sèmes des oiseaux, tu sèmes des étoiles
                tu touches un animal parmi la matière
                d’un pinceau effilant une question

                Montera une encre plus silencieuse qu’elle

                Dans le creux de la bouche
                scintillements de voix
 

 

 

 

Il y aura une suite. Les lavis existent. Il s’agit aussi d’un triptyque, intitulé Le silence des oiseaux. Trois œuvres de grand format, entre végétal et animal, dialoguent entre elles. La couleur y a fait son apparition, à peine, rêvée, réfléchie, meurtrie peut-être. Les poèmes existent aussi, comme un répons de trois fois dix tercets. Existe aussi le plaisir, dans la difficulté de vivre qui nous échoit et sans la fuir, d’avoir travaillé, rêvé et pensé de concert.
 

 

 

 

 

 

 
 

Alain inventera un livre où dialogueront peinture et écriture, que je ne connais pas encore, et dont je suis très curieuse. Comme si l’attention que nous portaient ces images et ces mots conjugués nous donnaient la force et l’intelligence de vivre.

                 LE SILENCE DES OISEAUX

                Sans limites sans ciel
                sans horizon d’ailes
                le chant noircit

                 ********

                Si dans l’or meurt le vert
                s’il se minéralise
                l’oiseau se tait

                 *********

                J’ai songé aller sous les arbres
                mais abandonner l’oiseau
                pour quoi ?

                 ***********

                Entre les épais feuillages
                dans le vert qui se dissout
                l’oiseau perd ma mémoire

                 **********

                Les années idylliques
                ont reculé si loin
                hors du chant !

                 **********

                Peu à peu s’étoffe une robe
                et disparaît dans les gris
                une jeune fille : elle pleure

                 **********

                Les arbres cherchent un passage
                une passe de lumière
                il faut se baisser

                 **********

                Dans l’œil que tu ne vois plus
                se dissipe en poussière
                la lumière

                 **********

                On ne peut posséder
                les oiseaux juste
                les tuer

                 ***********

                Dans l’œil clair disparu
                s’éteint la matière inconnue
                du cœur 

 

                 ***********

 

                Trou noir sous les doigts
                velours soyeux des plumes
                l’oiseau se raidit

                 **********

                Pattes griffant le ciel
                dans l’espace rétréci
                ça crisse encore un peu

                 **********

                Un lendemain sera vert
                sans tombeau d’orée
                le chant aussi

                 ***********

                entre le vert et l’or
                dans la suie qui tombe
                une mémoire souffre

                 ***********

                Je vais penser à l’oiseau
                au souvenir du feuillage
                habité d’un autre silence

                 **********

                Mais il est trop tard
                je vais traverser le vide
                sans l’oiseau

                 **********

                Ce que nous ignorons
                le poids de chaque feuille
                émerveillé sous la pluie

                 **********

                Si l’oiseau meurt dans ta bouche
                sans issue le chant
                frissonne

                 ***********

                Que s’est-il passé ?
                Qu’as-tu perdu ?
                Que nous ne pourrons retrouver.

                 ************

                Secrète terre confisquée
                Nostalgie d’un écosystème
                amoureux 

 

                 ***********

 

                Aidés par les oiseaux
                comment l’oublier
                nous sommes arrivés ici

                 ***********

                Entre passé et futur presque contigus
                un mot passionné ne peut pas
                tout à fait crever

                 **********

                Entre silence et silence
                seul celui de la vie
                crie

                 ***********

                De quelle couleur sous le noir
                étincelle le noir
                du chant ?

                 **********

                Le silence d’une mort d’oiseau
                détruit le noyau silencieux
                du monde

                 **********

                Ce que nous ne savons plus :
                le poids ailé des centimètres
                de chaque envol ?

                 **********

                Ni dedans ni dehors
                sur les plumes se déposent
                des bruits sans frondaisons

                 **********

                Alors ça peut être un souvenir
                avec l’aile enclose au milieu
                le silence tout enfeuillé

                 ***********

                Dans l’infime de l’oiseau
                l’immense oiseau
                a le cœur serré

                 **********
                Quand j’y repense aujourd’hui
                le chant de l’oiseau
                me traverse sans mourir

Françoise Delorme


Entretien avec Alain Bouvier par Françoise Delorme

Au fur et à mesure, dans ton œuvre, tu t’es acheminé, comme dans une sorte d’ascèse, vers des moyens que je qualifierai de radicaux. Le noir et le blanc, les lavis, la gravure. Pourquoi, comment ? Les choses se compliquent encore aujourd’hui : grands formats, réapparition de la couleur, apparition de l’or aussi.

Je dois d’abord dire que ces réponses ne sont qu’une réflexion a posteriori, ma démarche de création étant souvent, pas toujours, réalisée dans un esprit intuitif, provoquée par une émotion ou un désir parfois lointain et jusque là non réalisé. « En un mot, la poésie ne peut exister sans l’émotion, ou, si on veut, sans un mouvement de l’âme qui règle celui des paroles » (Positions et propositions /Claudel). Or, la peinture est pour moi du domaine de la poésie, une poésie silencieuse....

L’emploi de l’encre de Chine a succédé à l’emploi de la couleur acrylique. Ce n’est pas un passage à l’« absence » de couleur. Le noir peut être une couleur, car l’encre de chine, qui est un mélange de noir de fumée et d’un liant - la matière utilisée détermine aussi l’aspect de la surface peinte - permet, si elle est utilisée pure, des subtilités par sa densité, ou s’il lui est additionné des cendres diverses, des nuances « chaudes » ou « froides », tirant vers le bistre ou vers le bleu. Sous forme de lavis, plus ou moins diluée avec de l’eau, l’encre permet aussi de jouer sur les nuances de gris, du plus foncé au plus clair.

En fin des années 90, je ne comprenais pas pourquoi telle couleur ou telle autre était nécessaire à la représentation du monde puisque je créais des images figuratives, ou plutôt, pourquoi telle couleur était dédiée à telle forme, en reprenant à mon compte la phrase de Picasso disant « Lorsque je n’ai plus de rouge, je prends du bleu. » En fait, la rupture s’est effectuée au moment où j’ai entrepris de réaliser les « cent failles ». Toujours résolument figuratif, je sortais d’une période où, abandonnant des compositions qui tenaient du mouvement de la Nouvelle Figuration, je m’étais mis à réaliser des paysages mettant souvent en scène des cascades, des eaux vives. Mais le résultat de ces travaux ne me satisfaisait pas. Le thème des failles est venu de la conjonction de deux émotions esthétiques ressenties dans cette même période. Lors d’un séjour hivernal à Quiberon, alors que nous nous promenions le long de la Côte Sauvage, j’avais observé, première émotion forte, les ruptures géologiques dans la masse des falaises granitiques, ruptures qui laissaient s’engouffrer la mer et qui étaient le lieu de ces attaques incessantes des vagues contre la roche. La seconde fut la vision d’une peinture de Gauguin, au Petit Palais à Paris, dont le thème était l’une de ces failles, prise dans une composition verticale, faille et roches en haut de la composition, au bas un pré et une vache, le tout dans une vision plongeante, fait assez rare chez Gauguin. Tel est mon souvenir, qui aura peut-être transformé l’ordonnance des éléments. Une amie connaissant mon amour de la peinture chinoise m’avait offert quelques temps auparavant un nécessaire de « parfait petit peintre orientaliste », c’est à dire un pinceau « japonais » et un flacon d’encre de Chine. Je me suis lancé dans la création des cent failles et ai pris conscience que la peinture d’encre offrait une distanciation avec le sujet, l’attention se portant alors sur la variété des structures minérales témoignant par là même de leur vie, leurs formes, leur dessin, le blanc du papier de la faille ayant aussi une existence, une forme, un dessin en tant que vide. Je me suis délié de la préoccupation du rendu naturel d’un cadrage photographique pour effectuer une transposition avec une composition mettant en évidence deux blocs complémentaires de masse rocheuse séparés totalement ou en partie par le blanc du papier, le tout inscrit dans un carré de différentes grandeurs, ce qui permettait de changer la gestuelle, le geste de la main étant différent pour conduire le pinceau dans un format carré de 26, 75 ou 150 centimètres de côté. Je me suis tenu à la production de cent failles, voulant épuiser par la série cette déclinaison qui pour moi interroge la notion de distinction. Comme l’écrit Edgar Morin : « Il s’agit de substituer au paradigme qui impose de connaitre par disjonction et réduction un paradigme qui demande à connaître par distinction et conjonction ».

Tu as dit ascèse, je dirais plutôt à une mise en relation avec le sujet, une sorte de refus du regard aveugle ou superficiel, une contemplation renouvelée.

S’il y a eu rupture dans la peinture, il n’en a pas été de même pour la gravure. Depuis mes études artistiques je m’appliquais chaque année, comme un rituel, à réaliser au moins une carte de vœux et pour ce faire passer par la technique de la gravure en relief sur lino, exceptionnellement sur bois. Mes outils étaient rudimentaires et l’impression de ces petits formats se faisait à l’encre noire sur papier blanc, le contraste étant l’expression d’une force et d’une radicalité en lien avec le dessin, l’écriture et la calligraphie. Des subtilités toutes primitives se jouaient dans l’équilibre des pleins et des vides. Il est évident que je ne pouvais en rester là. Alors, cette technique est venue accompagner celle de la peinture d’encre, en alternance, parfois pour des convenances matérielles, l’atelier étant fort peu chauffé en hiver dans les moments les plus froids. Depuis Failles et dans les différentes séries réalisées, j’ai, de temps en temps, introduit la couleur, l’or aussi. Elle est apparue comme accompagnement, chaque fois solitaire, du bleu, du rouge, peut être comme une échappée, comme pour brouiller les pistes ; dans la série des Tondo, la petite série des Bols, certaines compositions de paysages. Dans la série La confondante réalité, pour trois des seize peintures, j’ai d’inversé la démarche. Pour le lavis sur papier blanc, la montée des valeurs se fait en allant vers l’ombre, vers l’obscurité, pour aller vers la lumière j’ai peint à l’or sur une surface noire d’encre de chine passée trois fois au chiffon, ce qui a donné une surface noire à peine nuageuse. L’accumulation du pigment d’or a ceci de particulier qu’elle permet de passer progressivement de l’ombre à la lumière.
Pour Le silence des oiseaux, le feuillage des panneaux latéraux devient à son extrémité or ou vert phtalo, une sorte de maquillage, de transformation artificielle, de faux semblant, comme pour dire, comme Magritte à propos de la pipe, « ceci n’est pas un feuillage ».

J’ai toujours travaillé sur des formats différents, parfois même sur de très grands formats, lorsque j’ai réalisé des murs peints dans les années 80 et 90... jusqu’à une surface de 160 m2. Le format est pour moi en relation avec l’architecture dans laquelle s’exposeront les œuvres, ceci depuis les cent lavis de Failles. Si cet ensemble a été exposé en divers lieux, les formats de diverses dimensions s’adaptaient aux lieux. La série La confondante réalité a été réalisée en fonction du lieu d’exposition, de son état matériel. L’accrochage, ce que l’on pourrait nommer la mise en scène, déterminait un parcours de lecture. Composer un ensemble, une série, me paraît important pour accompagner le « regardeur » dans sa déambulation exploratrice, l’introduire dans ce qui fait le phénomène de la création, dans sa dimension temporelle, dans sa relation au sujet, à l’objet.

Dans le cas du triptyque « Sirius », tu es parti d’un grand format (cuvette de la gravure : 90,5 x 41,5) que tu m’avais proposé d’accompagner par des poèmes. Tu as ensuite réduit ce format et en as fait un livre d’artiste, devenu « Sirius ou le vent du poème. » D’où est venu ce besoin (ce désir) de dialogue ?

Il me semble que l’idée de cette création est venue au moment où tu avais reçu de la part de l’association Livres d’artiste 74 Michel Butor à Lucinges une invitation pour présenter tes livres de poèmes en dialogue avec des artistes. Nous avons échangé à ce moment-là sur ce triptyque encore à l’état d’ébauche. Est-ce cette invitation qui m’a poussé à entreprendre un livre d’artiste ? Pour cela il me faudrait concevoir un objet (en cinq exemplaires) qui sorte de l’ordinaire et qui témoigne de nos deux sensibilités avec ce passage de Sirius à Sirius ou le vent du poème. Je pourrais alors évoquer la collaboration de René Char avec de nombreux peintres dont De Staël, ou de Camus avec la photographe Henriette Grindat, ou de James Sacré avec le photographe Lorand Gaspar etc. Des œuvres picturale et poétique qui sonnent différemment, mais en harmonie. J’ai la profonde conviction que la peinture doit avoir une dimension poétique. Ce travail « à quatre mains » permet d’associer deux modes d’expression souvent perçus dans le climat contemporain comme imperméables l’un à l’autre, disposés dans leur case et dans leur tiroir – caisse ! Ce travail était pour moi du domaine de l’évidence sans même penser que tu aurais pu refuser. Une connivence s’était établie de longue date, une fraternité, dans la création. Faut-il évoquer notre première rencontre à l’Abbaye de Baume les Messieurs ? Tu avais vu l’exposition d’une vingtaine de Failles et tu voulais rencontrer le peintre qui avait réalisé ces œuvres, pour moi c’était étonnant qu’une écrivain, on m’avait parlé de toi en ces termes, s’intéresse à mon travail, le milieu de l’écriture m’était totalement étranger, un autre monde… L’ouvrage Failles a été le départ de notre collaboration. Depuis vingt ans nous recherchons un dialogue avec nos sensibilités propres dans un étrange équilibre, en affinant, étape après étape.

Ce triptyque dans lequel le panneau central est occupé par un grand chien dormant dans un étrange cadrage, semble avoir surpris, voire dérangé certains spectateurs, par ce curieux décentrement, son intensité. Était-ce un projet de ta part que de « transgresser », une manière habituelle de se représenter les relations entre l’homme et le cosmos, puisque, par ailleurs, végétaux, minéraux et astres sont de la partie et nous questionnent ? On peut suivre d’ailleurs une évolution de ton œuvre du minéral (Failles) au végétal (La confondante réalité) et à l’animal, tous liés à des questions sur notre humanité, sur notre place.

La gravure Sirius est un triptyque de trois gravures (30 x 41,5 cm), qui assemblées pour en former une seule, a été créée en partant d’une rencontre littéraire faite il y a plusieurs années avec « L’Afrique fantôme » de Michel Leiris .Il y relate la recherche anthropologique effectuée par Marcel Griaule et Germaine Dieterlen chez le peuple Dogon. Dans le récit mythologique dogon, découverte étonnante, il signale la présence, dans la constellation du Grand Chien, non seulement de l’étoile Sirius, visible, mais aussi d’un satellite de cette étoile qui ne fut découvert par l’astronomie occidentale qu’au XVIII ème siècle grâce à l’évolution de la lunette astronomique, donc invisible à l’œil nu. Le mystère de la perception visuelle de ce satellite et de sa présence dans ce mythe demeure complet pour les scientifiques, d’autant plus pour moi. Mais faire voir ce qui est invisible, n’est-ce pas là le but de toute création artistique ? De plus, peu de temps avant la composition de cette gravure, j’ai lu le texte du philosophe Mark Alizart «  Chiens » qui pose la question, entre autres, de la présence étrange du chien comme compagnon de l’homme depuis les origines, de la présence de celui-ci dans nombre de récits, et même dans les arts, évoquant en quelques lignes cette peinture mystérieuse de Goya ou l’on voit un chien, dont seule la tête émerge à la frontière entre un mur noir et un tas de sable jaune. N’est-il pas étrange aussi que les soviétiques aient lancé un premier satellite habité par la chienne Laïka et non par un hominidé ?

Tout cela s’associe et fait surgir une composition dont tous les éléments ne sont pas pour moi lisibles par la raison et uniquement par celle-ci. L’inconscient travaille comme dans le rêve : filer la métaphore pour évoquer mon rapport au monde, au cosmos, composer une image avec des éléments en grande partie figuratifs. Je ne peux me contenter du non- figuratif, cette autre manière de parler du monde qui pour moi bascule souvent soit vers le matériel soit vers le cérébral. Ce qui résulte de cet état est manière de rester sur une question, d’être en suspens, de laisser au regardeur de grandes marges d’interprétation. Le végétal, l’animal (le chien et les oiseaux) et le minéral, (le cosmos) sont liés parce que composant la matière du vivant, donc du temps. Ils figurent un monde de transformation, non à la manière des vanités de l’époque baroque, rappel de la finitude, de la mort comme disparition, mais comme présence et permanence de la vie, la mort n’étant qu’une mutation, le minéral, le végétal étant, de même que le monde animal étant soumis à cette loi, seule l’échelle du temps étant la variable à prendre en considération. Et l’homme ? me diras-tu. Je te répondrai qu’il a pour lui d’avoir un cerveau un peu plus développé que les hominidés, qu’il a maîtrisé le feu, qu’il a le verbe et l’écriture, mais qu’il a oublié actuellement qu’il faisait partie d’un tout, ce tout en équilibre très instable qui peut se modifier à tout moment. Nous sommes du vivant comme tout ce qui compose notre monde, notre cosmos, notre infini, et l’homme que je suis participe en signant.

Toutes les œuvres d’Alain Bouvier sont sous copyright Alain-Gabriel Bouvier

Dimensions des œuvres :
Faille 29/VII/1999, 20,6cm x 12,3 cm
Faille 17/IX / 1999, 150cm x 150 cm, photo Alain Tournier
Faille 11 IX / 1998, 26cm x 26 cm, photo Alain Tournier

Triptyque Le silence des oiseaux
64 x 230 cm
64 x 102cm
64 x 230cm


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