Fabrice Rebeyrolle & Isabelle Lévesque, ELLES
Préface de Sylvie Fabre G.
Éditions Mains-Soleil, 2022 – 15 €
Cécile : Comment ce livre, ELLES, est-il né ?
Isabelle : À l’origine, pas de perspective de livre.
Fabrice est un peintre qui vit de poésie.
Nous travaillons ensemble depuis plusieurs années et un premier VIVACE, Le chemin des centaurées, poème pour un livre d’artiste réalisé à 12 exemplaires qui est ensuite devenu, à L’herbe qui tremble, Chemin des centaurées.
Depuis, nous cheminons souvent ensemble, nous réalisons des carnets ou des livres à peu d’exemplaires, parfois c’est un exemplaire unique. L’échange se poursuit ainsi. Je suis allée rencontrer Thérèse et Fabrice Rebeyrolle à Issoudun, dans l’atelier du peintre. Il m’a montré comment il fabrique certains livres : il aime ce travail de fabrication, le fait de manipuler, assembler pour construire un objet livre. Il cherche, expérimente, réagit, crée en se déplaçant toujours d’une source à l’autre. Il ne répète pas, il avance. Un même motif peut se trouver réinventé et j’aime cette métamorphose constante dans son œuvre, il rejoint mon goût de la variation – ce que j’expérimente aussi par la photographie, pour les détails d’un paysage, par exemple, qui ne sont jamais les mêmes en vertu de la lumière, d’un changement de point de vue ou de saison…
Une amitié est née. Nous parlons beaucoup de poésie, de peinture et de tout ce qui peut nous toucher. ELLES entre aussi dans ce contexte d’un échange fructueux sur la durée et d’une conversation ininterrompue. Un jour, Fabrice m’a parlé avec enthousiasme des femmes qu’il était en train de peindre, ce fut vif et nous nous sentions tous les deux requis par l’actualité et, plus largement, par le sort réservé aux femmes réduites au silence. Il m’a demandé si j’aurais envie de réagir en écrivant et m’a adressé plusieurs photographies des peintures qu’il avait réalisées.
Fabrice : Lorsque la galerie Capazza a sollicité un certain nombre de ses artistes pour réagir au thème « COEXISTER », avec la perspective d’une exposition collective au printemps prochain, une vision immédiate s’est imposée à moi, celle des voilées. J’ai été mû par le désir d’exprimer une forme de révolte.
Pendant tout l’été 2021, dans un véritable état d’effervescence et avec humilité, j’ai créé ces « figures de femmes voilées ». J’ai voulu, en tant qu’artiste, les faire exister. Ces images sont devenues pour moi, au fur et à mesure du processus de travail, quelque peu obsédantes. Bien sûr ces figures dans ma peinture peuvent être perçues comme dérangeantes. Je n’ai pas cherché à les rendre provocatrices, simplement elles rendent compte d’une réalité qui m’atteint et me trouble profondément depuis longtemps.
Le titre de ces œuvres est sobre : Voilées. Cela laisse tout un champ d’interprétation qui ne doit pas se restreindre à un contexte géographique ou une date précise.
Cette série est constituée d’une trentaine d’œuvres dont vingt sont reproduites dans le recueil et onze en contrepoint des poèmes d’Isabelle. Mais toutes font sens car elles expriment une tension entre ce que le réel nous impose et ce que je tente de viser dans ma quête sensible.

© Fabrice Rebeyrolle, « Voilée 9 »,
Technique mixte sur vélin d’Arches, 106x75 cm, 2021.
Isabelle : Je n’ai donc pas vu ces peintures tout de suite, j’ai d’abord entendu Fabrice parler d’elles : je réagissais moi-même à cela en livrant à Fabrice mon désarroi face à une situation qui nous fait aussi percevoir notre impuissance que nous cherchons à conjurer.
L’écriture a été immédiate lorsque j’ai reçu les premières peintures. Au fur et à mesure que j’écrivais les textes, je les adressais à Fabrice qui me répondait en m’adressant de nouvelles peintures déjà réalisées, donc, mais que je découvrais alors que j’écrivais. Chacune a suscité un élan d’écriture. À chaque fois, je rencontrais un être. Une femme. Elles sont devenues des personnes : elles s’incarnaient tour à tour ou ensemble dans les textes, jusqu’à créer une conscience collective. Sans qu’aucune individualité ne soit gommée. Je percevais l’interaction entre toutes et la voix commune qui demandait à naître dans les poèmes. Fabrice a décidé, à ma grande joie, d’en faire un livre, Sylvie Fabre G. intervenant ensuite pour écrire la préface.
Cécile : Fabrice, quelles ont été les conditions matérielles de la réalisation des peintures ? Quelles techniques et quels support avez-vous privilégiés ?
F.R. : Tout d’abord, je dirais que le choix d’un support et d’un matériau implique déjà une décision de langage.
Et justement, dans un premier temps, j’ai commencé par un arrachage d’affiches. L’appropriation de ce support m’a permis une liberté d’action : déchirer, peindre, triturer, recomposer en une sorte de palimpseste urbain ce matériau de départ…
Les voilées sont nées de ces superpositions, de cette lutte première avec le support qui met à jour une forme de présence. Cette confrontation avec les matériaux témoigne d’une volonté d’exister. Elle est peut-être parallèle à l’existence des voilées que l’on soumet : pour s’émanciper, pour exister, la lutte est indispensable.
Ce parcours mental et physique habituel dans la pratique de la peinture nécessite donc des étapes complexes qui vont de « la mise à nu » au recouvrement.
Puis sont venus les toiles et panneaux utilisés là aussi en fonction de leur identité propre avec in fine un objectif de frontalité. À ce propos, dans ce va-et-vient permanent, les derniers grands formats ont généré un corps à corps singulier.
Et puis bien entendu, tout au long de ce temps de création, j’ai travaillé des papiers de toutes sortes avec souvent une volonté d’économie de moyens. Le choix des lavis par exemple – mélange d’eau et d’un peu d’encre – permet l’étendue infinie des gris jusqu’aux noirs silencieux qui contrastent avec d’autres réalisations plus bavardes. L’obscur obtenu renforce ainsi le secret de ce qui n’est pas montré. L’aquarelle et le crayon visent plutôt la spontanéité, la rapidité d’exécution dans une légèreté, une échappée.
Parfois, pour nourrir le corps d’un papier plus épais, avec une certaine idée de représentation de la chair, j’ai utilisé du charbon de bois et des cendres mêlés à des fragments d’étoffe écrasés avec de l’huile, tel un onguent réparateur. Le corps peut faire à l’âme un voile.
Et puis, comme toujours, je n’ai pas écarté l’exercice de la gravure en taille-douce, « la morsure enluminée ». Il faut inciser et mordre dans la plaque pour qu’apparaissent des contours, un éclat et avant l’écrasement de la matrice sous la presse, l’encrage délicat.
Cette technique d’impression était indispensable pour compléter cette production et rendre compte d’une force peut-être ignorée que je perçois aussi dans ces voilées.
J’ai tenté de saisir une réalité avérée et cette représentation est liée évidemment à une préoccupation politique. En effet, comment ne pas s’interroger sur la coexistence lorsque l’égalité ne fonde pas les rapports humains ?…
J’ai ressenti la même émotion lorsque j’ai peint la série des « Migrants ».
Cécile : Si je comprends bien, Fabrice a peint, Isabelle a écrit à partir de ces toiles. Fabrice, vous êtes donc parti de votre vision du monde. En quoi cela a-t-il été important de confier ces peintures à Isabelle pour qu’elle y appose ses mots ? Qu’en attendiez-vous ? Et qu’est-ce que cela a pu approfondir, élargir chez vous, dans votre manière de voir le monde et/ou de le peindre ?
Fabrice : Le peintre donne-t-il forme à l’idée du poète ?
Dans cette aventure, la poète (Isabelle) rencontre le peintre (Fabrice). Il s’agit d’une expérience essentielle entre deux présences artistiques à travers deux espaces poétiques.
En répondant avec ses poèmes, elle (Isabelle) induit un rapport entre deux consciences. Il s’agit d’un rapport privilégié « d’égal à égal » d’un dialogue qui nous a enrichis mutuellement dans une amitié chaleureuse.
Grâce à ces poèmes, en intégrant l’imaginaire à la réalité, ELLES prend une dimension poétique et onirique évidente. L’interaction entre peinture et poésie fait écho à celle entre les différentes voilées. Une pour toutes, pourrait-on dire.
Cécile : Isabelle, tu interroges à plusieurs reprises dans tes poèmes. Pourquoi ces questions si nombreuses ? Est-ce que ta vision du monde s’est modifiée et comment ?
Isabelle : Il est très difficile (impossible) de s’approprier un destin qui n’est pas le sien. C’est l’humanité des femmes peintes par Fabrice qui m’a requise, comme si ces peintures permettaient d’enfreindre l’impossible identification. C’est cette humanité justement qui me semble interrogée dans les représentations de Fabrice qui glisse d’une couleur à l’autre (d’un éclat à l’autre). Il m’a paru qu’il mettait l’accent chaque fois sur une part intime de ces femmes. Et que le silence auquel est vouée par essence la peinture devenait expressif par cette forme de vérité qu’il atteignait. En cela, aucune certitude cependant, d’où, peut-être, la forme interrogative récurrente. Et il fallait conjurer une forme de mutisme. C’est cela que j’ai entendu dans les peintures de Fabrice et aussi dans la situation impossible à vivre des Voilées et qui leur est pourtant imposée.

Cécile : Isabelle, tu as donné voix aux Voilées, à ce qui peut laisser sans voix, à ce qui peut faire fermer les yeux, par le questionnement :
Le voile couvre-t-il le corps lent du modèle ?
Chaque parole perdue renaît-elle en cette femme
que soulève, c’est le vent peut-être,
le cri désormais retenu dans les plis de pierre ?
Alors, quelles autres questions pourriez-vous encore poser ?
Isabelle : Ce sont ces Voilées qui m’ont prêté voix et Fabrice, en offrant ces peintures à mon regard, a suscité les poèmes et le questionnement. Le voile même l’exprime : il dépasse un cadre anecdotique. Il existe de multiples sortes de voiles, celui porté par ces femmes rejoint chacun en ce sens qu’il interroge ce qui est montré/caché, dit/retenu. Un voile peut couvrir le visage ou un corps. Être opaque ou transparent. Un fil de ces voiles nous relie tous. Les questions auxquelles tu fais référence, Cécile, seraient aussi une sorte d’appel à chacun de nous. « ELLES », c’est « NOUS » en quelque sorte par ce fil d’humanité qui nous est commun. « Exister » résonne comme une tentative : le mot écrit par le peintre est une forme d’espoir. La révolte qui nous animait ne pouvait rester muette. C’est la matérialisation d’un effort pour mettre fin à un silence imposé, au moins dans l’espace du livre et avec la certitude que cela ne suffit pas.
La révolte et le soulèvement génèrent l’acte et projettent vers une liberté à obtenir. Comme l’écrit très justement Sylvie Fabre G. dans la préface, il s’agissait bien pour nous d’« affronter les abîmes d’une humanité toujours inachevée ».

Le livre « ELLES » est édité par les Editions Mains-Soleil
À commander à :
Fabrice Rebeyrolle
Atelier de l’Aliette
13, rue Grande Narrette
36100 Issoudun
Prix : 15 € (+ port : 5 €)

Sur Fabrice Rebeyrolle
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fabrice_Rebeyrolle
https://www.editionsmains-soleil.com/fabricerebeyrolle-atelier
Sur Isabelle Lévesque
https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque
https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque