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Entretien avec Géry Lamarre par Isabelle Lévesque

mercredi 15 juillet 2020, par Cécile Guivarch

Isabelle Lévesque : Vos poèmes évoquent souvent un état intermédiaire entre présence et absence, nuit et jour, parole et silence. Vous semblez vous placer du côté de l’à peine, de l’aube et du murmure.
« Nuits à peine audibles
murmure d’une rivière souterraine
au creux de nos vies »
Comment peindre le silence et le murmure ?

Géry Lamarre : Bien que m’étant essayé à la poésie quand j’étais adolescent, c’est vers la peinture que je me suis tourné. Parce qu’alors je pensais que mes mots étaient insuffisants pour exprimer toutes les nuances, toute la complexité de la vie. Les couleurs étaient là pour tenter de remplacer les mots. Cela fait maintenant huit ans que j’ai réinvesti l’écriture. À un moment où j’étais « coincé » par la peinture.
En ce qui concerne l’acte de peindre, j’ai beaucoup hésité entre figuratif et abstraction, aussi je suis passé par l’utilisation de signes graphiques, de symboles… En fait, je trouve que le figuratif est très dirigiste et enferme dans un cadre de lecture. Ce qui ne me correspondait pas. J’ai besoin, et pour moi, et pour le regardant, d’un espace d’ouverture et de liberté. Et l’abstraction nous l’apporte.

Cartographie IX, 2018

Lorsque je peins, que ce soit lié ou pas à un texte, c’est comme un voyage dans le silence de moi-même. Dans cette part non encore exprimée, verbalisée. C’est ainsi que j’en arrive, depuis quelques années, à simplifier de plus en plus ma peinture, la rendre aussi légère et profonde que le silence, justement. En allant de plus en plus vers la transparence, la sérénité et une forme de légèreté.

Montagnes, 2018

I.L. : Vous accueillez (pour les condamner) le « brouhaha » et la vie « assourdissante » dans vos poèmes. Faites-vous de même dans votre peinture ?

G.L. : J’essaie, en tout cas. Est-ce à moi de le dire ? J’essaie, justement, par cet allégement de la couleur, de la matière. Mais quand je condamne ce brouhaha, c’est surtout que je remarque qu’en ces temps de réseaux viraux, il suffit maintenant à n’importe qui de lire trois lignes sur un sujet pour s’ériger en expert de ce sujet. Je vous avoue que je suis de plus en plus perdu dans ce nouveau dogme de la connaissance superficielle, immédiate et sans effort... Où même des experts peuvent avoir des avis complètement contraires. Bien sûr, nous sommes emplis de paradoxes. Pour paraphraser Paul Virilio qui parlait de l’avènement de la vidéosphère, je dirais que nous sommes entrés dans une cacosphère. Alors que j’ai toujours apprécié de me donner du temps, cela me renvoie encore davantage dans mes retranchements de solitude et de silence… Et je finis, de plus en plus souvent, par ne plus savoir quoi, sur quel pied, penser, même si j’ai des idées précises sur certaines valeurs à partager pour évoluer vers notre humanité en cours de devenir. Malgré tout, je me considère comme positif, aux vues que chaque flux, si on se place du point de vue du temps long de l’Histoire, nous y emmène, malgré des mouvements de reflux.

Paysage vert 2

I.L. : Lorsque vous réalisez à la fois la peinture et le poème, qu’est-ce qui est premier : le poème ou la peinture ? Le poème peut-il naître en peignant ? Ou l’inverse ? S’agit-il d’un dialogue ou d’un seul et même discours avec des modalités complémentaires ?

G.L. : Je n’ai pas de règle et j’aime expérimenter les divers aspects. En fait je ne sais jamais quand une peinture ou un poème vient. Cela arrive. Toujours comme un mystère. Une phrase, un geste, une couleur qui jaillit. Alors arrive le temps du dialogue avec ce matériau peinture ou mot qui parfois, après travail, se refuse et m’emmène dans un dit autre. Le travail s’affine, se cisèle ainsi jusqu’à ce que les deux parties trouvent un équilibre, un terrain d’entendement commun. Sachant également que ce terrain peut être remis en chantier quelques mois, années plus tard.

Je ne sais de quels
replis de la nuit
sourdent soudain mes mots

Ils sont cette eau qui perle
en lisière du conscient
tension fébrile
condensée en une seconde
d’éternité

(Les sources invisibles)

Sharing the light, 2018

I.L. : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », écrivait Baudelaire.
Le chemin commun que suivent poèmes et peintures, est-ce affaire de ce genre de correspondances synesthésiques ?

G.L. : Oui. C’est un chemin qui se doit d’être vivant. Il se nourrit, s’épanouit, se déploie par l’enrichissement de toutes ces correspondances. Et de bien d’autres encore. Ce sont des perceptions diverses d’une même chose : le mystère sans cesse renouvelé de la vie.

I.L. : Quand vous concevez vos livres pauvres ou livres d’artiste, tenez-vous compte de la troisième dimension ? De quelle façon ? Utilisez-vous les mêmes techniques, avec des effets proches de ceux de la laque, par exemple ?

Laques :

G.L. : Non. Le travail sur les laques était spécifique. Il était sur bois et fond doré pour refléter la lumière et réactiver ce qui était recouvert. Ces successions de couches (il pouvait y en avoir des dizaines) étaient, pour moi, une métaphore de nos expériences de vie. Chaque nouvelle couche (comme expérience d’un moment de vie), parce que translucide, était issue des expériences-peintures des couches en dessous. Le tableau se développait ainsi sur de nombreux mois. Il était construit comme la narration d’une période et donc d’une succession d’événements vécus.
Le travail sur le livre et sur le papier est issu de mon « entrée en poésie ». De plus, les papiers, car il y en a de nombreuses sortes, sont des supports très différents amenant à des réactions, et donc des dialogues différents.
Alors qu’avec les tableaux je rajoutais de la matière, le travail poétique et celui sur le papier, m’amènent, aujourd’hui, au contraire, à en retirer.

I.L. : Alors que dans certaines de vos œuvres les mots (pas toujours déchiffrables) sont intégrés, vous avez titré certaines de vos peintures sur bois de grand format « Tableau-poème » : le poème peut-il se passer de mots ?

Tableau-poème – La nuit, 2016

G.L. : Les tableaux-poèmes ne suppriment par l’écrit ; ils les rendent seulement moins lisibles et les ouvrent vers d’autres possibles… Mais pour répondre à votre question, je crois que oui. L’essence de ce qui est le poème ne se réduit pas aux mots…d’ailleurs dans la poésie contemporaine l’espace blanc s’est affirmé… pour, pourquoi pas ?, tendre vers le silence. N’est-ce pas la leçon de la poésie chinoise et japonaise ?

Les ombres, 2020

I.L. : Vous avez collaboré avec de nombreux poètes : Merédith Le Dez, Zéno Bianu, Gilbert Lascault (éditions Transignum), Jean-Marc Barrier, Dominique Sorrente, Colette Daviles-Estinès, Hélène Tallon-Varénian… Comment ces rencontres ont-elles été possibles ? S’agit-il toujours d’un choix de votre part ? Est-ce une même « famille » de poètes, avec des affinités et des orientations communes ?

G.L. : Ces rencontres ont été diverses ; certaines sont d’abord des rencontres humaines, d’autres se sont faites, en premier, par le biais de leur poésie. Quand j’ai commencé à travailler sur les livres, j’ai choisi les textes pour lesquels j’avais une résonance toute particulière. Je ne sais s’ils font partie d’une « même famille », je n’ai pas cherché à analyser cela, mais simplement à éprouver, ressentir… un sens, un souffle, un chant. L’analyse est, chez moi, quelque chose qui vient toujours en dernier. J’essaie d’être avant tout dans le vivant de la rencontre, de l’intuition, du ressenti.
Depuis, j’ai travaillé sur des textes qui m’étaient proposés ; mais je m’offre ce luxe de ne pas le faire si je ne sens pas cette résonance. On en revient à cette notion de dialogue…

Flux et reflux - poème de Géry Lamarre, peintures Michèle Riesenmey (2017)

I.L. : Parfois, ce sont vos poèmes qui sont accompagnés par les peintures ou gravures d’artistes comme Michèle Riesenmey ou Anne Locmant. Quelles différences cela fait-il pour vous et pour le poème ?

G.L. : C’est la rencontre avec Michèle Riesenmey et à son magnifique travail sur les livres qui a tout déclenché. C’est la magie d’une rencontre qui s’est faite au juste moment. Une conjonction.
Me proposer de travailler sur un de mes poèmes m’a surpris, et flatté. À l’époque, je n’écrivais que depuis deux, trois ans…à l’instar d’Hokusaï, je me considérais (et me considère) comme toujours apprenant. J’étais dans une impasse avec la peinture. Cela m’a donné de toutes nouvelles perspectives.
Le poème m’apprend à simplifier, et du coup peut-être que je peins maintenant comme un poète, et que j’écris comme un peintre utilisant l’espace…

En mon cœur forêt, poèmes Géry Lamarre, gravures Anne Locmant (2018)


Géry Lamarre

Diplômé en Histoire de l’Art et en Arts Plastiques, Géry Lamarre vit près de Lille. Depuis 1992, il expose en France et à l’étranger. Son travail dans le domaine de la poésie a pris de plus en plus d’importance et a grandement modifié sa relation à l’acte de peindre, l’amenant à travailler sur des livres d’artistes, soit comme poète, soit comme plasticien. Seul ou en collaboration avec des éditeurs (Voix du poème, Transignum & co, La tête à l’envers). Il est co-fondateur avec le poète sénégalais Laïty Ndiaye de la revue Ressacs.

Photographie de Luna Gonzalez

Livres d’artistes

  • Les ombres et les effaceurs, édition franco-italienne, texte de Gilbert Lascault, 2020, éditions Transignum & Co, Paris
  • Noir estran, 2019, poèmes de Jean-Marc Barrier, coll. Fibres, éditions La tête à l’envers
  • Les gardiens du fleuve, 2019, poèmes de Zéno Bianu
  • Ombre penchée, 2018, poème de Mérédith Le Dez
  • Lettres en rebord du monde, 2018, poèmes de Dominique Sorrente
  • Par la peinture transperçant le temps, 2018, peintures de Michèle Riesenmey
  • Soleil nu, 2017, peintures sur des poèmes d’Hélène Tallon-Vanerian, La Voix du poème, coll. Feuilles, Pézenas
  • Flux et reflux, 2017, peintures de Michèle Riesenmey

Collection du Prieuré de St Cosme (livres pauvres)

  • Au nom des pères, peintures sur des poèmes de Colette Daviles-Estinès, projet L3V, Mt-Galerie, Langonnet
  • L’étoffe des mots, peintures de Michèle Riesenmey, projet L3V, Mt-Galerie, Langonnet

Principales expositions

  • Galerie Géry Pirlot de Corbion, Namur (Belgique)
  • Lille Art Fair, Lille (France)
  • Perspective de la peinture Française, Agora Gallery, New York (USA)
  • Trois artistes, L’art est Création, Tournai (Belgique)
  • 9 Variations sur le Mont Fuji, For Art (Gallery), Lille (France)
  • Œuvres 2005 – 2007, Musée des Beaux-Arts, Mouscron (Belgique)
  • Pro-positions, Galerie Galéria, Nouméa (Nelle Calédonie)
  • Stations, Galerie Galéria, Nouméa (Nelle Calédonie)
  • Archéologie du soi, Centre d’art contemporain, Centre culturel américain et Galerie Ataray, Sofia (Bulgarie), La Traverse, Paris (France)
  • 2ème Biennale d’art contemporain, Nouméa (Nelle Calédonie)
  • Galerie X+, Bruxelles (Belgique)
  • Obsession, rencontre avec des œuvres du FRAC Alsace/Lorraine, Tourcoing (France)
  • Galerie Richard Foncke, Gand (Belgique)
  • Galerie Martha Moore, Séville (Espagne)
  • Salon de la jeune peinture, Palais des Papes, Avignon (France)

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