La vocation sociale du livre sous le signe du carton
Tandis que le monde du livre subit une crise majeure à l’échelle planétaire, voilà qu’à Rome, où les premières tablettes de cire à l’ère de Titus Livius ne présageaient pas encore celles numériques de Steve Jobs et que le texte se déroulait sur parchemin et non suite à un coup de pouce sur écran tactile, se tenait récemment dans une étonnante petite librairie le lancement d’un livre inusité.
Le lieu du lancement de Nos habita, un livre « cartonero » auquel j’ai participé, valait en effet le détour. Il s’est tenu chez Plautilla, une biblio-librairie située à l’intérieur du DSM ASL du quartier romain de Monteverde Vecchio – l’équivalent des CLSC québécois –, et plus exactement dans son département de Santé Mentale. En 2008 trois femmes – Maria Teresa Carbone, journaliste et écrivaine, Silvia Nono, responsable de la rédaction de la maison d’édition Emons, et Cristina Reggio, professeure à l’Académie des Beaux-Arts de Rome – ont fondé l’association culturelle Monteverdelegge qui l’année passée a suivi le sillage d’autres espaces de lecture du genre, developpés avec succès à Baltimore et à Madrid, en ouvrant cette biblio-librairie dont le nom rend hommage à une architecte du XVIIè s, Plautilla Brecci, trop méconnue aux dires de ses fondatrices. Plautilla n’est pas ouverte qu’aux lecteurs habituels mais aussi, ce qui en fait sa singularité, aux personnes atteintes de troubles psychiques. On y organise différentes activités dont des rencontres littéraires, des laboratoires de traduction, des lectures publiques, des lancements. Si le but avoué de cette biblio-librairie est de stimuler la lecture et favoriser les échanges, il n’en demeure pas moins que ce lieu très particulier, vu son emplacement et sa vocation, ébranle l’idée que l’on se fait de l’accès au livre.
Outre la singularité du lieu, signalons la façon de faire de ces libraires bénévoles. D’abord, Plautilla s’approvisionne en livres grâce à des donations. Les livres, offerts par des gens qui les ont lus et aimés, sont mis à disposition d’autres lecteurs qui, autre particularité, s’ils les empruntent, choisissent librement de les rapporter ou de les garder. Au même titre qu’une librairie ou une bibliothèque, tous les livres sont repertoriés et classés. À cette différence près. Objets sans aura car ayant perdu leur lustre de produit de consommation, les livres se voient détachés de la chaîne qui les a porté jusqu’en librairie. Fini les cartes cadeaux ou de fidélité, de crédit, de débit, les prêts à renouveler en ligne, les pénalités sur les retards. Avec ce concept de très libre accès au livre dont aurait assurément raffolée la Nadja d’André Breton, ces derniers sont voués à la lecture seule, point. Après la mort de l’auteur annoncée par Roland Barthes à l’ère du post-structuralisme, c’est maintenant au tour du lecteur en tant que consommateur, à l’ère du capital humain, de disparaître sous les radars du livre.
Dans ce contexte d’accès non marchand aux livres où la cage des idées reçues se voit secouée, a eu lieu le mois dernier le lancement du petit livre « cartonero » Nos Habita. Sous ce titre que l’on peut traduire de l’espagnol par Ce qui nous habite, sont réunis trois poètes-traducteurs : Violeta Medina du Chili, Laura Pugno d’Italie et Francis Catalano du Québec. Bien sûr, ce livre peut intéresser par son contenu, chacun des poètes ayant écrit trois textes dans sa langue maternelle – espagnol, italien, français, toutes trois dérivant du latin – sur la thématique du déracinement, ensuite traduits dans les deux autres langues. Mais ce n’est pas tout. Ici, c’est davantage le contenant qui attire l’attention : la beauté des couvertures. Et le projet : l’implication sociale d’un tel livre. Si le cartonero désigne à l’origine le travailleur qui sillonne les rues de Buenos Aires en quête de carton, les livres cartoneros, nés en 2003 dans la foulée de la crise économique argentine, se veulent les descendants directs de ces travailleurs. Reliés avec du carton acheté dans la rue, les livres cartoneros ont vu naitre plusieurs petites maisons d’édition – la plupart des coopératives –, une soixantaine depuis leur existence, surtout en Amérique du Sud. Ces livres très colorés sont fabriqués par des artisans à partir de matériaux recyclés. Chaque exemplaire est par conséquent unique. Pour fabriquer Nos Habita, le petit éditeur Meninas Cartoneras, établi à Madrid, s’est associé à une fondation venant en aide aux femmes de bidonvilles indiens. Ainsi, les couvertures de ces livres en carton sont fabriquées à partir de coupons de tissu brodés à main par les femmes de l’atelier du programme Colores de Calcuta. Le résultat est percutant.
Après Rome, a eu lieu une seconde présentation de Nos Habita dans le sous-sol bondé de la libreria popolare di via Tadino, à Milan. Étonnant de voir dans la ville italienne de la mode, du design et des happy hours, tant de gens attirés par le production de ce livre en carton, et participer à la discussion. En marge du lancement a été aménagé un présentoir avec des livres-objets fabriqués par des prisonniers. Il m’a été donné de voir pour la première fois de ma vie un livre « cornet de crème glacée ». Un livre ouvert, posé à plat sur la couverture, où les page gauche et droite sont enroulées pour former deux cônes surmontés d’une boule en papier de couleur. Des prisonniers créant des livres-objets pour passer le temps. Même privés de texte, ces livres touchent au plus haut point.
En ce monde parallèle composé de livres qui n’ont pas de prix, la chaine du livre, à défaut de se casser, devient un fil très ténu, sinon invisible. Des morceaux de carton achetés aux cartoneros de la rue jusqu’aux couvertures faites main dans un bidonville indien en suivant l’art de la broderie, en passant par une imprimerie obsolète, par des auteurs qui versent la totalité de leurs droits à une fondation et l’éditeur la moitié de ses bénéfices, n’ayant pour seul diffuseur que le bouche à oreille voire les réseaux sociaux et qui peut compter sur une poignée de librairies alternatives à travers le monde, cela orchestré par un petit groupe de femmes sud américaines, donnant à lire et à admirer un livre unique, non reproductible qui, de surcroit, fait l’objet d’un lancement tantôt dans une librairie fréquentée par des gens atteints de troubles mentaux, tantôt dans une librairie où des prisonniers exposent des livres qu’ils ont confectionnés en attendant leur libération, eh bien, voilà une avenue empruntée par le livre qui aurait été difficile à prédire, même par le plus allumé des augures.
mvl-monteverdelegge.blogspot.ca
www.meninascartoneras.com
Francis Catalano
Collaboration spéciale
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Nos habita, trois poèmes de Francis Catalano (Québec), Laura Pugno (Italie) et Violeta Medina (Chili)
sur la thématique du « Déracinement » traduits conjointement en italien, en espagnol et en français.
200 exemplaires numérotés avec couverture unique brodée à la main par les artisanes de l’atelier Colores
de Calcuta (Inde), Meninas Cartoneras Editores, Madrid, Avril 2013. 48 p.