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Aller là où ça vibre : Débordé pourpre, de Sylvie Turpin et Luce Guilbaud, par F. Saint-Roch

lundi 5 avril 2021, par Florence Saint Roch

1/Conversation

Luce Guilbaud, de recueil en recueil, travaille de façon régulière et récurrente avec des amis plasticiens, parmi lesquels il faut compter Sylvie Turpin : les artistes (puisque Luce Guilbaud est poète et plasticienne) se connaissent de longue date. Entre elles est née une collaboration au long cours, en création et en amitié, et qui a trouvé une de ses très belles déclinaisons récemment dans Débordé pourpre (Les lieux dits éditions, collection 2Rives, troisième trimestre 2020) : s’y poursuit, avec une élégance impeccable, le dialogue que les deux créatrices ont engagé depuis 1998 avec Le cœur antérieur (Le dé bleu), prolongé, entre autres, avec À mon seul désir (Les petits classiques du grand pirate, 2001) et Rouge incertain (Le dé bleu, 2002). Dans Débordé pourpre, l’amitié qui lie ces deux artistes éprises de beauté et de culture s’inscrit dans un jardin, un jardin premier, protégé, protecteur, avec ses repères solides – sous le sceau de valeurs partagées :
« C’est un pacte entre nous signé
devant les roses trémières et les glycines
nos répertoires d’images
les livres sentinelles
 »

Dans la sécurité de l’amitié, il ne s’agit pas pourtant de répéter, de considérer toujours et encore les mêmes objets. Ainsi, Débordé pourpre n’est pas une collaboration de plus entre les deux femmes. S’y passe tout autre chose, que la riche collection dirigée par Germain Roesz et Claudine Bohi immanquablement suscite. Dans le face à face proposé émerge une nouveauté ; les deux rives, « bord à bord  », comme l’écrit Luce Guilbaud, ont tant à se dire. La poète part à la rencontre de l’œuvre de Sylvie Turpin, comme elle engagerait un long voyage, une patiente exploration. Elle aborde l’œuvre à la fois de l’extérieur (elle se fait regard découvrant) et de l’intérieur – depuis ce qu’elle est, depuis sa propre pratique artistique, et en poésie :
« C’est tellement silencieux l’œuvre
Et nous tournons autour
Avec des mots d’approche
Des petits pas de côté
 »

Débordé pourpre s’écrit entre un « tu » et un « elle », entre prise de champ et proximité, le regard oscillant entre reconnaissance et sentiment de l’altérité :
« tu ouvres encore les plis de l’apparition
respires large dans l’étendue de la couleur
te souviens des traversées de l’enfance
de l’autre rive où l’autre même t’attend.
 »

« L’autre même », là est un des maîtres-mots de la poésie de Luce Guilbaud – et n’est-ce pas là un des constituants essentiels de l’amitié ? L’ami n’est-il pas, dans la proximité et les échos, le même pas tout à fait même, l’autre pas tout à fait autre ? N’est-il pas aussi celui dont on peut s’éloigner sans craindre de le perdre ?
Des mots, des bribes de poèmes doucement viennent se poser, sans les entamer, sur les gravures, les collages et les assemblages. Voilà qui donne à voir, et, quand on tient le livre en main, à palper la juste distance, « l’entre autres » qui définit tout autant l’amitié qu’une entreprise de cocréation.

« Ce que tu donnes, c’est un regard à l’autre  », écrit Luce Guilbaud. Cependant, où aller, où diriger ses pas/ses mots, pour aborder l’œuvre de l’autre – et, surtout, comment aborder, précisément, ce qui déborde ? Tel pourrait être le programme, l’argument qui sous-tend la démarche exploratrice de Luce Guilbaud :
« cette écriture du désir d’aller
là où ça vibre
là où ça reconnaît
 »

2/Débordements

Le titre du recueil, Débordé pourpre, renvoie aux titres de certaines œuvres de Sylvie Turpin. Non pas précisément à celles qui sont présentées dans l’ouvrage, où à une gravure initiale sont associés des pliages et des collages, mais aux créations récentes de l’artiste (pour ne retenir que quelques titres : Fond pourpre, Domaine de Kerguéhennec, 2013 ; Pousse débordée, galerie Virgile Legrand, Paris, 2014 ; Pousse, toile débordé, 2015, Pousse tableau, 2015, Débordé, pousse toile, 2016, gallerie AGART, Amilly, 2016). Nous le comprenons, l’artiste, dans ce motif, je dirais même cette technique de la « pousse » ou du « débordé », engage une réflexion sur ce qui s’expanse et dépasse les limites, sur ce qui échappe au cadre du tableau – d’où, dans Débordé poupre, des cadres rompus, déstructurés. Dans son travail plastique, Sylvie Turpin disloque les limites et les étroitesses, refuse ce qui trop fortement contient – bouge les lignes et sort du cadre.

Interrogeant cette expansion, Luce Guilbaud, avec Débordé pourpre, écrit une monographie d’une nouvelle forme, et avec réalisme, ancre son approche au cœur du féminin. Tout simplement parce que la femme, dans ses engagements multiples, est souvent elle-même débordée. Et curieusement, ce qui la déborde restreint certains développements en elle, limite son amplitude. Ainsi, les poèmes qui investissent l’œuvre de Sylvie Turpin nourrissent une réflexion, un ensemble de constats sur la condition féminine. Car quand nous sommes mères, épouses, maîtresses de maison, clairement, nous ne sommes pas en création. Nos abnégations (et l’on entend, dans ce mot terrible, le préfixe privatif qui renforce encore la négation) nous en éloignent :

« Il faudra
jardiner nourrir les chats
repousser les murs de la maison
ouvrir le toit et faire entrer le vent
découper les papiers poser les couleurs
Il faudra
éplucher les légumes
poser les assiettes sur la table
recueillir les poussières et les cendres
les malaxer ajouter des poudres de cobalt
des pigments de terre ou des larmes de pourpre
 »

Voilà qui énonce on ne peut plus clairement les diverses obligations, les tâches toujours premières qui immanquablement prennent le pas sur la mise en œuvre. Comment une femme, limitée par les contraintes qu’elle s’impose à elle-même, tant sont prégnants les schémas et les assignations, peut-elle ne pas se laisser rétrécir ?

3/ Aller où ça vibre

Le « débordé », chez Sylvie Turpin, est la réponse plastique et esthétique à cet état de fait. Elle pense le débordement, l’intègre, le dépasse : la matière, par une forme de sublimation, se prolonge en couleur portée sur le mur – et j’écris bien « couleur portée », et non ombre portée. Là est la singularité, la puissance de l’œuvre de Sylvie Turpin : elle mène un combat sur ce qui fait de l’ombre, et ce combat, elle le gagne :
« ta force de vouloir peser un peu sur le monde
par effraction de couleurs
formes du présent à ton corps ajustées
femme maintenant
de vouloir de savoir
donner à être par
la main la bouche le ventre la pensée
 »

La couleur, nous le voyons, l’emporte sur le volume, sur le relief, la fresque jaillit de la matière :
« autant de pierres dans ton jardin
autant d’indices sur ton chemin
d’arcs en ciel libérés
 »

Faire arriver la couleur, laisser parler sa créativité, libérer l’artiste en soi est un lent travail obstiné, le fruit d’une intime conversion :
« Cœur renouvelé après fonte des glaces
[…] tu décides des surfaces
de la profondeur
de l’épaisseur
 »

Se libérant du gel, la femme se met à l’œuvre, à la barre de sa vie et de sa création. Luce Guilbaud appréhende la dimension profondément existentielle de la création de Sylvie Turpin, bien au-delà de ce qui, nous en avons quelques indices dans le texte, ressortit à son parcours de vie personnel :
« Les arbres de la patience
Tu les regardes pousser
Tu amplifies la forêt
 »

Amplifier la forêt sonne comme une nécessité, surtout quand on se prénomme Sylvie. Cultiver tout ce qui pousse, c’est faire la part belle à ce qui déborde en permanence, s’obstiner à déplacer les limites du bord, à les faire infiniment reculer :
«  la fierté accomplie/comme accéder encore/à plus que soi ».

Sylvie Turpin par elle-même

Pendant de nombreuses années j’ai travaillé auprès de Pierre Lallier, maître graveur de l’atelier Leblanc à Paris
J’y ai appris et pratiqué les différentes techniques : eau forte, ponte sèche, aquatinte…
Parallèlement je poursuivais mon travail sur le volume associé à la technique picturale de la fresque ; ainsi que le dessin et le collage.
Depuis quelque temps j’ai trouvé par la gravure le moyen d’associer ces différentes techniques.
Ainsi, je réalise des gravures que je tire moi-même ; ces gravures font ensuite l’objet d’intervention comme le pliage ou le collage. Parfois la presse écrase le volume, d’autre fois je laisse au volume une certaine présence un peu comme un pli qui s’ouvrirait lentement.
Je rejoins ainsi un mode de présentation que je réalise avec mes volumes peints, posés sur le mur, avec dans l’intervalle des feuilles de papier peint qui, par léger décalage, accroissent la présence du volume tout en le reliant fermement au mur.
C’est cette double action qui se voit dans les gravures que je vous propose : l’une qui semble se détacher de la feuille imprimée, surface plate, et l’autre qui, au contraire s’enfonce dans la profondeur de cette surface, inscription qu’accroît la morsure propre à la gravure.


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