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« L’étui épistolaire » - ensemble de conversations à deux

vendredi 1er décembre 2023, par Cécile Guivarch

L’étui épistolaire

En Suisse, le village des Mosses de la commune d’Ormont-Dessous se traverse presqu’en ligne droite, sur un peu plus de deux kilomètres. Lieu de passage depuis Aigle vers le Pays d’Enhaut pour les pérégrins en tout genre : motards rutilants tels des chevaliers sur leur monture, camions mastondontes de quarante tonnes rasant les bords rocheux, valeureux cyclistes en quête de sommets, tracteurs chargés de fourrage, de cuves à lait, voitures de tourisme se croisent dans un va-et-vient affairé. Les accotements aussi larges que la chaussée, au point qu’on pourrait les confondre, voient s’installer une brocante de juin à septembre. L’endroit est alors envahi de piétons, chalands, chineurs et flâneurs. Je suis plutôt de la dernière catégorie, rêveuse et glaneuse.

C’était la fin de l’été 2018, à la suite d’une visite chez une amie, qui invite amis artistes et auteurs autour des Lettres Vivantes dans son chalet face au Mont d’Or, nous nous mimes à déambuler et arpenter les allées jonchées d’un bric-à-brac insolite et ordinaire. Au hasard d’un stand, sur un étal au sol, (on a souvent la tête baissée dans un marché aux puces), je fus attirée par une fourre en cuir, ficelée d’une lanière, à l’aspect d’un livre. Livres qui fascinent, déroutent, et façonnent.

Ce n’était pas un livre, et ainsi commence le récit. L’ouvrant, je découvre un paquet d’enveloppes et de cartes vierges de couleur ivoire un peu vieillie. Les enveloppes sont doublées de soie marron. L’objet désuet m’évoque le voyage, les correspondances manuscrites, un temps révolu ? en ce sens il me semble plus précieux que vintage selon le marchand.
De retour à l’atelier, une sorte de cabinet de curiosités avec ses broutilles, je le mets dans un tiroir et l’oublie.

Les événements de mars 2020 allaient le faire ressurgir. Période étrange, où tandis que la nature et les animaux semblaient reprendre tout l’espace du ciel et des champs, nous les humains n’étions plus tout à fait libres. L’absence physique de communication, les moments d’échanges intemporels et de rencontres informelles dans une infinité d’endroits publics et conviviaux, en bref toute chaleur humaine, manquaient à la plupart de nous. A l’instar des moineaux (les piafs), nous sommes des commensaux.

Comment pallier à cette claustration, sachant que toute crise peut être vecteur de sens ou de formes pour un artiste ? Je me mis à réfléchir dans le silence et la solitude de l’atelier. Ouvrant le dit-tiroir, telle une boite à surprise, je retrouvais l’étui. Le manipulant, je songeais à une possible correspondance de type mail-art, consistant à illustrer l’enveloppe (le contenant) autant que la carte ou la lettre (le contenu), la plupart du temps créée par une seule personne. Dans ce cas l’échange n’est pas forcement interactif.

Vu la torpeur générale, le gel des lieux d’exposition et des manifestations, j’imaginais un dispositif, où artistes et auteurs pouvaient s’adonner à une forme d’expression libre et ludique à la fois ; la seule contrainte étant le format et l’écriture manuscrite. Une œuvre commune rassemblée faisant trace et donnant vie à un objet plutôt banal : L’étui épistolaire.

Je contactais d’abord vingt quatre artistes, puis autant d’auteurs pour former des duos. Tous avec enthousiasme se sont mobilisés et prêtés au jeu épistolaire, ouvrant les liens du cœur des choses.

Entre la conception, les prises de contact, la mise en relation, les échanges postaux et exécution du projet environ sept mois ont été nécessaires. Le travail de mise en page et d’infographie s’est fait dans l’Atelier du Piaf, puis donné à imprimer. L’ensemble des œuvres constitue un livre-objet en une édition originale unique, protégée par la fourre en cuir d’origine. Il est constitué de 24 illustrations aux techniques diverses d’artistes (format 20.8x10.5cm pour la carte et 21.5x11cm pour l’enveloppe), accompagnées de 24 textes manuscrits et inédits d’auteurs, en duo.
Dix exemplaires sont imprimés en tirage limité, numéroté de 1 à 10, dans un étui en cuir façonné à la main. D’autres éditions courantes à x. exemplaires, sont proposées sous forme de cartes postales doubles avec l’enveloppe.
Une exposition des différents travaux a été présentée à l’Atelier du Piaf à Yverdon-les-Bains, au lieu et en place du Musée Alexis Forel à Morges fermé pour cause de pandémie.

Yverdon-les-Bains, octobre 2020

Christine Sefolosha

Duos artistes et autrices, auteurs :
Kmanu Berguer & Francine Wohnlich – Chimène Denneulin & Denise Stephanus – Roger Gambin & Valérie Ivanovic – Claude-Alain Giroud & Julien Burri – Glika & Sergio Belluz – Florence Grivel & Blaise Hofmann – René Guignard & Valérie Gillard – Philippe Jean & Pierre Fankhauser – Etienne Krähenbühl & Marius Daniel Popescu – Serena Martinelli & Anne Bregani - Mario Masini & Françoise Matthey – Marta Dobay Masszi & Mirela Bera – Sebastien Mettraux & Claudine Gaetzi – Moti & Philippe Rebetez – Joanna Ingarden Mouly & Laurence Verrey – Claire Nicole & Jacques Roman – Muriel Pataronni & Pierre Crevoisier – Francesca Rey & Manuela Maury – Pierre Schopfer & Jo Pellet – Christine Sefolosha & Sylvain Thevoz – Berni Stephanus & Pascal Bernheim – Claudius Weber & Pierrine Poget Prevedello – Zivo & Claire Genoux – Claude Rochat en solitaire.

      

      

      

Covi-19-2020
Christine Sefolosha co Sylvain Thévoz

De nuit nuitamment
De nuit nuitamment nous irons
Sans lanternes, sans bougies, sans enfants
Sans regards derrière nous
Sans pardons pour les camps.

De nuit nuitamment nous irons
Uniquement guidés par le vent
Par l’instinct, les embruns, et nos chants.

De nuit nuitamment nous irons
Sans passeport, sans radar
Sans choix de direction,
hormis l’aube, la boussole
             de nos morts, mémoire de nos regards.

De nuit nuitamment
nous irons
faire fleurir la mer.

      

      

      

      
      
      

11 juillet 2020
courtesy of Berni Stephanus / Pascal Bernheim

D’une tête l’autre
Faire des pieds
       et une main 1/2
D’une génération l’autre
Carmin du sang partagé

Qui cache la forêt ?

      

25 juin 2020
Zivo co Claire Genoud

L’enfance coule du ciel,
       un bocal bleu.

      

8 juin 2020        Chimène Denneulin co Denise Stephanus

Elle portait des robes à fleurs, à carreaux ou à pois.
Des robes soleil, des robes zébrées, des robes de dimanche.
J’ai gardé les ceintures, les bigarrées, les chamarrées, les moirées.
Je les ai ré-unies et j’en ai fait un quilt pour enrober ces liens et ces couleurs bonheur dans ma mémoire de fille.

      

Lausanne, 9 juin 2020
Claire Nicole co Jacques Roman

Taches, lignes, lutte, accouplement
obscurité et lumière
tourbillon d’une muette violence
sans repos.
Est-ce que je crois voir ou
est-ce que je désire voir ?
Non une image mais l’innombrable
assaillant la vision
défiant la double-vue.
L’un jouit, l’autre écrit
mais
aucun mot qui ne puisse conduire
à l’érotique de l’image
son expérience intérieure
aucun mot qui ne puisse suivre
le courant du nerf optique
aucun mot qui ne puisse pénétrer
la beauté violente
des traces.

L’Ange du silence
habite encore l’arène
dans l’attente
d’un nouveau combat.

      

9 juillet 2020
Claude-Alain Giroud co Julien Burri

Taches de la vie,
de sauce, de café ou de sang,
des jours perdus
sur la table.
Ce qui restera de nous.
Et les traces de nos mouvements
de petits animaux
griffus et apeurés.
La rouille dessine
les galeries de nos terriers secrets.

Juillet 2020
Claudius Weber co Pierrine Poget

Cinq quasi-cristaux solides
Cinq solides quasi platoniciens

Claude Rochat Entrelacs (gravure et texte)

Entrevue d’un entretien ou tout ce qui entre fait ventre.

Deux Maures s’entretuaient
entre deux maisons, tombant de
l’entrepôt sur l’entresol,
les deux Maures furent trouvés mort.

Après les entrées, comme entremets,
ils nous servirent des entrailles,
heureusement que l’entrecôte qui suivit
fut meilleure.

En entrant, je vis deux petits loups
qui faisaient des entrechats pour
s’entretenir au pas de danse pendant
l’entracte

Il était tellement entreprenant
que sa main glissait de l’entre-cuisse
à l’entre-fesse tout en étant entrelacé avec sa chérie
je l’ai entrecroisé sur l’entrepont,
il était si entreprenant avec tout l’équipage,
que je n’osais entrer. Puis, voguant entre deux
mers il fit entrevoir dans une entrevue son voyage.

Sur ces entrefaites, ne voulant m’entremêler
avec entregent de leurs affaires et entraver ainsi
la bonne marche des affaires, je me mis en retrait.

J’ai cru entrevoir de l’entraide lorsque je suis
entré dans l’entrepôt, avec leur musique
entraînante, j’admirais leur petite entreprise.

Par l’entremise d’un entremetteur
j’ai trouvé ma promise avec bonheur.
Avoir une entrevue avec quelqu’un d’entreprenant
qui nous laisse entrevoir que l’on puisse entre-temps
trouver une entrée dans l’entreprise.

Après s’être entre-tués, ils se sont entre-aimés
après s’être entre-croisés à plusieurs reprises.

      

Avril 2020
Florence Grivel Small talk co Blaise Hoffmann

Une main remue encore sur le papier
tout n’est pas joué
c’est pour cela que j’espère encore te l’écrire
avec des fibres
dernier cri. Small talk

      

      

Le 12 juin 2020
Francesca Rey co Manuela Maury

Et puis elle sentit grandir en elle
LE VIDE
Une fuite sans doute
Au niveau du cœur ou de l’oreille interne
LE VIDE
Au niveau du bide
Elle vivait au rez-de-chaussée
Elle n’était pas très courageuse ! NON
NON        Alors
Dans un geste lent et désespéré
Elle choisit de se jeter du haut de cette, de cette page
de cette page

Et de se donner la Vie
                 La Vie

      

Sitges, 20 juin 2020
Glika co Sergio Belluz

On s’était retrouvés sans rien à se dire,
on partageait le double sentiment d’appartenir au groupe,
et de n’en faire pas partie,
les deux illusions nous rapprochant
dans une même humanité inquiète.

      

24 juin 2020
Joanna Mouly co Laurence Verrey

briser l’égarement
affiner la ligne de vie
dans le champ ensemencé d’ombre
se tient la force

      

      

      

2020
Kmanu Berguer co Francine Wöhnlich

Mes racines trouvent les tiennes
nous chuchotons entremêlés dans l’après-midi de ce printemps
tu ne me promets pas l’automne ni les récoltes
je ne te tricote pas de chat au coin du feu,
nous écoutons l’été s’appesantir et
les verts céder sous le sucre et les chaleurs.
Nous bataillons avec le présent
nu
discontinu

ne pas coudre le temps
mais jeter son caillou puis sautiller vers le ciel hors d’haleine
les flocons fondront-ils sur nos langues enhardies ?

      

16 juillet 2020
Mario Masini co Françoise Mathey

Que de viennent les mots
dans le fusain des jours
Derrière la substance des ombres
le sel en ses approbations

mystérieuse clarté
déhanchement infrangible
des joies inaccomplies

      

      

juin 2020
Marta Dobay Massy co Mirela Bera

D’autres jours.
Interpellée dans la géométrie de survie,
La sémantique de l’espace se confond
en liens d’attachement
et facultés amnésiques.

On ne vit plus
on ne meurt plus
on se maintient
La verticale
et l’horizontale
             des souvenirs
se déclinent,
ces jours là,
sous forme de traces
de racines.

Ces jours là.

      

      

      

Juillet 2020
Muriel Pataronni co Pierre Crevoisier

La création
On se penche sur le bord du monde.
L’atmosphère était fébrile, une électricité qui trahissait les impatiences. On aperçut un petit être qui ne ressemblait à aucun autre, étendu sur la rive d’un plan d’eau.

- On dirait un insecte, suggéra la lune.
- C’est un scarabomme ! Dit son créateur.
- Mais, à quoi sert-il ? Demanda la pluie.
- Mes créations ne sont pas simplement utiles, soupire l’autre, elles ...
A cet instant, un rampant surgit de l’eau et dévora le petit être d’un coup de mâchoire !
La stupeur saisit l’assemblée. Les nuages, en cohorte, passèrent leur chemin, la pluie se dissipa, le créateur douta. Tout le monde songea que Dieu n’était qu’un apprenti-sorcier sans avenir.

      

12 juillet 2020
Philippe Jean co Pierre Fankhauser

D’un ordinaire à l’autre
Les espaces savent s’ouvrir

      

mai 2020
Pierre Schopfer co Jo Pellet

Ah combien de temps
avant la chute ou l’envol
l’éblouissement ?
Non, ne te retourne pas
la brume voile la source

      

      

      

02 juillet 2020
René Guignard co Valérie Gilliard

- Va t’asseoir
- Va t’asseoir !
- Je veux pas aller à côté du monsieur
Le vilain monsieur
Sa salopette bleue tachée
Ses cheveux plaqués sur le front
Sa peau usée
et terreuse, creusée
comme la route ouverte
en bas de chez moi
(tu peux même voir les tuyaux
qu’elle a dans le ventre).
Je fais non avec la tête
Est-ce qu’il est méchant ?
Il lève les yeux
Il me sourit
Ses dents sont jaunes.
Je vais m’asseoir.

      

Lausanne, Prés-de-Vidy, le 5 juin 2020
Roger Gambin co Valérie Ivanovic

[ Excursus ]
des marges / 1 faisceau de brins métalliques /
l’angle aigu / sort en solo du poste radiophonique
un ajout au bord du texte / par une incursion bifide /
pleins de jazz / entrer dans le dense / transistor //

      

      

Juin 2020
Sebastien Mettraux co Claudine Gäetzi

      

Lausanne 11 juin 2020
Serena Martinelli co Anne Bregani

Cœur éperdu qui se défait
en pétales d’or
puis en fils rouges
sang des vaisseaux
circulant dans
tout l’espace ouvert

      

Prilly, 4 août 2020
Etienne Krähenbühl co Marius Daniel Popescu

Sur les bords de chacun
Des hauts et des bas en couleur et alignés à la verticale, les uns contre les autres barrière instable entre passé-présent-futur l’aquarelle danse, insoumise elle creuse des fuites dans le bleu des larmes ; le Monde tombe et se relève, il boite, les mots le tiennent debout.

      

      

      

10 août 2020
Moti co Philippe Rebetez

est-ce une éclipse passagère
qui ombrage ainsi le lac
ou les bras de pierres noires
de la montagne

je confie les mots infertiles à cette lumière de limaille
elle apaise les pensées
qui me font entrer dans
la nuit

Le mot de Françoise Delorme

Au printemps dernier, j’ai découvert L’Atelier du piaf en allant y écouter avec une amie un poète suisse que j’aime bien, Philippe Rebetez. Nous y étions bien. C’est un bel atelier, clair et simple, aménagé avec d’autres ateliers dans une friche industrielle d’Yverdon (Canton de Vaux), celui de Chantal Quéhen. Elle-même y peint, y grave, y édite, y reçoit des invités, y a conduit des ateliers.

J’ai été d’abord attirée par Phloème qui était exposé ainsi que d’autres livres fabriqués dans ce lieu propice à la méditation et au rêve. Ces phytogravures m’ont attiré l’œil et réjoui le cœur. Je les trouvais si fraîches, comme si chaque fleur allait réellement surgir, là, dans mes mains, tangible. Les poèmes de Françoise Matthey accompagnaient de limpide manière toute cette beauté fragile. Manière de nouer conversation entre peintre et poète.

De fil en aiguille, il a été question de L’étui épistolaire, ce curieux objet rempli de merveilles, de propositions diverses d’artistes et de poètes, en dialogue aussi, à partir d’une simple contrainte de format et de supports, une enveloppe, une carte, un aller-retour et c’est tout. Couleurs, formes, graphismes si divers entre ombres et lumières pour des textes écrits à la main (ça devient rare d’en voir, encore plus rare de les toucher !).
Il m’est venu tant de plaisir à ouvrir tous ces petits ensembles, à les regarder, à les retourner dans mes mains, à les déchiffrer, j’ai désiré les partager.
Le premier ensemble est celui de Sylvain Thévoz et Christine Sefolosha dont vous voyez ici la consonance graphique-enveloppe (adressée à L’atelier du piaf) et la consonance graphique-carte. Pour les autres ensembles présentés, seule une des consonances graphiques, la carte ou l’enveloppe, a été choisie pour accompagner le poème.
Pourquoi ne pas lire et regarder ces mondes chatoyants un peu comme on découvre une anthologie, voix qui viennent d’un peu partout, dans un joyeux mélange sobre ou baroque, mais qui ne s’éloignent pas de la beauté ?


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