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Cécile Guivarch : Cher Germain Roesz... La peinture, l’acte de peindre, en deux notes d’atelier ?
« Penser avec la peinture. Être pensé par la peinture. Pas de ligne droite pour avancer, juste des volumes en expansion. Une idée de l’art qui augmente le réel et la vie. La volonté de faire surgir du sens non encore là. Parvenir à la lumière. Fracasser l’obscurité du monde. L’ensemble est géométrique et organique et mathématique et disparate et hétérogène et cru et harmonieux et beau et haut et bas et grand et petit et monumental et avec tout ce qui manque ». Notes d’atelier, 2019. G.R.
« Toujours dans des contrastes, heureux des oppositions. Faire de la peinture apprend à se méfier des normes, des entendus, des attendus ». Notes d’atelier, 2017. G.R.
Cosmique 3, 22,8x21,4cm, 2020
CG : Penser avec la peinture. Être pensé par la peinture. Un travail de recherche il me semble. Non pas seulement pictural mais aussi intellectuel, philosophique, peut-être même spirituel ?
livre unique, P. 5, C’est le monde noir, 2011
livre unique, P. 20, C’est le monde noir, 2011
Une peinture comme un usage et un faire qui dévoilent, en continu, d’autres usages et d’autres faires. Une peinture qui essentiellement perce l’inconnu. J’ai beau avoir des intentions : ordre et chaos combinés, minéral et organique combinés, références à quelques maîtres inoubliables (Schongauer, Grünewald, les primitifs siennois, le Greco, Titien, et bien entendu Lascaux, Altamira, Chauvet) mais toujours ce qui importe c’est de chercher une singularité, une urgence du plus loin, du plus profond. Comme peintre, c’est le mot épaisseur qui convient le mieux à ma recherche. Epaisseur du sens, épaisseur des strates signifiantes certes superposées mais qui surtout modifient leur sédimentation. Cela signifie de la lumière dans l’ombre, de la transparence dans l’opacité. Dans le temps je parlais de translueur comme Soulages peut parler d’outre noir. C’est au fond une question de limites aux confins des limites comme de repousser ce qui apparait trop réel, trop réaliste, trop évident.
Souvent, je repousse le terme d’abstraction pour défendre le verbe abstraire comme une plongée dans la complexité. Il me semble que le regardeur doit pouvoir entrevoir (comme s’il décollait sa rétine) un monde non encore su. Quelque chose de l’essence qui parle en même temps du climat (le froid, le chaud, la tempête), du paysage (celui qu’on reçoit dans les voyages mais aussi celui intérieur si souvent mystérieux), de la peinture même en cela qu’elle constitue un espace autonome, parfois non infesté des banalités de la vie. Cela se manifeste par la couleur, par la surface, par la matérialité des supports et des médiums pour approcher au plus près une sorte de lave mentale, sensible et philosophique. Cela se manifeste comme je l’expérimente lorsque j’observe les maîtres du passé cités par une mobilisation de tous les sens, et surtout par une découverte, à chaque fois, de formes et de sens insoupçonnés. C’est cela qui m’occupe, d’être à la fois dans la volonté d’édifier le tableau et de découvrir ce qui le construit bien au-delà de mes intentions. C’est le tableau qui mène la danse, et lorsqu’on sait que la danse est l’invention de l’espace (Eupalinos) comme le postulait Paul Valéry, alors c’est à chaque fois une sorte de cathédrale qui s’édifie. Elle ne célèbre rien d’autre que la jouissance de l’esprit, l’interpénétration des sens, la capacité d’être transporté ailleurs. Cet ailleurs est précisément différent, fondamentalement, de la vitesse à laquelle nous oblige le monde d’aujourd’hui. Il y a une sorte de ralentissement qui provoque un échange plus intense, plus essentiel, une intelligence entre nous.
Covidessin 3, verso, 15x14,7cm, avril 2020
Covidessin 8, verso, 17,8x16,4cm, 2020
A ce propos il s’agit de questionner pour moi le déplacement qui semble s’opérer aujourd’hui, dont beaucoup disent que la peinture serait cette pratique d’un passé obsolète face à l’actualité des flux, du virtuel, de l’intelligence artificielle. Ce n’est pas un combat que je mène, mais c’est toujours de faire entrevoir que dans la diversité des pratiques, dans leur acceptation, dans leur confrontation, et dans la lenteur que nécessite la peinture il y a peut-être l’image d’une assomption (disons d’une suspension) pour le monde à venir. Ce que le monde exclut lui manquera toujours ! La peinture est à mon sens ce monde qui manque, qui ne comblera pas bien entendu ce trou, mais qui le pointe du doigt, et alors le subsume.
En ce sens la peinture que je tente est politique parce qu’elle implique une forme de résistance face au nihilisme, face à l’oubli, face à la course en avant. En avant de quoi ? Certains des grands peintres de notre histoire l’avaient bien compris ; je pense à Gérard Gasiorowski et à sa suite Fertilité. Je pense à Bram van Velde qui, d’un geste longtemps attendu, sacrifiait la beauté de son tableau pour une force plus vibrante et plus poignante. Je pense à tous ceux qui ont fait et font encore l’expérience de la peinture en considérant son histoire et ainsi en la renouvelant (C. Sorg, C. Bonnefoi, A. Tastemain, C. Bricka, M. Charvolen, M. Friedman, J.-P. Huftier, B. Vivin et bien d’autres). Je donne ces noms volontairement dans un désordre alphabétique parce que cela montre une autre temporalité que celle qui s’énonce dans la linéarité aride de l’histoire. Plus qu’une question de progrès c’est l’affirmation d’un territoire en expansion.
Dépli du temps, recto, acryl pastel sur toile libre, 398x282 cm, 2020
CG : Vous travaillez régulièrement avec des poètes. Vous aimez proposer des livres d’artistes, des livres pauvres. Qu’est-ce qui vous relie ainsi à la poésie ?
Mon travail de peintre s’est toujours mêlé à la poésie, aux poètes que j’aime, à celle que je pratique bien sûr, de telle manière que certaines de mes peintures ont toujours contenu de mes écrits et parfois ceux de mes amis poètes (Claude Louis-Combet, Patrick Beurard Valdoye, Bernard Vargaftig, Jacques Goorma, Tita Reut, Claude Ber, Claudine Bohi, Dominique Sampiero, Danièle Faugeras, Anne-Marie Soulier). Certaines de mes œuvres ont le pli et le dépli d’un livre (Les ondes face, 2016).
Les ondes, face 1, 2016
Les ondes, face 2, 2016
Le livre d’artiste entre poésie et peinture participe pour moi d’une pratique viscérale, de vie. Il m’est impossible d’en donner toute la liste mais peut-être d’en faire ressortir quelques uns.
Dans une collection qui a pour nom DessEins ma peinture est destinée à des poètes et des artistes que je connais bien (Patrick Beurard Valdoye, Claudine Bohi, Odile Cohen Abbas, Danièle Faugeras, Jacques Goorma, Didier Guth, Alain Helissen, Henri Macheroni, Tita Reut, Jean-François Robic, Dominique Sampiero, Anne-Marie Soulier, Bernard Vargaftig, Sylvie Villaume) et cela fait à chaque fois un livre spécifique, singulier. Dans la collection Les uniques cela a rencontré (Claude Ber, Claudine Bohi, Christiane Bricka, Elham Etemadi, Arnoldo Feuer, Jacques Goorma, Tita Reut, Dominique Sampiero et Haleh Zahedi).
2, Le deux allié, page intérieure, C. Bohi G. Roesz, 2012
Certains livres d’artistes prennent parfois plus grande ampleur (même lorsqu’ils sont édités à peu d’exemplaires). Ainsi des livres réalisé à 4 ex. avec Claude Louis-Combet qui mettent en place un dispositif pictural qui déborde parfois le papier et peut contenir une toile pliée. Ainsi des livre faits avec Dominique Sampiero qui déploient une quasi fresque longue et tendue entre le texte et la couleur (La dormeuse, Ciel Moleskine ou Huit millions et demi de roses piétinées au Levant).
Ciel Moleskine, couverture, avec D. Sampiero, 2020
Ciel Moleskine, détail, avec D. Sampiero, 2020
Germain Roesz s’est aussi investi dans les livres pauvres initiés par Daniel Leuwers, soit comme peintre soit comme poète (31 livres pauvres réalisés) (C. Bohi, A. Freixe, C. Gavioli, André Sagne, M.-A. Germain, J.-F. Robic, J. Goorma, A. Feuer, D. Guth, J. Verdier, T. Reut, S. Villaume, H. Zahedi, P. Beurard Valdoye, M. Ruben, H. Borrel, I. Ellouze, D. Leuwers, J. Scheider, S. Brand-Scheffel, B. Gyr, I. Vorle, C. Guivarch, S. Voïca) ; les Cahiers du museur initiés par A. Freixe (Maccheroni, Paso, Thupinier, Bohi, Freixe) ; les livres initiés par M. Desmée et ceux de Jean de Breyne.
Vertige I, recto, acryl pastel sur toile libre, 270x221 cm, 2020
vertige II, recto, acryl pastel sur toile libre, 270x220 cm, 2020
Le travail plastique de Germain Roesz est représenté par la Galerie Latuvu à Bages, la Galerie Nicole Buck à Hurtigheim et la Galerie Jean Greset à Etuz. Ses œuvres figurent dans de nombreuses collections privées et publiques dans le monde
Auteurs qui ont écrit sur l’œuvre plastique de Germain Roesz :
Brigitte Arnoux, Christian Bernard, Patrick Beurard-Valdoye, Claudine Bohi, Jean-Pierre Brigaudiot, Odile Cohen-Abbas, Michèle Debat, Jean De Breyne, Michel Demange, Jean-Louis Déotte, Philippe Guet, Michel Guérin, Serge Hartmann, Corinne Ibram, Tony Langen, Gilbert Lascault, Daniel Leuwers, Claude Louis-Combet, Henri Maccheroni, Daniel Payot, Alexandra Pignol, Suzanne Rahm-Weber, Tita Reut, Dominique Sampiero, Evelyne Schmitt, Viktoria von der Bruggen