Victor Hugo, William Blake, Henri Michaux ou encore Christian Dotremont étaient poètes et dessinateurs, leur création partagée entre l’écriture poétique et la peinture, le dessin ou le lavis. Leurs œuvres picturales ou graphiques exercent la même puissance d’attraction que leur œuvre littéraire, et il est toujours fascinant d’observer comment ils passent de la plume au pinceau en sondant les relations qui s’établissent entre leurs deux pratiques. Plus proches de nous, Luce Guilbaud, Odile Fix, Jean-Marc Barrier, Sylvie Durbec, Marc-Henri Arfeux exposent autant qu’ils publient.
Selon les modes d’expression choisis, les élans et les énergies mobilisés ont assurément des sources différentes ; reste qu’ils traduisent une présence au monde à chaque fois singulière – d’une pratique à l’autre, nulle rupture radicale, nulle contradiction. On reconnaît Hugo, ou Michaux, tout autant à leurs textes qu’à leurs dessins. Les uns comme les autres portent leur marque autant que leur signature.
Nous voici face aux encres de Roselyne Sibille, et, de fait, on ne reste pas longtemps devant, parce que très vite, on passe dedans.
En ciels fins se rêvent les collines au loin (4)
Il va son chemin Et toi qu’est-ce que tu vas Les collines Contente-toi d’aller Qu’importe si ton regard |
Dans un développement paru en mars dernier sur le site « Recours au poème », Roselyne Sibille expose les circonstances qui l’ont amenée à cette nouvelle pratique ; lors d’une résidence d’écriture en Corée, tandis qu’une abondante mousson la tient à l’intérieur, elle décide d’acheter encre et papier de riz et d’explorer personnellement les acquis de divers apprentissages : s’inscrivant dans le droit fil de cette tradition extrême-orientale où poème calligraphié et paysage forment ensemble une seule et même œuvre (partant du principe que la peinture se lit, les lettrés chinois, par exemple, étaient doublement poètes et peintres), elle crée quelques poésies graphiques. Roselyne Sibille, stricto sensu, ne peint pas ; elle constitue un réservoir de traces, empreintes, motifs aléatoires en imprégnant le papier d’encre de Chine, papier qu’elle déchire ensuite délicatement pour en extraire les formes qui l’intéressent et les coller sur un support. Elle réalise ainsi plusieurs paysages dans les blancs desquels viennent s’inscrire de brefs poèmes. De retour en France, elle laisse longtemps cette pratique en dormance, laquelle lui revient d’un coup, à la faveur du Salon du livre d’artiste de Rives où, en septembre 2018, elle expose les poésies graphiques rapportées de Corée. Depuis janvier 2019, la réalisation d’encres est devenue pour elle une activité rythmant les jours : plus de poèmes inscrits dans les blancs, seuls les paysages – des paysages intérieurs – se déploient ; à l’exemple des peintres chinois, coréens ou japonais, il ne s’agit pas de reproduire ce qui a pu être réellement regardé, mais d’évoquer, sous forme picturale, des perceptions, des sensations, des intuitions, des pensées.
Des chants pour les trois montagnes (4)
Là devant toi le monde Que pourrais-tu en dire Tu n’y vois plus La forêt s’est reculée Ce que la blancheur en toi augmente |
Dans le recul des mots, Roselyne Sibille – et c’est là ce qui en permanence devrait tenir tout écrivain, et, plus largement, tout créateur – défait sa propre langue, et en trace une nouvelle. La seule allégeance à la poésie, puisque nous connaissons jusqu’à présent Roselyne Sibille en tant que poète, réside dans les titres suggestifs qu’elle choisit : « Avant le silence », « Pour les sombres lueurs », « Frôle un souffle d’étoiles », « La terre lèche l’eau, ses risées, ses échos ». Pour le reste, il n’est pas, comme dans les peintures chinoises, nécessaire de faire émerger une parole. L’encre est un poème qui se tait. Libre à nous, si nous le voulons, de poser ensuite des mots – ce à quoi je m’essaie en écrivant des poèmes en regard.
Les encres sont de petit format (13,3 x 17,4 cm, soit un format précis, toujours le même, sans cadre ni bord), mais beaucoup d’éléments sont à explorer, tant l’harmonie de la nature est rendue visible, si ce n’est palpable (le noir, les noirs, grâce à la technique du collage, deviennent aussi des matières). Dans la partition que jouent le noir et le blanc (on pense bien sûr au yang et au yin) sont modulées différentes intensités ; les espaces laissés au blanc (et non en blanc) font circuler la lumière et le souffle.
Un autre jour, un autre lieu (2)
Chaque élément du paysage est établi dans sa plénitude sereine. La nature semble avoir atteint sa perfection, l’espace est passé seul maître, il n’y a plus de temps. Le petit format embrasse de vastes étendues, s’ouvre à une autre dimension : Roselyne Sibille donne à voir et à entendre le chant silencieux du monde, un silence sensible dont elle fait apparaître les différentes textures. Il peut être léger, épandu en de larges horizons, limpide et frais aux abords des rivières et des lacs ; il peut aussi être touffu dans l’épais des forêts ou sur les versants ombragés des collines, rocailleux dans les collines et les pierriers. Mu par une force intérieure, le silence figure un cinquième élément qui imprègne l’air, les arbres, la montagne, l’eau. Il habite les lignes, densifie les épaisseurs, rend plus intenses les palpitations. Il fait impression.
Dans le silence des pierres blanches (4)
Le présent s’entrouvre Jusqu’où porter les yeux Il y a des mots Seule la montagne |
Roselyne Sibille organise ses encres non en séries, mais en ensembles participant d’une même recherche. Certains motifs évoquent sa Provence natale, mais pas seulement. Des paysages venus d’ailleurs, de pays de lacs ou de hautes montagnes, se retrouvent, donnant lieu chaque fois à des explorations nouvelles.
Aux libellules bleues (2)
Les différents plans s’équilibrent, les échanges, les circulations ou les ruptures franches fondent un monde harmonieux ; la composition travaille sur les rapports entre des éléments du paysage : herbe/roche, terre/ciel, terre/mer, montagne/rivière, collines/ciel) par subtiles transitions ou par lignes tranchées. Aucun élément qui l’emporte sur un autre, aucune hiérarchisation. Tout est nécessaire. La montagne peut figurer au second plan, ou à l’arrière-plan, elle n’en devient pas pour autant secondaire. Roselyne Sibille ne connaît ni l’accessoire, ni l’anecdotique ; dans ses encres, rien qui ne soit prépondérant.
Voyage dans le monde des rivières (2)
Les paysages de Roselyne Sibille sont vastes, mais jamais vagues : aucun effet de dilution, car le collage requiert précision et concentration. Les contraires sont tenus ensemble, et grâce à ces jeux sur les valeurs, les contrastes, les intensités, les ruptures, s’accomplit une véritable entrée en matière. Mouvements et épaisseurs disent bien la puissance des montagnes, la force tellurique (toute une géologie dans cette géographie), suggèrent aussi le brassage de l’air et des nuages, les flots denses et dansants, les herbes et les feuillages pris dans un tourbillon rythmique. Les arbres palpitent et s’ébrouent, la mer activement répète son éternité – jusqu’à la pierre qui se voit rétablie dans l’ordre du souffle.
Pour les sombres lueurs (2)
Nulle présence humaine dans ces encres, si ce n’est, parfois, le signe que certains sont passés : la trace, le tracé d’un chemin. Qu’il soit épuré, paisible ou bouillonnant, qu’il disparaisse sous des frondaisons ou soit seulement esquissé, ce chemin n’est jamais impraticable. Et même s’il n’est pas figuré en tant que tel, à l’œil de l’inventer. Les paysages ne sont en aucun cas des solitudes : à nous d’y entrer, et de les parcourir à pied.
Dans le silence des pierres blanches (3)
Les collines levées bien avant le jour N’empêche Tu presses le pas La roche a trouvé la lumière |
Roselyne Sibille nous ouvre à un voyage à la fois progressif et total. Dans ses encres, il n’est pas, comme dans l’écriture, de distance entre le paysage et sa source. Le paysage est sa source. L’œil peut s’aventurer partout : en l’absence de perspective, il circule et embrasse. D’évidence, le chemin s’ouvre, et nous rend hautement réceptifs aux mouvements de l’univers. Même si la nature est insaisissable et indéchiffrable parfois, elle est pourtant bien là, donnée par les éléments en présence, infiniment animée, mouvementée, vivante et vibrante.
Et les oiseaux jouent dans le vent (3)
Là-haut À tes pieds l’épaisseur de l’herbe La terre rêve aux nuits premières La mer déjà ne sait plus |
Les ordres s’harmonisent, les règnes se rejoignent. Tout est là, sans avoir à donner d’explication. Le paysage respire, doucement méditatif. Nous de même, en un recueillement qui s’étire.
En ciels fins se rêvent les collines au loin (1)
Derrière toi le jour L’ombre approche Ferme les yeux maintenant |
Faire silence n’est pas la même chose que se taire : c’est un vœu profondément engageant. Avec les encres de Roselyne Sibille, nous mesurons combien le silence est là où commence le monde. Dans leur variété, collines, montagnes, mers et rivières nous invitent à d’infinies pérégrinations intérieures. En ces vastitudes, nous nous retrouvons toujours, et pourtant, elles font, par les chemins qu’elles ouvrent, surgir en nous surprise et nouveauté : un heureux dépaysement.
Pour prolonger ces propos, et découvrir d’autres encres de Roselyne Sibille :
https://www.recoursaupoeme.fr/florence-saint-roch-lautre-chemin-extraits/