Marie Alloy est à la fois peintre et graveuse et elle se consacre aussi à la poésie. Elle aime entretenir le dialogue avec des poètes d’aujourd’hui, en particulier dans la maison d’édition qu’elle anime, Le Silence qui roule. Ses nombreuses gravures répondent aux poèmes inédits d’Eugène Guillevic, Dominique Sampiero, Antoine Emaz, Pierre Dhainaut, Abdellatif Laabi et bien d’autres.
Avec ce recueil poétique, La ligne d’ombre publié aux éditions Al Manar, c’est au cœur des relations entre peinture et poésie que Maria Alloy nous emmène, en donnant doublement chair aux mots du poème et à sept de ses aquarelles au fil des poèmes.
En peinture, la « ligne d’ombre » évoque précisément le dessin du tracé des ombres et le trait du graveur dont la pointe sèche donne des ombrages au trait. Tout au long du recueil la poète joue de la polysémie féconde du mot « ombre ». « Parfois dans le secret des ombres / nous retrouvons les vieux cahiers de nos ancêtres » écrit-elle. Désigne-t-elle dans ce beau vers énigmatique, l’ombre comme zone d’obscurité ou bien l’âme des morts, « ton père », « ta mère », « ton frère » qui passent dans ses vers ?
Le mot « ombre », à chaque poème, à chaque page, appelle par contraste la lumière. Marie Alloy est la peintre-poète qui habite la lumière et les aquarelles chaleureusement colorées du recueil l’attestent. Art du poème et art pictural se trouvent ici accolés, comme « en regard », pour reprendre le titre d’une des parties du recueil. Ainsi le poème, « Dans le sillage du poème », en page de gauche fait-il face à cet autre, en page de droite, « Dans le bleu du pastel ».
Le recueil nous emmène loin du tumulte du monde dans l’atelier de Marie Alloy. Les titres des parties du recueil, « En regard », « En silence », « En souvenir », « En partance », que ponctue cette préposition « en » répétée, laissent deviner une âme réceptacle des choses. La contemplative qui, dans plusieurs poèmes, use de la parole intérieure : « Tu voudrais en rendre l’écho/en quelque éboulis de mots ».
Un autre monde est là, dans son retirement, qui est un monde subjectif, coprésent au nôtre. Le royaume de la poète : celui de présences aimées et disparues, celui d’une aube qui se lève, du chant d’un oiseau. Celui d’un consentement à ce qui advient, à ce qui revient, parfois avec nostalgie. Les rêves, les « chagrins les tourments », « une stèle de regrets ».
« Nous voudrions garder de nos saisons/la demeure d’ombre où reprendre source », écrit-elle. De cette absence même émane une lumière. Tout se joue dans une sorte de balancement, de va-et-vient qui ramène sans cesse, par de secrètes et perpétuelles correspondances, à « l’émerveillement de la peinture/ le jardin d’enfance ».
La ligne d’ombre de Marie Alloy fait résonance avec le titre du recueil de Philippe Jaccottet L’encre serait de l’ombre. La formule suggère la ténuité du geste d’écriture. En ce point où se joignent monde extérieur et monde intérieur sur un chemin de clarté. « Au bout de la ligne d’ombre, il reste encore de la lumière, une ligne bleue, ligne de ciel, signe d’envol et de blancheur. C’est sa présence à l’horizon qui nous ajuste au monde et nous rend au silence ».
L’on pourrait reprendre ce que Jean Starobinski dit de la poésie de Philippe Jaccottet et l’appliquer à celle de Marie Alloy : « un amour professé de la clarté ».
Marie-Hélène Prouteau
La ligne d’ombre, Marie Alloy, éditions Al Manar, 2024
EXTRAITS Poèmes de Marie Alloy
Ciel de pierre, Poèmes de Marie Alloy - Les Lieux-dits éditions, 2022. Collection Jour & Nuit
Ce livre est composé en 5 temps, qui vont de l’agonie du frère au moment de sa perte, puis traversent le temps du deuil, revivent les souvenirs puis accèdent à une plage de temps plus apaisée.
Approche du corps
Ciel de pierre
Cécité de la lumière
L’ossature de la vie
La durée du silence
1.
Frère
l’empreinte persistante de ton visage
ta bouche ouverte (juste un souffle)
Temps de silence dans ton corps
souffrant sur les draps blancs
plongé entre deux mondes
Je te regarde séparé de ma présence
présent vivant encore là
dans cette absence
je suis près de toi tu l’ignores
tout est opaque et blanc
ces linges ces bandages
ta poitrine qui monte et descend
esquisse un râle
et tu es loin
Ce calme cette rive où peut-être déjà
tu accostes tu as pénétré ses sables
Relais paternel tu as engendré des fils
à la racine des générations
d’un même expir d’un même inspir
Entre vouloir et ne pas vouloir
ton corps n’a plus ni faim ni soif
seulement faim d’amour à l’heure de l’acceptation
où tu consens à perdre sans recevoir
Tout mot serait illusoire (je t’ai apporté mon silence)
mais je t’ai vu et regardé dans ta mémoire
il me semblait qu’à l’intérieur de toi
tu effeuillais ta vie ne niant rien
à vif dans le vrai ton souffle fugitif
mais tu étais de l’autre côté de la lumière
et je t’ai pleuré
je l’ai annoncé à notre mère
……………………………….
6.
Une vie s’achève
la nuit a pris ta main
ou peut-être une autre lumière
nous ne chercherons pas à savoir
Les blessures s’effaceront
désarmés nous continuerons
de t’aimer sans savoir
mais
en gardant ce que tu nous donnas
joie et douleur à la racine
force de survie et luttes profondes
ces heures piétinées ces appels
tant d’appels que nous avons prié
pour en être délivrés
oh désormais ton corps
ne pèse pas plus qu’une aile
dans cette forte lumière
mais ton âme
a-t-elle déjà rejoint père et mère ?
Sans perdre ceux qui t’aiment
ici sur terre tu seras toujours
frère
cet adieu notre bénédiction
ta vie la dure leçon
fidèle
……………………………….
10.
Il habite la lumière
celui qui peint
comme celui qui part
il entre dans le mouvement limpide
que rien ne sépare
ni l’espace ni le temps
ni le cœur ni l’esprit
ni la semence du geste
Derrière l’immobilité du corps
il y a ce courant
qui remonte aux racines
et qui sait
que la vie nous est donnée
pour la vie
(et dans la peinture
il y a ce rêve d’exaucer
ce qui n’a pu devenir)
Il habite la lumière désormais
au centre de la terre
dans l’espace réduit où le corps s’achève
il est là dans ce lieu pulvérisé
et notre âme en porte la conscience
responsable et naïve
Sur une ligne invisible désormais
nous marchons pour accueillir
un présent qui n’a d’autre épaisseur
que celle de la couleur qui a rejoint l’air
l’eau et la durée impalpable
de l’esprit sans ses ombres
De cette douceur qui se fond
hors des brisures du temps
nous recueillons la caresse
en nos regards perdus
̶ et nos chagrins sont absorbés
par la face du jour
Confrontés à ce ciel invisible
qui nous unifie
nous croyons aux accords
à cette sorte de résurrection
qui fonde notre existence
et la souffrance ne compte plus
Nous pensons nous rêvons nous croyons
avec cette foi discontinue
qui jaillit et s’effondre par vagues
ouvre un passage
et se continue
là où nous n’allons plus
là où nous n’avons plus aucun mot
ni image pour survivre
Mais la mort peut-être est cela
cette heure de dénuement
qui force à passer
à travers la flambée du jour
jusqu’à cette place nette
au centre du cœur
à midi venue
Nous voilà
au bord de toi
ta vie en nous
pour habiter ton absence
……………………………….
Contact : Germain Roesz, roesz.g@hotmail.com
Zone d’art : 2, rue du Rhin Napoléon, 67000 Strasbourg
La ligne d’ombre, éditions Al Manar, juin 2024.
Présentation : Regarder l’horizon trembler sur une ligne d’ombre, sentir son fourmillement obscur. L’ombre n’est visible que par la lumière où prennent source formes et couleurs. Elle est le tracé vaporeux du passage entre le clair et l’obscur, un sfumato en peinture.
La ligne d’ombre n’est pas une limite. Elle suit les courbes du fleuve de nos regards. Tracée sur les lointains, elle vibre sur un voile d’absence, oscille sur une mer de reflets et de souvenirs, suscite leur incandescence.
Au bout de la ligne d’ombre, il reste encore de la lumière, une ligne bleue, ligne de ciel, signe d’envol et de blancheur. C’est sa présence à l’horizon qui nous ajuste au monde et nous rend au silence.
De son côté, l’ombre des mots poursuit la levée des images, esquisse leur naissance, prélude au poème, à la peinture, à l’imprévisible ligne de crête du sens.
Le regard
prélude au poème
à la toile
Le poème
prélude au fruit qui s’élève
se détache se délivre
tombe
s’ouvre en deux corps
deux solitudes
l’une d’ombre
l’autre de chair
……………………………….
Dans le mouvement obscur
où tout se transforme
je vois et je ne vois pas
la perte et le don
la survivance du dieu
auquel l’enfance
donnait chaque jour sa parole
Je relevais son passage
savais son écoute vivante
D’un seul regard accompli
ce dieu dessillait la mort
comblait mon désir de vie
Sans peur et sans ombre il me parlait
de la couleur des fruits
de la saveur du peu
Enfant Dieu m’était
un feu pour brûler la mort
une pierre de silence et de patience
un autre temps dans le temps perdu
une défaite et une victoire
le murmure de l’origine
le frôlement d’une aile soyeuse
une branche qui casse
la grâce dansante d’un épi de blé
un chemin bordé de baies rouges
̶ il était cela
et bien d’autres silences
……………………………….
Tout a lieu d’être
et pourtant ce qui a lieu
ne se sait
L’hiver s’offre au squelette des arbres
sous une parure d’aiguilles
lumineuses
Nos mots hésitent
ne livrent jamais qu’un fond
de notre mémoire
La pièce manquante est ailleurs
réfléchie sur le puzzle des jours
au cœur même de l’absence
Dans l’atelier nocturne
quelques fleurs de givre
dessinent à la fenêtre
des rideaux
Le temps a sorti sa lame d’acier
Une barque s’est retranchée
dans la baie du sommeil
Nous sommes retenus
sur ses planches par une corde
sentant l’espace étroit s’ouvrir avec le feu
d’une aube accoudée à la nuit
S’affronter à l’absence
ou lui donner la main
c’est rejoindre son chant
écouter la voix qui murmure je suis là je suis là
dans le suspens de la lumière
dans le suspens des mots
dans le suspens du geste prêt à peindre
dans le suspens du monde
là tu habites le silence là son ombre portée te rejoint
par un chemin très nu très pur
̶ un vide ouvert et serein
Tu n’attends tu n’entends que cette présence
dans l’absence ̶ que cette vibration du manque
qui te laisse là à découvert ̶ là
̶ je suis là te dit-elle
mais ce n’est pas ta mémoire qui parle
c’est une autre lumière