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« Filer les jours » - une fable de fil, voyage dans « Je n’ai jamais su coudre », de Anne-Sophie Oury-Haquette, par F. Saint-Roch

samedi 13 avril 2024, par Florence Saint Roch

L’intitulé peut paraître étrange, la déclaration relever de l’antiphrase et de la boutade à la fois : Je n’ai jamais su coudre, titre Anne-Sophie Oury-Haquette pour ce recueil de poèmes assortis de reproductions de ses œuvres à La B., Maison d’éditions de la Fabrique Poétique en mai 2023. Ce carnet text’style, pour reprendre l’intitulé de la collection, mérite son nom : textes et tissus conversent, dialoguent en regard, se mêlent aussi, puisque l’artiste intègre des textes qu’elle coud dans des réalisations qui s’ornent aussi de dessins.

Tout s’invite sur le tissu, comme tout s’invite dans le poème - et c’est le monde entier qui arrive : fragments de mousse, lichens, fibres de bois rappellent l’origine végétale du papier comme du tissu. Pour autant, nulle question de végéter : se dit, au fil des poèmes comme dans les travaux textiles, l’urgence à célébrer et protéger la beauté du monde, à préserver intimité des êtres et intégrité des choses. J’en prends pour témoin ce motif récurrent dans les dessins d’Anne-Sophie Oury-Haquette : une figure féminine au manteau dont les pans sont grand ouverts, accueille et abrite des enfants.

On songe à certaines représentations de l’iconographie chrétienne et aux protecteurs de l’enfance tel saint Nicolas, par exemple - d’autant que les dessins, d’une manière générale, tant par leurs thématiques que par leurs couleurs et leur insertion au cœur des tissus, rappellent les enluminures ou les vitraux. Oui, protéger, abriter le vivant sous toutes ses formes, dans toutes ses promesses, sont des vocables qui reviennent - qui doivent revenir. Dans cette perspective, le manteau ouvert a vertu d’assembler et rassembler, car, nous le voyons tout au long des poèmes, la dispersion, l’éclatement, la perte toujours guettent et menacent. Ce peut être la disparition d’un être cher, comme le suggère le poème éponyme du recueil :

Je n’ai jamais su coudre vois-tu,
Mais maintenant que je marche pour toi,
Je t’inscris à chacun de mes pas...
Je n’ai plus de maison hors le fil de ton nom
Qui file sur la branche
S’agrafe à la toile d’araignée,
Le soir...

ou la mort naturellement inscrite dans le cycle des saisons :

Donnez-moi les oiseaux à la gorge rouge,
Donnez-moi la sève turbulente,
Astrolabe,
Etincelle,
Prunelle vermeille,
Et le pouvoir de réveiller le suc de la merveille
Dans chaque feuille morte.

Sertis dans le tissu et dans le dessin à la fois, les textes manuscrits formulent vœux et prières : ex-voto qui nous font réfléchir sur la nature du poème et du travail artistique d’une manière générale. Créer, coudre, écrire, dessiner, c’est demander. Explorer, questionner, interroger, et aussi appeler, désirer, convoquer. Si poètes et artistes ont, comme c’est écrit, des « doigts d’or » et un « cœur d’argent », ils sont aussi « là/les deux pieds dans la terre », solidement ancrés, inscrits, et en lien avec tout ce qui vit et vibre.

Mêler et combiner diverses pratiques relève d’un même geste unificateur :

Je commence à coudre mon manteau d’échos,
Architecte d’ors éteints que je rallume,
Entre bout de latence et miettes d’ombre ;
Une éternité en équilibre
Une passerelle fragile, mais éclatante,
Entre hier et ce moment où le néant s’éteint.

Faire passerelle, passer d’un côté à l’autre, d’un univers à l’autre en se jouant des frontières, telle paraît la vocation de ces œuvres de mots et de tissus :

[...] Moi je couds des chemises aux enfants perdus,
Dans une odeur de feu mouillé,
Entr’église et marais,
Encens et pourriture...
Des robes de baptême, d’autres...
Où je couds des cailloux, pour le chemin,
Des rêves éveillés,
Des promesses,
Et dans la manche des pièces de monnaie,
Et des manches comme des bras
Pour les serrer si fort !

Poète et plasticienne, comme mues par un irrésistible élan, s’attachent à toujours aller de l’avant, et nous invitent à emboîter le pas. Le fil utilisé dans les travaux textiles, tout comme le fil des poèmes, est sûr et ferme, « Je couds le vide à petits points serrés », assure la poète, et si le monde et la vie sont fragiles autant que complexes, reste que l’imaginaire d’Anne-Sophie Oury-Haquette n’est pas un labyrinthe angoissant. On y progresse, on y trouve souffle et repères, entre lucidité et éblouissement à l’« Or des Petits Riens ». Et si notre « manteau de brouillard » est « plein d’oiseaux dormants », nous travaillons, en même temps qu’elle, à

Deviner sous la laine rêche
Leurs battements d’ailes à venir,
Les cueillir à la coupe des reins...

Anne-Sophie Oury-Haquette par elle-même :
Je suis professionnelle, autodidacte, inscrite à la Maison Des Artistes depuis janvier 2018.
Je travaille en techniques mixtes sur différents supports  ; le papier calque ou parchemin (cousus ensuite sur tissu), le vêtement ancien, le livre unique.
Tout mon travail est une correspondance entre le dessin, l’écriture, la couture.
Aucune de ces pratiques ne précède les autres  ; elles fonctionnent en écho, échangent, se mêlent, se parlent  ; c’est une conversation à trois où tout résonne en lien, une unité multiforme.
Si je dessine des arbres, je couds les branches, la mousse, le lichen, j’écris les forêts, notre lien nécessaire avec elles  ; la reconnexion urgente avec ce et ceux qui nous entourent.
J’écris que je couds, le fil de mes mots joue avec celui de mon aiguille, souligne ou laisse deviner le texte, les figures  ; je couds des fragments végétaux, des fragments textiles, des bouts de dentelle, et si je travaille souvent sur des vêtements anciens, c’est pour mieux tenter de dire la permanence des sentiments, des émotions qui nous animent.

Expositions :

  • Filer les jours à l’Or des Petits Riens  : exposition solo, Librairie-galerie «  D’un livre l’Autre  » chez Emile Brami, Paris, février à mars 2018
  • Vibrations Textiles  : Galerie du Montparnasse, Paris, 2019,2020,2021,2022
  • Biennale Hors Normes (festival d’art singulier), Lyon, juin 2019
  • Festival Lollapalooza  : performance et exposition, Berlin, septembre 2019
  • Fables de fil  : galerie du parc, Port Jérôme-sur-Seine, avec Ise Cellier et Lydie Raimbault, janvier à mars 2022,
  • Délires de livres  : galerie de l’Ecu, Viroflay, exposition de livres d’artiste et de livres uniques, mars à avril 2022
  • Biennale internationale d’Art Brut, Hengelo, Pays-Bas, mai 2022- octobre 2023
  • Se revêtir des forêts, exposition solo, Espace Pignon, Lille
  • Galerie d’Art Singulier de Copenhague, avec Hans Henriksen, céramiste, du 3 février au 22 mars 2024

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