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Regarde | Entretien avec Claudine Bohi et Anne Slacik, par Isabelle Lévesque

samedi 1er octobre 2022, par Cécile Guivarch

Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde
L’herbe qui tremble, 2022 – 88 pages, 20 €

Claudine Bohi
photo : Germain Roesz

Anne Slacik
photo : Maxime Godard

Isabelle Lévesque : Comment le projet de Regarde s’est-il décidé ? Comment vous êtes-vous choisies ? Qu’est-ce qui attire la poète dans cette peinture et l’artiste dans cette poésie ?

Claudine Bohi : C’est vraiment une aventure, dans les deux sens de ce mot : c’est venu à nous, d’abord, et ça nous a conduites là où l’on ne savait pas être conduites.
Je l’évoque dans l’avant-propos :
J’étais en train d’écrire mon livre sur mon père et la question du père. Un soir, je rencontre dans une exposition d’Anne, dans la galerie « Papiers d’Art », chez Yuri, un certain bleu, à l’intérieur de deux de ses œuvres. J’en suis ressortie toute bouleversée, très très fortement remuée.
En rentrant chez moi, très vite, je me suis mise à écrire des textes, des poèmes en flots, comme sous hypnose… Ce bleu a continué de m’habiter.
J’ai terminé le livre sur mon père, et un jour, juste comme un clin d’œil amical, j’ai envoyé quelques-uns de ces poèmes à Anne. Elle en a été remuée elle aussi… C’est à ce moment-là, et seulement à ce moment-là, que l’idée du livre nous est venue…
Plus tard, comme une découverte, Anne m’a appris que ce bleu-là, dans ces deux œuvres-là, lui était venu à la mort de son père…
Je trouve que c’est une histoire assez extraordinaire, et qui montre bien ce qui se joue dans la création artistique, devant quoi nous ne pouvons qu’être humbles et modestes.
C’est le sens de cette citation de Paul Celan avec laquelle je conclus mon introduction : « La poésie, cette parole qui recueille l’infini, là où n’arrivent que du mortel et du pour rien. »

Anne Slacik : Oui c’est ainsi que tout a commencé, après tout de même deux autres collaborations chez notre éditeur Thierry Chauveau des éditions L’Herbe qui tremble, Mettre au monde en 2018 et L’enfant de neige en 2020. Pour le premier livre une série d’œuvres sur papier avaient été choisies par l’éditeur, pour le second j’ai réalisé pendant l’été 2020 à partir des poèmes une série de grands papiers dont certains ont été reproduits dans l’ouvrage.
Il y a eu une sorte de progression dans l’engagement de l’une et de l’autre. Le livre Regarde marque une étape supplémentaire et c’est cela sa justesse je trouve.
Chacun de ces livres avait donné lieu à une lecture de Claudine à la galerie Papiers d’art rue Pastourelle à Paris, galerie très attentive à notre travail commun et ainsi nous sommes entrées en complicité forte de travail. Je crois que l’on est sensible à l’autre lorsque le terreau est là, je ne suis pas à l’aise avec les mots pour expliquer cela mais je le ressens ainsi.

I.L : Comment s’est établi (dessiné) l’ordre des peintures puisqu’il n’est pas chronologique ? La plus récente est de 2021, les plus anciennes de 2000.

C.B. : J’ai écrit mes poèmes dans une sorte de flot continu, les yeux toujours remplis de ce bleu-là, puis élargis à d’autres toiles… Dans la continuité de ce bleu.
Ensuite, c’est Anne qui a choisi quelle peinture mettre en face de chaque poème. C’est ça qui est fabuleux, c’est là que l’aventure se poursuit… L’une reprenant la main de l’autre, et toutes les deux ensemble donnant naissance au livre !

A.S. : Oui la chronologie n’a pas de sens ici, il ne s’agit pas d’un catalogue de peintures et c’était la difficulté de la mise en présence des peintures et des poèmes. Le choix est subjectif porté par les échos multiples. L’éditeur a aussi neutralisé en quelque sorte le trop d’émotions en réalisant ses propres choix parmi d’autres peintures. Ce regard « extérieur » a été bénéfique.

© Anne Slacik
Bleu 1, 2019
16x23 cm – pigments sur papier vélin d’arches

I.L : Serait-il possible de le faire sur une autre couleur ? Pour l’artiste ? Pour la poète ?
Pourquoi, ici, ce choix du bleu ?

C.B. : Ici, cela n’aurait, bien sûr, pas de sens. Pas de sens, puisqu’il s’agit bien de ce bleu-là, et de la rencontre, à travers peinture et écriture de ce à quoi ce bleu renvoie : c’est-à-dire la question du père et probablement aux yeux bleus de mon père.

A.S. : Mon père aussi avait les yeux bleus, d’un bleu très pâle.

I.L : S’agit-il d’un poème ou d’une suite de poèmes ?

C.B. : C’est une suite de poèmes, mais ils ont une très forte unité, par exemple le surgissement de ce cavalier qui passe d’un poème à l’autre, d’une peinture à l’autre, et qui parcourt tout l’espace du livre. Qui est ce mystérieux cavalier ? D’où vient-il, que cherche-t-il ? Il enveloppe tout le livre dans son passage. Il est partout.
De texte en texte, ne s’agit-il pas finalement d’une sorte de voyage, dans la peinture et dans les mots mêlés, d’un voyage vers ce que le dernier mot du dernier poème appelle « la source du bleu » ?

I.L : Dans L’Air et les Songes (Corti, 1943) Gaston Bachelard évoquait une expérience aussi étrange que banale : « Nous croyons regarder le ciel bleu. C’est soudain le ciel bleu qui nous regarde. » Dans votre livre, à qui s’adresse donc l’injonction du titre ? Est-ce la peinture qui vous/nous regarde ? Le poème est-il une prise de parole de la peinture ?

C.B. : Très spontanément j’ai envie de répondre que cette injonction s’adresse à tout le monde : à moi-même et à Anne d’abord, mais en même temps à tous ceux qui ouvriront le livre. Il s’agit de VOIR ce qu’on ne voit jamais vraiment : ce bleu-là, la peinture, la poésie et tout ce que la merveille de notre langage peut nous donner à voir.
Que se passe-t-il quand on regarde une toile ? Que se passe-t-il quand on laisse les chevaux de la langue galoper dans cette étendue du regard ? Que se passe-t-il quand on écoute ce qu’une peintre et une poète ont trouvé ensemble, ramené à la surface du fond de ce qui les habite et qu’elles n’avaient pas prévu ? « Regarde comme nous sommes habités ! Comme nous ne sommes pas tout seuls en nous-mêmes ! »
« Quand je parle, un millier de morts se réveillent » disait Hofmannsthal !

A.S. : Dans Roman de la fluidité qu’il a écrit pour ma peinture Bernard Noël écrit : « Voir est si facile, on en oublie qu’il s’agit d’un acte » (Fata Morgana, 2002). Pour moi Regarde est un titre magnifique c ’est une injonction, regarder prend du temps, la peinture se regarde longtemps, avec précision ou pas, en rêvant ou pas mais la mise en présence est une affaire de temps.

© Anne Slacik
Ombre (bleu paon), janvier 2000
50x150 cm – terre et pigments sur toile de lin

I.L : Rimbaud a dit le O bleu. Dino Buzzati imaginait, dans un article sur une exposition milanaise d’Yves Klein, un poème bleu qui serait :
« mmmmmmmm
mmmmmmmmm
mmmmmmmmm »
Pour lui, c’est le m qui est bleu.
Claudine, ressens-tu toi-même certains sons de la langue comme bleus ? Cela se retrouve-t-il dans tes poèmes ?

C.B. : Très spontanément ce n’est pas du tout une préoccupation ! Si je m’efforce de répondre à ta question, alors oui, le O me renverrait au bleu (est-ce à cause du mot eau,), mais le M avec sa caresse maternante aussi.
Le poème est musique, il joue sans cesse des sonorités et de ce qu’elles évoquent de multiple, de personnel, de singulier… de manière infinie. Alors, bien sûr, cela se retrouve partout dans ma poésie, mais ça n’a rien de volontaire ni de calculé. C’est toujours ça, la poésie, non ? Une « sorcellerie évocatoire » comme dit Baudelaire.

I.L : Quelle figuration trouve-t-on dans ces peintures, s’il y en a une : ciel, mer, nuages, écume, vagues, parfois visage, arbre ou fleur évanescents ? Le dessin a-t-il sa place dans la couleur ? Que se passe-t-il mentalement pour l’artiste dans l’acte de peindre : rêverie devant la couleur et la matière picturale qui couvre le support ? Pensée d’ordre philosophique ? Musique, rythme ?

A.S. : Pas de recherche de figuration dans ma peinture mais peut-être d’un « figural », cela me convient mieux, pas de représentation, pas de référent... Après, un signe peut apparaître arbre ou mer peu importe, la lecture est ouverte. La question est celle d’une respiration possible (lire Mark Rothko là-dessus), d’une incarnation par la couleur et du voyage qui s’ensuit. Le poème de Claudine nous entraîne vers ses propres horizons, sa rêverie et dit à chacun « vas-y », laisse-toi porter, lâche un peu ce que tu retiens, cela n’a rien à voir avec une image, c’est d’une autre nature.

C.B. : L’émotion ressentie devant les œuvres d’Anne a déclenché en moi des mots, des phrases, et c’est cela qui me semble important, pour reprendre la question.
Je n’ai rien « vu » de figuré, j’ai d’abord entendu des mots. Ça s’est mis à parler, à écrire en moi, et ensuite, seulement ensuite j’ai découvert ce que je voyais, qui avait surgi de la peinture.
C’est ça qui est fondamental : les bleus de la peintre ont appelé les mots, d’abord les mots, et la signification est venue au jour. Mais c’est d’abord une rencontre entre la couleur et les mots. Ce qui me fait dire, avec cet « enfant de neige » qui nous habite tous, qu’un poète écrit en retrouvant, en deçà des significations, ce qu’il y a « avant les mots », c’est-à-dire des sensations, des sentiments, des traces d’expériences… tout ce que le corps a d’abord éprouvé, enregistré, avant de pouvoir parler, c’est-à-dire de tenter de faire glisser dans ces mêmes mots cet univers dont il surgit. La poésie permet de toucher à nouveau la main de cet enfant en nous. Le poète travaille avec lui, car bien évidemment il y a aussi du travail, on n’écrit pas n’importe quoi, mais on reste guidé par cet enfant de neige, par son corps de sensations. Vous voyez comme on peut ici être proche de la peinture, de la matière picturale. Rêve, rêverie, fantasme… aucun de ces mots n’est juste pour qualifier cette expérience, c’est insuffisant. Là, on est dans le mystère, il ouvre vers ce qui en nous, est plus grand que nous… notre « inconscient » et tout ce qui, en lui, vient de l’histoire de l’humanité. On est si loin de notre petit ego qu’on ne peut que sourire !

© Anne Slacik
Requiem, août 2001
100x100 cm – poudre de marbre et pigments sur toile de coton

I.L : Est-ce différent, pour l’artiste et pour la poète, selon les techniques utilisées ? Ici, on trouve « terre et pigments sur toile de lin », « pigments sur papier vélin d’arches », « huile et pigments sur toile de coton », « pigments, huile et pastels sur papier vélin d’arches » et même « poudre de marbre et pigments sur toile de coton »… Le pigment bleu utilisé est-il toujours le même, quelle que soit la technique ?

A.S. : 25 ans séparent certaines œuvres et techniquement il y a eu des mouvements, les peintures plus anciennes étaient sur toile de lin avec mélange de pigments et liant.... Plus récemment (notamment parce que depuis 10 ans mon atelier est séparé de la maison) je travaille à l’huile toujours avec des pigments broyés à l’huile de lin et dilués à l’essence de térébenthine. Fabriquer mes couleurs est une sorte de rituel, les couleurs sont des pigments – poudres de couleurs qui ne sont pas broyées à l’extrême et qui notamment sur le papier vélin d’arches que j’utilise restituent la fragmentation de la couleur. Au départ lorsque qu’on regarde une œuvre bleue sur papier vélin d’arches il y a une sorte de tache puis en s’approchant on découvre un monde minuscule qui fourmille, pour moi la peinture est vivante.

C.B. : Ah oui, la peinture est vivante ! Ce qu’on rencontre dans la peinture, c’est ce que cela fait à notre œil. Cela vient de la peinture, et cela vient de notre œil. Cela dépend de l’un, cela dépend de l’autre. C’est une rencontre.
Comme dans la vie, il faut être prêt. Comme dans la vie, il y a des « fils mystérieux où nos cœurs sont liés » (Hugo). Comme dans la vie, cela passe à la fois par de petits détails et par une impression d’ensemble. On ne choisit pas.
C’est comme ça que je rencontre la peinture d’Anne. Cela s’ancre donc forcément dans les techniques utilisées par Anne et par la force qui se dégage de l’ensemble que je vois.
Cela dépend de la matière, c’est évident, mais cette matière est d’emblée habitée par les gestes de la peintre. Les mots aussi sont de la matière habitée. Par qui, et comment ? Par un universel qui se fait singulier, avant de retourner à l’universel.
Matière habitée. Corps/esprit. Universel singulier. C’est là qu’on est conduit…
Je ne peux m’empêcher de citer, une fois de plus, cette admirable définition que Guillevic donne de la poésie et qui, bien sûr, peut s’appliquer à la peinture : « Est-ce que, dit-il, la poésie n’est pas une sensation de l’esprit ? »

I.L : Claudine, as-tu écrit devant les peintures originales ou devant les reproductions ? Ces reproductions sont-elles fidèles aux originaux ? Les originaux jouent-ils avec des effets de matières, le rugueux et le lisse, l’épais et le transparent, sur la matité et la brillance ?

C.B. : J’ai écrit avec le souvenir des originaux. Il me semble que c’est important.
J’ai écrit à partir des expositions d’Anne. Du rituel des expositions aussi.
Exposer, Regarder. Quelque chose s’est joué là. Comme si d’emblée, dans ma démarche spontanée, quelque chose de l’autre était ramené, cet universel toujours particulier que convoque une œuvre d’art. Chacun est appelé, par la singularité d’une œuvre, à toucher sa propre singularité à lui. C’est le sens du titre. REGARDE, regarde ce qui de l’autre te conduit vers toi-même, ce qui se conjugue d’une vie à l’autre à travers une toile, à travers un poème. Regarde ce que la vision du monde que t’offre la toile d’Anne te montre, d’elle et de toi-même ? Qu’est-ce qui est donné ici ? Cela appartient à qui ? sinon à personne ou bien à chacun dans une singularité qu’il ne peut connaître qu’appelée par celle de l’autre. C’est la communication la plus profonde qui soit, celle qui réveille notre liberté. C’est l’inverse d’une « communication » tous azimuts qui se réduit à une information univoque et appauvrissante. Celle où on nous fait vivre la plupart du temps. Elle ouvre vers de l’infini, elle n’est utile à rien sinon à s’élargir, à découvrir en chacun de nous l’espace particulier de notre liberté. Celle-ci habite dans tous les regards et ce n’est jamais « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre » pour parler comme Verlaine quand il évoquait l’amour… Regarder un tableau, de même que lire un poème, c’est toujours faire une expérience, celle de la liberté.
« La société croit qu’il n’y a personne, or, il y a quelqu’un. » dit Artaud. Chaque œuvre d’art en fait la vérification.

© Anne Slacik
Duccio 5
, septembre 2005
27x22 cm – huile et pigments sur toile de coton

I.L : Un poème cite un philosophe :
« L’art nous délivre du concept disait Emmanuel Kant » p. 42
Ta poésie, Claudine, a-t-elle à voir avec la philosophie ?
Et ta pratique de la peinture, Anne ?

C.B. : J’ai l’habitude de dire que la poésie est la chair de la philosophie.
Je le pense profondément. Pour moi, la poésie est d’abord une pensée. Mais cette pensée s’appuie très fortement sur ce qui la détermine, ce qui la porte, c’est-à-dire des sentiments et des sensations, des émotions, tout ce qui, en amont de nous-mêmes nous amène à cette pensée. Et, bien évidemment, cela passe par la force du langage, par quelque chose de son « sacre ». La poésie est une « sorcellerie évocatoire » disait Baudelaire que je cite plus haut. Le poète se tient là. Il ramène dans ses mots, dans leur polysémie, dans leurs sonorités, dans leur agencement rythmé, dans la musique des vers, quelque chose qui élargit la signification. Qui ouvre cette signification sur un terreau de possibilités qui leste sa parole de mystère, d’un mystère à partager, à éprouver avec lui.
Ce mystère est le trésor de notre langage.
Quand le poème est là, réussi, l’histoire devient singulière, c à d à la fois subjective et identificatoire. Un poème, ça parle toujours de ce qui, dans une parole humaine laisse passer l’autre. Non pas dans un discours, mais dans les mots eux-mêmes, dans le « style ». Le poème fait une place à l’autre, simplement parce qu’il est poème, c’est-à-dire dans une utilisation des mots « ouverte ». Faisant signe d’au-delà.
Quand les mots deviennent « parole », c’est-à-dire quand ils appartiennent vraiment, ils appellent en l’autre sa propre parole.
La poésie nous libère de la prison du concept, de l’idée, de la langue. Elle est une pensée qui se « corporise » si je peux dire. Elle ramène, dans les mots, dans les idées, la sensation, c’est-à-dire le corps, l’expérience vitale, la singularité. Si je dis « table », qui voit la même table ? Qui n’en évoquera pas des souvenirs différents ? Qui ne sera pas renvoyé à des expériences uniques, particulières ? Les mots de tout le monde s’ouvrent alors sur un trésor infini et particulier. C’est la grandeur de la poésie de nous le faire éprouver.
D’une certaine manière, elle est dans un « hors temps ». Les mots de la poésie ramènent dans leur filet passé, présent, futur… Ils portent l’infini des voix qui les ont prononcés, habités, modulés, transformés. Et être poète, c’est le manifester, le faire sentir. Les laisser passer à travers soi, à travers les mots du poème. C’est ça une « parole ». Mais c’est une pensée, toujours. Une pensée qui s’élargit. Qui draine avec elle de la chair et du sentiment. Qui n’oublie pas que les mots sont aussi des « morceaux de corps » comme je l’écrivais déjà dans mon premier livre.
La prose veut toujours aller quelque part, la poésie s’attarde au chemin. Elle manifeste qu’il y a de l’ailleurs et que cet ailleurs nous habite tous. Que cet ailleurs borde tous les chemins, même les plus clairs, les plus visibles. La poésie ramène toujours une obscurité qui donne un sens à la clarté. C’est cette obscurité qui permet à la clarté de surgir. Je dis clarté, je ne dis pas lumière. Il y a donc toujours une pensée, mais elle est toujours habitée. Peut-être que la poésie est une parole qui porte le vieux rêve qui nous hante : réconcilier le corps avec l’esprit, en faire frémir l’unité. Quand un poète regarde une peinture, cette expérience s’élargit encore jusqu’où…

A.S. : Peindre comme je le fais depuis plus de 30 ans est une manière de vivre, c’est une philosophie de vie. J’ai la chance de pouvoir vivre de mon travail et d’y consacrer toute mon énergie. La peinture n’est pas extérieure à moi, elle me constitue, ce n’est pas une occupation, c’est vital

I.L : Tu as accompagné, Anne, de très nombreux poètes. Pourrais-tu également accompagner un texte de philosophie ? Et alors quelle sorte de philosophie ?

A.S. : Ce qui rapproche la poésie et la peinture c’est qu’elles ne sont pas analytiques, elles sont présences pures, émotions, elles sont.
Et le déclencheur du travail de peinture « le moteur blanc » dont parle André du Bouchet se situe dans l’émotion. La pensée philosophique n’a pas besoin de peinture pour l’accompagner, ou alors elle serait dans le domaine de l’illustration, chose dont je suis loin...

C.B. : La poésie, c’est la chair de la philosophie. La peinture, me semble-t-il, peut tout à fait s’approcher de cette chair-là. S’approcher d’un concept, ça c’est autre chose…

I.L : Devant cette peinture, sommes-nous lecteurs, spectateurs ? Un autre mot serait-il plus approprié ?

C.B. : Nous sommes des « appelés », je dirais bien ça.
C’est le mot qu’on utilisait pour les soldats qui allaient partir à la guerre.
Nous sommes appelés à sortir de nous-mêmes, à ouvrir notre petite subjectivité vers ce que les humains ont tous en commun et qui est leur singularité.
Ce qu’une peinture nous montre, sans que nous le réalisions toujours, c’est notre propre regard. La toile du peintre tombe dans nos yeux et y réveille tant de choses oubliées
(Comme tout ce que nous avons vu avant, dans notre vie et dans notre histoire, tout ce qui nous a conduit à apprivoiser le monde, les couleurs, les formes et les mots, tout ce qui nous a situés, chacun à notre manière mais dans notre communauté. Emotions, sensations, sentiments, expériences… tout ce qu’on a oublié mais qui nous constitue. Ce qui nous place tous derrière « un verre coloré » personnel selon la formule de Husserl.)
Peut-être est-ce une manière de découvrir notre liberté : ce petit écart qu’il y a toujours entre ce que l’autre voit, éprouve et pense, et notre propre approche. C’est vertigineux ! Une seule toile, un seul mot, une seule phrase, une approche commune mais toujours une singularité de la réception qui rend cette approche si forte. Car, enfin, chacun alors est renvoyé à lui-même et à ce qui en lui est singulier. Est-ce le sens de la vieille formule de Malraux : « L’art est un antidestin. » ? Il déplace notre vision, il l’ouvre vers une origine qui est à la fois personnelle et historique. Les couleurs et les mots sont à tout le monde mais chacun les reçoit singulièrement.

I.L :

« voici encore ce bleu tout ce bleu tout ce bleu qui appelle qui surgit de vos mains et du fond de nos cœurs oui ce bleu que vous avez trouvé comme on trouve une lettre un clair matin d’été »

Le(s) poème(s) s’adresse(nt) très souvent à l’artiste qui est ainsi présente dans les mots comme dans les œuvres reproduites. Le « cavalier perdu », « masqué », « peureux » qui apparaît de façon de plus en plus insistante au fil des pages, ce messager qui « porte l’autre nom du silence » était-il présent dans les songes ou rêveries de l’artiste et de la poète ?

C.B. : Alors non. Il a surgi d’un coup, il s’est imposé à moi. Et, en plus il est revenu plusieurs fois ! C’est à la relecture que je me suis aperçue qu’il scandait le recueil, qu’il le conduisait. Qui est-il ? Bien sûr il ne m’a rien dit, il n’a pas décliné son identité.
J’aurais tendance à croire, mais ça n’engage que moi, qu’il s’agit d’une figure paternelle, celle qui probablement nous a mystérieusement réunies, Anne et moi, puisque ce bleu renvoie, sans que nous l’ayons pensé, à la présence dans nos vies, au moment de cette rencontre, du père et de tout ce qui s’y rattache.
Mais ne cherchons pas trop à expliquer.
« Ne touchez pas l’épaule du cavalier qui passe
Il se retournerait et ce serait la nuit… » Vous voyez Supervielle, déjà…
On peut tout imaginer : un cavalier de l’Apocalypse, une figure phallique qui viendrait « organiser » le monde…N’empêche que ce cavalier qui parcourt le texte, s’est échappé de la toile bleue d’Anne…Peut-être peut-on aussi penser à St Georges terrassant le dragon… ce cavalier bleu de Kandinsky… qui court dans l’histoire de la peinture…
Il me semble en tout cas que ce cavalier mystérieux est un sauveur. De quoi ? De qui ?
J’aurais bien envie d’associer, mais je ne le ferai pas ici. En tout cas, il est clair que ce mystérieux cavalier apporte la Vie, ce que la vie a de plus essentiel, dans les deux sens du mot…
On n’est pas si loin d’une figure de père.
Tout est ouvert !

I.L :

« car c’est vrai la nuit n’est ni bleue ni noire la nuit est lumineuse
et vous venez l’habiter avec nous
vous arrivez de loin de si loin
pour nous réchauffer nous aimer nous prendre dans vos bras
là dans cette ouverture qui est votre magie à vous
oui celle qui vous requiert
dans ce bleu si intime qu’il peut se donner à tous
car c’est là oui c’est bien là tout au bout de vos doigts de peintre
qui sont aussi des ailes
et qui lentement très lentement de cœur en cœur
vont se confondre avec le ciel »

Ce bleu si plein de « magie » et de « mystère » est-il un bleu Slacik ? Comment, ou peut-on, peindre l’invisible ?

C.B. : Est-ce que toute peinture ne peint pas quelque chose de l’invisible puisque les couleurs et les formes que voit l’œil de celui qui regarde viennent d’une contrée où se fabriquent et s’élaborent nos « signes ». Cette contrée c’est une « culture » certainement, mais aussi une nature particulière, celle du peintre, celle du regardeur. Elles sont toutes deux remplies d’éléments inconscients et invisibles, mais qui sont vraiment partie prenante dans ce que l’œil peut découvrir. L’invisible est inséparable de ce qui est visible. Chaque peintre le module à sa manière…

I.L : Georges Didi-Huberman, au début de Devant l’image (Minuit, 1990), évoque ce « paradoxe » que nous ressentons parfois, quand nous regardons une œuvre d’art : « Ce qui nous atteint immédiatement et sans détour porte la marque du trouble, comme une évidence qui serait obscure. » Cette évidence obscure, cette obscurité lumineuse n’est-elle pas le fil même de ce poème mêlant nuit et jour, amour et mort ?
Jusqu’à quel point les « doigts de peintre » peuvent-ils être des « doigts d’enfant » ?

C.B. : Ah oui ! il s’agit bien d’un trouble ! Plus qu’un trouble, un grand bouleversement ! Il me semble que c’est toujours, toujours la caractéristique d’une œuvre d’art. Si elle est reçue, ça ne peut être que dans cette émotion, ce bouleversement. Si ce n’est pas ça, alors c’est qu’on est dans la fermeture. Celle de l’artiste (on n’est pas toujours bon) ou celle du lecteur regardeur (on ne peut pas toujours se risquer, on n’a pas toujours envie de jouer sa partie, et cela viendra peut-être une autre fois, encore une preuve de ce que l’art requiert notre liberté).
Regarder une toile, lire un poème, c’est toujours faire une expérience. Il faut prendre un risque. On n’est pas obligé de le faire, mais si on veut « voir », alors, on ne peut pas faire autrement.
On rencontre alors cette « évidence obscure » qu’est notre propre profondeur. Nous sommes plus grands que nous, que notre pauvre petite personne limitée, puisque nous portons en nous-mêmes, dans notre langage, l’histoire du monde. L’artiste, quel qu’il soit est celui qui vient juste nous mettre devant cette immensité, cette évidence de l’immensité dans laquelle chaque être humain baigne. Cette évidence est « obscure » parce qu’à la fois ouverte sur l’infini et passant par le filtre de notre subjectivité qui se trouve ainsi débordée de toute part. On ne peut que lâcher prise devant une telle plongée dans le mystère !
Les doigts d’enfant du peintre n’ont rien de régressif, c’est juste qu’il a peut-être, comme les tout petits, l’accès à ce qui en lui est relié à sa propre source, cet universel singulier que nous oublions peu à peu pour vivre notre vie…
« Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté » c’est magnifique cette formule de Baudelaire. Picasso, aussi, vous vous souvenez ; « Dire que j’ai mis 85 ans à être jeune » (c’est à peu près ses paroles, je crois.)

© Anne Slacik
Turquoise 1
, juin 2021
120 x80 cm – huile et pigments sur papier vélin d’arches

I.L : Le dialogue s’est-il poursuivi après le livre, continuant à faire vivre ce qui s’y déploie ?

C.B. : Nous sommes devenues plus proches. On dit « notre livre ». On le présente ensemble…et bien sûr, on a l’impression d’une vraie rencontre…
Alors, ça ne peut pas s’arrêter là !

A.S. : Ce livre me donne le désir d’aller plus loin encore, de questionner cette matière ainsi créée et nous gardons chacune notre singularité. C’est essentiel je fuis la fusion depuis toujours et la liberté que Claudine m’accorde est précieuse et rare.

 

***

 

ANNE SLACIK est née en 1959 à Narbonne. Elle vit et travaille à Saint-Denis et dans le Gard.
Depuis 1981 ? de nombreuses expositions personnelles ont été consacrées à son travail, notamment au Centre d’Art de Gennevilliers, au Théâtre de St Quentin en Yvelines, à la Bibliothèque du Carré d’Art de Nîmes, au Musée Pierre André Benoît d’Alès, à la Bibliothèque Municipale de Strasbourg, au Musée de Gap, au Musée Stéphane Mallarmé à Vulaines sur Seine et au Musée de Melun en région parisienne.
En 2012 le Musée d’Art et d’Histoire de Saint Denis associé au musée du Cayla dans le Tarn a consacré une grande exposition à son travail avec l’édition d’une monographie, accompagnée de textes de Bernard Noël éditions IAC-Ceysson.
En 2013 ont eu lieu plusieurs expositions personnelles au musée Ingres à Montauban, au musée Rimbaud à Charleville Mézières et au musée de l’Ardenne, ainsi qu’au Centre d’Art Contemporain d’Arcueil.
En 2014 la bibliothèque Forney, Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, a présenté ses livres peints et un ensemble de toiles et en 2015 sept lieux d’expositions dans les Yvelines dont le Musée Mational de Port Royal des Champs se sont réunis pour présenter différents aspects de son travail. À cette occasion une nouvelle monographie a été éditée chez IAC-Ceysson.
En 2016 et 2017 son travail a été exposé à la maison de Victor Hugo à Paris dans le cadre de l’exposition La Pente de la rêverie et a fait l’objet d’une exposition personnelle au musée de Périgueux.
En 2018 le musée Paul Valéry de Séte a organisé une exposition de son travail, Petits Poèmes Abstraits , grandes peintures et livres peints. En 2019 la bibliothèque du Carré d’Art de Nîmes a exposé son travail , à l’occasion de l’acquisition de la collection des 130 livres manuscrits-peints, exposition personnelle au Centre d’Art de Bédarieux.
Ses œuvres sur papier ont été exposées en 2020 au musée d’art moderne de Collioure. En 2020-2021 le Manoir Michel Butor à Lucinges en Haute-Savoie a consacré une de ses toutes premières expositions monographiques à ses grandes peintures, ouvres sur papier et livres peints.
En 2022 le musée Paul Eluard de Saint Denis organise une exposition de ses grandes peintures récentes et de ses livres peints.
En 2023 le musée PAB d’Alès lui consacrera une exposition personnelle accompagnée de l’édition d’un catalogue et le musée de Port-Royal-des-Champs présentera un ensemble de grandes peintures dans la Grange de Port-Royal, avec une coédition musée – éditions L’Herbe qui tremble.

Prix de peinture de la Fondation Fénéon en 1991
Chevalier des Arts et des Lettres 2021
Son travail est représenté par la galerie Convergences – Paris , la galerie Papiers d’art – Paris, la galerie Olivier Nouvellet – Paris, la galerie Samira Cambie – Montpellier, la galerie Artenostrum – Dieulefit, la galerie La Manufacture – La Rochelle, la Monos Gallery à Liège – Belgique, la librairie-galerie Métamorphoses – Paris représente ses livres peints .

La couleur est au cœur de son cheminement, utilisée dans sa fluidité sur des toiles de grand format, peinte sur les livres et les manuscrits peints, comme un va et vient possible entre la peinture et le livre, entre la peinture et la poésie. De nombreuses rencontres et amitiés avec les poètes comme Bernard Noël, Jean-Pierre Faye, Bernard Vargaftig, Claude Royet-Journoud, Michel Butor, Jacques Demarcq, JG Cosculluela, Gaston Puel, Bernard Chambaz, Adonis... ont donné naissance à des textes, à près de 400 livres dans le domaine de l’édition, à une collection de livres manuscrits-peints de plus de 130 titres.

Sur internet :
www.anneslacik.com

 

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CLAUDINE BOHI vit entre Paris et Strasbourg. Elle est agrégée de lettres, psychanalyste et poète. Elle a publié une trentaine de recueils, elle participe à de nombreuses revues françaises et étrangères, figure dans plusieurs anthologies. Elle collabore à de nombreux livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Certains de ses textes ont donné lieu à des compositions musicales.
Elle a été membre du comité de rédaction de la revue Le croquant. Elle dirige actuellement la collection 2Rives aux éditions Les lieux dits. Elle est membre du jury des prix Mallarmé et Louis Guillaume. Elle est membre du conseil d’administration de la maison de poésie de Paris.
Elle a reçu les prix Verlaine, Aliénor, Georges Perros et le prix Mallarmé en 2019.

Bibliographie :
Car la vie est cerise, téléphone à ton arbre. Editions Chambelland, Le Pont de L’épée, 1983, Paris
Le nom de la mer, dessin d’Annie-Paule, Editions Chambelland, Le Pont de l’épée, 1987, Paris
Divan, Editions Chambelland, Le Pont de l’épée, 1990, Paris
Le mensonge de l’aile, avec des lithographies d’Eva David, Editions L.G.R, La Pierre Faillée, 1998, Paris
Atalante ta course, coll. Modernités, éditions de La Bartavelle, 1999, Charlieu
L’ange fraudeur, coll. Le manteau du berger, éditions de la Bartavelle, 1999, ce livre reprend l’essentiel de ses recueils ainsi que de nombreux textes publiés dans diverses revues françaises et étrangères en vue du colloque Corps, âme et esprit de Cerisy en 1999. Communication de Claudine Bohi : le corps du poète.
Une saison de neige avec thé, éditions du Dé Bleu, 2004, Chaillé-sous-Les-Ormeaux
La plus mendiante, éditions Le bruit des autres, 2007, Limoges
Voiture cinq quai vingt et un, éditions Le bruit des autres, 2008, Limoges. (En 2008 la SNCF a acheté et distribué à ses voyageurs 2000 exemplaires de Voiture cinq quai vingt et un)
Même pas, éditions Le bruit des autres, 2010, Limoges
Loin partout, collection Les Cahiers du Loup bleu, éditions les Lieux Dits, 2012, Strasbourg
Avant les mots, coll. Po&psy, édition Eres, 2012, Toulouse
On serre les mots, éditions Le bruit des autres, 2013, Limoges
La frontière est indécise, avec peintures de Germain Roesz, coll. DEssEins, Les lieux Dits éditions, 2013, Strasbourg
L’œil est parfois rétif, à partir de photographies d’Olivier Gouéry, coéd. Gal. L’œil écoute et Le bruit des autres, 2013, Limoges
Mère la seule, éditions Le bruit des autres, 2015, Limoges
Chair antérieure, à partir de dessins d’Ainaz Nosrat, collection 2Rives, Les Lieux Dits éditions, 2015, Strasbourg
Éloge du Brouillard, coll. Jour&Nuit, Les Lieux-Dits, 2017, Strasbourg
Train vague, éditions Faï Fioc, 2017
Mettre au monde, éditions de L’herbe qui tremble 2018
Naître c’est longtemps, éditions La tête à l’envers 2018 (prix Mallarmé 2019)
L’enfant de neige, éditions L’herbe qui tremble 2020
Rêver réel, éditions La tête à l’envers 2020
Cet enfant sans mot qui te commence (avec Philippe Bouret) Mars A éditions 2020
Parler c’est caresser un corps, éditions du Petit flou 2020
Un père, éditions Les Lieux-Dits 2021
Regarde avec Anne Slacik, L’herbe qui tremble, 2022
Un couteau dans la tête, L’herbe qui tremble, 2022

Sur YouTube :
Deux vidéos enregistrées dans le cadre du banquet de printemps 2022 de Lagrasse intitulé « À la croisée des arts de lire »
Conférence donnée le 27 mai 2022 par Claudine Bohi : Il fait plus clair quand quelqu’un parle/
Table ronde : Poésie : la lecture insistante. Jean-Yves Masson, Olivier Barbarant et Claudine Bohi.
Agence REFLEXION[S] : Un entretien avec Claudine Bohi


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