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Mont Ventoux, vues et variations, Angèle Paoli et Caroline François-Rubino

dimanche 14 juillet 2024, par Cécile Guivarch

Mont Ventoux, vues et variations, Angèle Paoli, Caroline François-Rubino, Voix d’encre, 2024.

Voici un beau livre d’artiste réalisé en duo par Angèle Paoli et Caroline François-Rubino. Poèmes et peintures en dialogue.
La force du paysage est là dans ses variations multiples. Chanté et peint. Le Mont Ventoux en majesté, isolé loin des autres sommets, irréductible, ascendant, tutélaire. Sublime comme la Montagne Sainte-Victoire ou le Mont Fuji.
Il y a la chair des mots d’Angèle Paoli, ciselés, sensibles, fluides :

Mobilité de la lumière
permanence de la rocaille

les pins d’Alep s’accrochent[…]

les ombres se jouent de la constance
millénaire du Ventoux
de sa puissance
de sa fierté

Il y a les peintures de Caroline François-Rubino, qui, entre fondus-enchaînés et dégradés de couleur, déploient la scénographie d’un paysage de fuite, toujours changeant. C’est une histoire de matière, paradoxalement mouvante. Où pointe une aube, où passe une saison d’automne, où traverse la lumière. Quelque chose qui rappelle les « images du monde flottant » de l’estampe japonaise, avec leurs traits surlignés et leurs jeux sur le vide et le plein. On peut penser ici aux trente-six vues du mont Fuji d’Hokusai. Il y a aussi la saisie du moment opportun comme l’invente Monet en ses cathédrales de Rouen.
Accompagnements graphiques et chromatiques se déploient en connivence du regard poétique. Autant pour mettre en mouvement l’expérience de la sensation charnelle que pour fait vibrer un paysage poétique intérieur. Celui de la marcheuse-promeneuse en ces terres provençales. Celui de « L’homme aux sandales de paille », le poète Pierre-Albert Jourdan qui nous attache au corps du monde et qu’Angèle Paoli convoque ici :

Tu peux écrire
mais ce n’est pas écrire qu’il faudrait
c’est marcher
marcher où s’échancre la lumière.

Des fleurs de la montagne, des espèces de pins, les grands souffles de vent, des torrents et des gorges, telle est l’inscription tonique dans le réel et dans le corps de la marcheuse. Bientôt fusionnée dans l’image mentale du Ventoux nimbée de lumière. On sait le lien fort d’Angèle Paoli à la nature, nombre de ses recueils l’attestent, qu’il s’agisse des sentiers en Corse ou en Italie. On découvre dans ce livre son attention éblouie aux plantes à la faune, aux eaux de la montagne. On lit ainsi deux merveilleux poèmes consacrés aux fleurs du Ventoux, telles les Silènes de Pétrarque, le lys martagon, le pavot velu du Ventoux.

Ces variations paysagères autour de cette montagne absolument singulière invitent la poète au retour sur soi. « Silence et méditation », écrit-elle. Angèle Paoli restitue à ce lieu de haute présence son pouvoir de rêve et de méditation. Elle s’attache aux « mystères », aux « visages » d’un paysage dont la beauté « libère l’espace intérieur ». Il se dégage une unité de la nature et des sentiments, ainsi le Ventoux se voit-il attribuer des vertus humaines de « fierté », de « noble puissance ».
Dans sa méditation, Angèle Paoli se souvient du « grand poète amant de Laure ». Elle consacre ainsi plusieurs poèmes à Pétrarque et à son « Ascension du Mont Ventoux » :

Et déjà le poète s’égare
et monte en son cœur
la nostalgie de sa Toscane natale

Elle garde en mémoire le regard de René Char dans son poème Sur les hauteurs :

fait de brindilles et de fil
de mousse et de poussière
bâti à la diable,
C’est un nid suspendu
dans l’été. Pas autre chose.

Dans la lignée des « alliés substantiels » de René Char, Angèle Paoli et Caroline François-Rubino nous offrent deux gestes artistiques, de poète et de peintre, à l’unisson de la nature primordiale. Pour un magnifique chemin de ferveur dans le partage de l’amour du Ventoux.

Marie-Hélène Prouteau

30

L’automne est là
les canards-culs-en-l’air
barbotent plongent
dans les eaux du Groseau

la conque tapissée de feuilles
dessine une toile-mosaïque

subtils dégradés
d’ors d’ocres de bruns
à la manière
de Jackson Pollock

 

 

31

Il arrive
que l’œil débusque
dans le recreux d’une falaise
vernissée de feuillages
une tour de veille
un vieux colombier

 

32

Les ruelles serrées
fenêtres où pend
tout un vestiaire
de pantalons et de tee-shirts
déteints par le soleil

rue des Esquiche-mouches

et plus loin hors les murs
dans la campagne alentour

les damiers de mauve et de vert
alternance de carrés
sous les Dentelles de Montmirail

« Mont admirable »

 

 

33

Sur le flanc Nord du Ventoux
plus secret et plus sombre

le long du torrent
Toulourenc
le château médiéval d’Aulan

         – ses tours dressées entre deux crêtes
         échauguettes désaffectées –

monte la garde sur le passé

         – Gorges sauvages de la Nesque

 

 

34

Au lendemain de la Libération
présence en ces lieux
de René Char

Sur les hauteurs   1947

« fait de brindilles et de fil,
de mousse et de poussière
bâti à la diable.
C’est un nid suspendu
dans l’été. Pas autre chose. »*

*René Char, « Sur les hauteurs » in Trois coups sous les arbres, Théâtre saisonnier, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,1983, p.843.

Depuis longtemps, je souhaitais rendre hommage au Mont Ventoux qui a veillé sur mon enfance dans le Vaucluse et qui à présent m’émerveille chaque jour dans la Drôme. Sa vue m’a toujours été rassurante, d’un côté comme de l’autre. Il est ainsi ce grand vaisseau qui m’accompagne et dont la présence me guide. Il fait aussi partie de mon histoire familiale et, à travers lui, j’ai également voulu rendre hommage à mes parents qui m’ont appris à regarder la nature et le paysage, l’art et la peinture et à en déceler la beauté.

Lorsque j’ai eu l’idée de peindre 100 vues du Mont Ventoux comme Hokusai l’avait fait pour le Mont Fuji après sa première et célèbre série des 36 vues, Angèle Paoli a souhaité se lancer avec moi dans cette aventure un peu périlleuse et incertaine.
Nous avons travaillé chacune de notre côté sans essayer de mettre nos pas sur les mêmes sentiers ni gravir les étapes de ce projet au même rythme. Alain Blanc, notre éditeur, nous a fait confiance pour cette « ascension » et c’est grâce à lui que ce livre a pu être réalisé.

Tout au long de mon travail pictural, j’ai perçu qu’à travers cette série de vues et de variations autour d’une même montagne, je m’inscrivais dans une certaine tradition pratiquée bien avant moi par des peintres que j’aime particulièrement comme Turner et Monet, Hokusai et Hiroshige, Shitao, Cézanne et Corot, Patinir et Seghers, Emily Carr et Etel Adnan…

Dans nombre de mes vues, le bleu domine comme d’habitude, ce « bleu impossible » à peindre de toute montagne au loin, à l’aube ou au crépuscule, mais sans doute aussi Le bleu Patinir sur les monts du Vaucluse que cite Pierre-Albert Jourdan dans Les sandales de paille.

J’ai finalement peint 106 vues du Mont Ventoux dont 36 ont été reproduites dans le livre, comme un écho au nombre de vues du Mont Fuji peintes par Hokusai, puis aussi par Hiroshige.

Les 58 poèmes écrits par Angèle Paoli sont autant de vues et de cheminements possibles pour une approche infinie du mont qui a fasciné tant de poètes, de Pétrarque à René Char, Philippe Jaccottet et Pierre-Albert Jourdan par exemple. Le regard et la sensibilité d’Angèle nous offrent tous les itinéraires et les explorations qu’un tel mont recèle avec ses secrets et ses surprises.

Poésie, peinture et paysage nous ont ainsi réunies au sein de cet ouvrage publié par Voix d’encre, une maison d’édition qui a souvent fait l’éloge de la montagne…

Je veux citer ici encore Pierre-Albert Jourdan :

Le Ventoux, ce matin, est une vapeur bleue, à peine esquissée sur le ciel où l’on dirait qu’il se fond avec délice, oubliant ses vieux os malmenés, ses rides profondes. Il devient alors cette montagne spirituelle, cette résonance en nous dont nous découvrons le besoin.

(Les sandales de paille, préface d’Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1987)

Caroline François-Rubino

Composer à quatre mains exige une vraie connivence. Cette connivence, Caroline François-Rubino et moi-même l’avons de longue date. De sorte que, nous accorder dans une création autour du Mont Ventoux nous a immergées - l’une et l’autre - dans un désir enthousiaste. Que rien n’est venu interrompre. Ni la distance ni le temps. Portées par le soutien d’Alain Blanc, notre cher éditeur, nous nous sommes mises au travail, chacune séparément de l’autre. Dans un premier temps. Pour Caroline, le Ventoux est une présence tutélaire quotidienne puisqu’elle le voit de sa fenêtre. Elle peut le regarder à satiété, toujours changeant, mobile/immobile, comme les formes et les couleurs qui lui ont inspiré les peintures de notre recueil. De mon côté, il me suffit de marcher sur ma route pour que le Ventoux s’impose à moi, qui vient se superposer aux couleurs et aux formes qui m’entourent, mer et montagne confondues. Les mots viennent en marchant, un poème après l’autre. La pensée s’organise, les images affleurent. Les souvenirs, littéraires ou non, aussi. Après un temps de silence et de méditation est venu le temps de l’échange. De la concertation. Textes et peintures se sont croisés, qui nous ont portées dans le plaisir de la découverte et encouragées à poursuivre. Le sillon était tracé. Il n’y avait plus qu’à le suivre.

Angèle Paoli

Née à Bastia, Angèle Paoli vit aujourd’hui dans un village du Cap Corse d’où elle anime depuis décembre 2004 la revue numérique de poésie & de critique Terres de femmes. Elle a publié une vingtaine d’ouvrages.

Bibliographie sommaire (depuis 2011) :

Solitude des seuils, livre d’artiste, éditions Le Verbe et L’Empreinte [Marc Pessin], 2011.
Solitude des seuils, Colonna Édition, 2012. Liminaire de Jean-Louis Giovannoni.
De l’autre côté, éditions du Petit Pois, 2013.
Les Feuillets de la Minotaure, revue Terres de femmes | éditions de Corlevour, 2015.
Tramonti, éditions Henry, Collection La main aux poètes, 2015.
Italies Fabulae, récits et nouvelles, éditions Al Manar, 2017. Postface d’Isabelle Lévesque.
Terres de femmes | Terre di donne, 12 poètes corses, édition bilingue coordonnée par Angèle Paoli, éditions des Lisières, Collection Hêtraie (voix poétiques féminines bilingues), 2017.
• Angèle Paoli (texte) & David Hébert (dessins), Corse, éditions des Vanneaux, Collection Carnets nomades, 2018.
Rendez-vous à l’arbre bruyère, coécrit avec Stéphan Causse, encres de Caroline François-Rubino, Éditions Al Manar, 2018.
Artemisia allo specchio (roman, traduit en italien par Anna Tauzzi), Vita Activa Editoria (Trieste), 2018.
Traverses, Les Lieux-Dits, Cahiers du Loup bleu, 2021
Lauzes, Éditions Al Manar, 2021
Le dernier rêve de Patinir, Éditions Henry, 2021
Marcher dans l’éphémère, Les Lieux-Dits, Cahiers du Loup bleu, 2022
Montagnes, chemins d’écriture, Une anthologie conçue par Jean-Pierre Chambon, Voix d’encre, 2023
Mont Ventoux, vues et variations, peintures de Caroline François-Rubino, Voix d’encre 2024

Á paraître, juin 2024, Voix sous les voix, Al Manar.

Traductions : Luigia Sorrentino, Figura dell’acqua/Figure de l’eau, Al Manar, 2017 et Olimpia/Olympia, AL Manar, 2019.
Avec Sylvie Fabre G. : Milo de Angelis, Incontri e agguati/Rencontres et guet-apens (postface Jean-Baptiste Para, Cheyne éditeur, 2019.

Caroline François-Rubino - est née en 1960. Elle vit et travaille en Provence.
Sa peinture et sa passion pour le paysage révèlent une perception intime de l’espace et de la lumière qui trouve écho auprès des poètes.
Elle a réalisé de multiples livres d’artiste et accompagné un grand nombre de recueils de poésie dans l’édition.
Ses œuvres se présentent souvent sous la forme de polyptyques et de séries, elles s’affranchissent de toute frontière entre peinture et dessin, mais aussi entre figuration et abstraction.
Le paysage a façonné son langage pictural ainsi que son cheminement artistique.

site : www.caroline-francois-rubino.com

Elle a illustré récemment :

  • Où se cache la soif de Sabine Dewulf, Collection Coquelicot, éditions L’Ail des ours, juin 2024
  • Le lieu de la lueur d’Erwann Rougé, Cahiers du Loup bleu, éditions Les Lieux-Dits, 2nd trimestre 2024
  • Magie renversée de Sabine Dewulf et Isabelle Lévesque, Collection Duo, Les Lieux-Dits, mars 2024
  • La voie du large de Michèle Finck, éditions Arfuyen, janvier 2024, Prix Vénus Khoury-Ghata 2024
  • Le traceur d’aube de Philippe Leuckx, éditions Al Manar, septembre 2023, Prix François Coppée de l’Académie Française 2024

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