L’Origine du monde, mythique tableau exécuté par Courbet en 1866, exerce une juste fascination. Dans l’histoire de la peinture, peu d’œuvres - parce qu’elles montrent trop sans doute - ont été autant dérobées à la vue du public. Depuis son entrée au Musée d’Orsay en 1995 (et libéré désormais du panneau-masque imaginé en 1955 par André Masson), le tableau, par son audace et sa franchise, invente un nouveau langage pictural. Les visiteurs se massent, tandis que se lèvent les questions : face à une telle œuvre, est-on spectateur ou voyeur ? Ce que représente le tableau peut-il former un sujet ? Et puis, est-ce de la peinture, est-ce de l’art, vraiment ? L’obscur objet du désir est là, offert aux regards. Mais comment entrer dans cette image, comment faire sien le tableau ?
Pour ce nouveau volume de la collection Ekphrasis, Courbet, l’origine d’un monde (éditions Invenit, 2021), Christine Durif-Bruckert est seule : « Et me voilà seule face à L’Origine du monde ». Et réellement, qui fait face – qui se révèle, se dévoile ? Qui s’expose, qui vient devant ?
Seule devant ce corps
compact, ferme
si rude
sans personne pour l’habiter
sans demeure
ouvert en plein vent.
L’air autour, suspendu
glacé.
[…]
Entre l’absence du visage et la surexposition du sexe.
Il s’expose
sans un mot
dans cette position indécise
déclive
instable
Le constat est imparable : on n’échappe pas à L’Origine du monde – à son emprise, à la sidération. Ce que ce tableau donne à voir, ce qu’il ouvre en nous crée un formidable vertige : « Comment résoudre le paradoxe d’être là/face à une image impensable/si vulnérable », se demande la poète ? Et puis quel chemin se frayer, quel biais inventer pour « sortir d’une frontalité aussi abrupte », sans pour autant « détourner le regard » ?
L’Origine d’un monde va aux fondations comme aux fondements :
L’endroit est frais, plus concentré que broussailleux
J’entends d’invisibles lointains
Le commencement de ce qui prendra forme
D’où tout semble pouvoir surgir
[…]
L’image est vivante car elle donne vie à ce qui s’est tu.
Elle dit tout haut ce qui devrait se taire
se terrer.
Le sang sous la peau.
L’investigation que mène Christine Durif-Bruckert est totale : « Je cherche les morceaux/une vie d’avant/qui est cette femme », car en cherchant (en devinant, en imaginant, en récréant) cette femme, la poète peut-être trouvera quelle femme elle est elle-même : « Chacun s’invente dans la présence et le silence de l’autre ». L’essentiel est de ne pas se perdre au jeu du miroir : le danger est double. Soit on s’y égare et s’y dissout, soit on s’y enkyste et s’y fige. Aussi la poète reste-t-elle toujours vigilante :
Mon regard traverser l’épaisseur de la peau
avance dans ses parties cachées
se met des entraves, et les déloge
Et si d’aventure elle sent poindre l’enlisement ou l’immobilité, vite elle se reprend :
Je m’épuise dans les ressorts de l’image
J’ai peur de l’exterminer
Je me sens en terre étrangère
Embourbée dans une marche qui n’avance plus.
Je cherche à me déloger
Ce verbe, « déloger », qui revient sous la plume de Christine Durif-Bruckert, est ô combien signifiant : toujours en effet le regard doit aller, avancer, progresser et prospecter. Que l’œil ne soit jamais ni complaisant, ni jamais satisfait – comme le désir pour qu’il reste désir.
Les diverses parties de L’Origine d’un monde sont, on le comprend au fil de la lecture, autant de déplacements qu’effectue la poète : « Je suis les cycles du tableau/soumise au drame du vent ». Regard mobile, tendu par une insatiable nécessité intérieure (« la nudité est dedans »), osant s’aventurer dans un tableau qui, à chaque fois qu’on le parcourt, s’avère différent. Les « ressorts de l’image », d’évidence, sont aussi ressources infinies, qui nous emmènent à l’aube, à la source de toute création.
Page après page, dans ce cheminement qui dit l’intime et le secret, l’indéchiffrable et l’invisible, nous découvrons ces territoires intérieurs où naissent les mots, où se forment les poèmes :
C’est l’intime
d’où viennent quelques chants clairs
des êtres, des pensées
des voix plurielles
pour être
dire
derrière le silence
en un éclair de langue qui ne m’appartient déjà plus.
Ce recueil nous emporte là où la poésie de Christine Durif-Bruckert s’origine – aux confins de la chair et du verbe, là où « les mots respirent ». Le tableau de Courbet, l’image, les multiples images qu’il délivre agissent à la matière de formidables « moteurs du désir », et sont donc « racines des poèmes ». Comment supporter l’effet qu’immanquablement il produit, comment durablement y accorder son propre souffle ? Telle est la question – tout un monde de questions - que la poète explore inlassablement, et qui renvoie à l’insondable mystère de l’inspiration.