Entretien avec Christian Gardair et Béatrice Marchal, par Isabelle Lévesque
Béatrice Marchal – Christian Gardair, … « Paysageur d’estuaire / Paysageur de Paris »…
L’herbe qui tremble, 2021 – 310 pages, 27 €
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Isabelle Lévesque :
Thierry Chauveau, votre éditeur, signale à la fin du livre que ce travail est né à ton initiative, Béatrice. Comment cette idée t’est-elle donc venue ? Comment as-tu procédé ? As-tu enregistré des conversations ou pris des notes ?
Béatrice Marchal :
Je n’avais à vrai dire pas prévu d’écrire sur Christian Gardair dont j’ai découvert la peinture grâce à l’un de tes livres, Isabelle, Nous le temps l’oubli, qu’il a accompagné. Ce fut même plutôt l’inverse : à la suite d’une sympathique rencontre avec l’homme, lors d’une lecture organisée par L’herbe qui tremble au printemps 2019, et devant le souhait qu’avait Thierry Chauveau de refaire un livre avec lui, j’ai porté à Christian le tapuscrit de Derrière attendait l’espace (à paraître au printemps 2022). Huit jours plus tard, il me pressait de venir le « débarrasser de papiers » qui l’encombraient. Je suis passée rue de Seine, sans imaginer qu’en fait de supposées brochures, il avait recopié chaque poème de la première partie de mon texte en l’accompagnant d’une peinture ! Lors d’un déjeuner au mois d’octobre suivant, il m’a parlé de sa vie, de la manière dont la peinture y avait peu à peu pris une place dévorante et je me suis écriée : « Mais c’est très intéressant, il faut écrire tout cela ! » Comme il protestait du peu d’intérêt de son parcours, j’ai opposé tant bien que mal des arguments qui ont dû faire leur chemin puisque, dans une lettre datée du 5 novembre 2019, il reconnaissait avoir mesuré « ce devoir d’éclairage sur les rencontres et les PAYSAGES d’une vie » que j’avais mis en lumière et il acceptait ce « TRAVAIL », soit une série d’entretiens qui me permettraient de partager à un public plus large ce qui l’avait mené à consacrer sa vie à la peinture. Nous ne pensions alors qu’à un livret, essentiellement « à usage domestique et privé » selon l’expression de Montaigne. Toujours est-il que nous nous sommes retrouvés très ponctuellement dans son atelier rue de Seine, de dix heures à midi, une dizaine de fois, de la fin novembre 2019 à début janvier 2020 ; je notais directement sur mon ordinateur les propos de Christian en procédant chronologiquement et/ou selon des thèmes qu’il avait lui-même déterminés.
Isabelle Lévesque :
De toi, Béatrice, nous connaissions des essais sur la poésie (en particulier Richard Rognet ou « l’ailleurs qui veut vivre » - L’herbe qui tremble, 2018 et Les Chants du silence : Olivier Messiaen, fils de Cécile Sauvage ou La Musique face à l’impossible parole - Éditions Delatour, 2008). Côté peinture, tu as collaboré avec de nombreux peintres pour tes poèmes : Marie Alloy, Irène Philips, Jean-Marc Brunet, Eva Gallizi, Dominique Penloup, Sarah Wiame, Maria Desmée, Corina Sbaffo… Mais c’est ton premier ouvrage consacré à un peintre. Pourquoi ce choix ? Est-il plus difficile de parler d’un peintre que d’un poète ? Qu’as-tu retrouvé de ta poésie dans la peinture de Christian ?
Béatrice Marchal :
Il est vrai que la proposition que j’avais faite à Christian était une gageure, car je n’étais aucunement critique d’art, ne possédant sur la peinture contemporaine en particulier que des connaissances générales, bien trop succinctes pour l’entreprise. Je m’en étais ouverte très clairement à Christian, qui appréciait au contraire l’avantage de ne pas avoir affaire à une spécialiste suspecte d’a priori, sources d’interprétations biaisées. Je serais en quelque sorte le Huron de Christian Gardair !
Cela dit, la démarche du peintre m’avait saisie, et interrogée ; Gardair me fascine par ce Désir qu’il a de peindre, comme un poète l’a d’écrire – Désir auquel il consent de tout donner, sans concession. J’ai senti, devant la vie de Christian Gardair, que la peinture exigeait tout autant que la poésie de regarder ce qui nous fait face – fût-ce au prix d’un nécessaire décalage avec la doxa, voire d’un déséquilibre et d’une remise en question. J’ai voulu faire le pari qu’un effort de compréhension et de fidélité à ses dires pallierait l’insuffisance de mes connaissances. Voilà ce que je puis dire au moins de ma motivation profonde à tenter une entreprise dont j’ai, par la suite, souvent frémi comme d’une prétention un peu folle. En même temps que je l’ai trouvée passionnante.
© Christian Gardair
Isabelle Lévesque :
Comment avez-vous choisi les œuvres (de 1970 à 2021) à reproduire dans le livre ? Est-ce un choix de vous trois ? Cela n’a pas dû être simple. Quels ont été les critères du choix ?
Béatrice Marchal :
Le cboix des œuvres reproduites dans le livre est exclusivement celui de Thierry Chauveau, l’éditeur de L’herbe qui tremble, un connaisseur en peinture et un familier de l’œuvre de Christian Gardair. Je le répète, je me suis proposé, quant à moi, de montrer comment, à travers la vie de l’homme, le désir de peindre s’est fait jour, comment il s’est imposé jusqu’à se confondre avec elle en constituant une œuvre.
Christian Gardair :
Ce livre doit son existence à Isabelle Lévesque par qui j’ai découvert L’herbe qui tremble et Thierry Chauveau dont la confiance accordée à Béatrice Marchal a donné naissance à Christian Gardair, « Paysageur d’estuaire, Paysageur de Paris », ouvrage-reflet d’une vie de peintre.
J’ai accordé totalement ma confiance à Thierry C. pour la réalisation de ce livre : format, choix des photographies, et toutes les nécessités de son métier d’éditeur.
Je suis très heureux de voir un livre-vivant, loin des « livres d’art » (qui sont surtout des promotions commerciales pour la gloriole artistique).
Isabelle Lévesque :
Le poète et peintre chinois Wang Wei est cité à plusieurs reprises. S’agit-il pour toi, Christian, d’une influence majeure pour ta peinture, d’une lecture renouvelée, ou as-tu été simplement frappé par certaines de ses formules célèbres ? Te sens-tu proche d’une pensée, en particulier de la nature, bouddhiste ? Et, d’autre part, que penses-tu de son « invention » du paysage monochrome ?
Et toi-même, Béatrice, es-tu lectrice de Wang Wei ?
Christian Gardair :
Au croisement du Boulevard Saint-Germain et Saint-Michel se trouve une pizzeria : à l’étage Jean-Michel Maulpoix rencontrait (en ma présence) Jean-François Rollin qui lui remit sa traduction des écrits de Wang Wei chez Chandeigne éditeur, Le Secret de la peinture, le don du paysage. Intensité-transfixiante de la première phrase : « Quiconque regarde avec discernement considère d’abord la manifestation des souffles ».
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Ma vie sauvage et désertique (il faut passer par le désert…) de 1967 à 1974 au lieu-dit le pavillon du chêne vert/Gauriac/Gironde me permettait de vivre l’estuaire de la Gironde avec une vue sur 180° de Bordeaux à Pauillac et la structure d’horizon (Michel Collot) du Médoc. Mais ce n’est que grâce à Wang Wei qu’il m’a été donné de découvrir le travail du vent, des marées, du miroitement, (a posteriori) comme l’essentiel de ma peinture par immersion lorsque mon atelier fut villageois quelques années plus tard : m’absenter par la voie des rythmes. Laisser-passer sans aucun souci autre que le travail-du travail-du travail-du travail…
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Pas d’autre intention que le travail expérimental.
Béatrice Marchal :
Je dois ma connaissance du poète Wang Wei à la présentation qu’en fait François Cheng, dans un ouvrage intitulé Entre source et nuage et plus encore, à l’anthologie de la poésie des Tang, traduite et présentée par Guomei Chen (Si profonde est la forêt, éditions Les Deux-Siciles, 2020). S’il est téméraire de tenter un rapprochement entre un poète de la Chine du VIIIème siècle et un peintre occidental contemporain, je dirai seulement qu’une résonance est, mutatis mutandis, possible entre le style de vie monacal qu’adopta Wang Wei et la tentative du second de « Travailler sans le souci de personne », selon l’expression de Cézanne. Christian Gardair se targue d’avoir « une vie à la chinoise », c’est-à-dire fortement intégrée dans la cité en un premier temps, puis passant de l’action – pour lui l’exercice de la médecine – au choix radical de la peinture et de la méditation.
Le peintre Wang Wei était aussi poète et musicien ; or, si Gardair est exclusivement peintre, il entretient avec la poésie des liens étroits et nécessaires ; nous savons bien, Isabelle et moi, qu’à l’origine de notre relation amicale avec le peintre, il y a eu nos poèmes, qu’il a recopiés, et ce faisant, il s’est mis à peindre. Gardair explique précisément comment la poésie, très exactement le fait de recopier manuellement des textes de poètes, lui permet d’opérer une descente en lui-même : « Un moment survient où un mot va faire saillie, c’est alors que se produit l’impulsion, le réflexe pictural, aussi élémentaire que le réflexe rotulien » ; littéralement, il se retrouve à l’origine des rythmes.
Enfin les rapports de Christian Gardair avec la musique sont si nécessaires qu’un chapitre du livre « Peinture et musique » leur est consacré, comme si par sa peinture, il avait voulu pallier son incapacité de composer.
© Christian Gardair
Isabelle Lévesque :
Dans son récit, Béatrice rapporte que, selon toi, dans ton exercice de la médecine, la « sûreté de [ton] diagnostic n’[était] qu’une confirmation de [ta] nature de peintre qui sait lire les signes » (p.42). Quelle continuité vois-tu donc entre ces deux activités ? Cela fonctionne-t-il aussi dans l’autre sens ? L’étude de la médecine t’a-t-elle aidé dans ton travail de peintre ?
Christian Gardair :
Il existe en médecine (autrefois) la sémiologie qui met en œuvre savoir et observation des signes. Cela ne m’a été d’aucune utilité car la Peinture= ce lieu pauvre, silencieux, patient, existentiel est MYSTÈRE, ÉNIGME, TRACE, SIGNIFIANT, dès les origines de l’humain : Lascaux.
Sait-on ce que c’est que peindre ?
La Peinture, cela s’entend, cela s’écoute.
Pas de Peinture sans larmes.
SOLITUDE RADICALE.
Béatrice Marchal :
Christian Gardair qui a toujours porté une grande admiration à la science et aux scientifiques essaie de transposer en peinture les principes de la science ; la médecine n’étant pas une science exacte, le peintre Gardair a en commun, me semble-t-il, avec la manière de procéder du médecin, l’exigence de précision, le rôle de l’observation et la manière de procéder progressivement, par étapes en fonction du résultat obtenu.
Isabelle Lévesque :
Le livre exprime bien l’importance du fond dans ta peinture. Le spectateur de tes toiles cherche forcément à apercevoir ce que recouvrent les séries de signes ou d’écritures, quels sont ces paysages enfouis ou submergés… Est-ce en lien avec ton intérêt pour la psychanalyse (tu cites parfois Freud ou Lacan) ? Apercevoir serait-il plus important que voir ? Et toi, Béatrice, qu’en penses-tu ?
Christian Gardair :
L’ART VIENT DE L’ART.
L’ART VIENT DE LA VIE.
La Peinture, ma Peinture se veut proche des hommes : Jacky P., marin-pêcheur d’estuaire, Robert D. viticulteur par qui notre Paysage-Passage existe.
Le LIEN de mon Art est un dialogue avec des Peintres nés à la fin du XIXème siècle Roger Bissière/ Victoire-Elisabeth Calcagni…
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Comme dit Gérard Garouste : « La Peinture, cela ne s’apprend pas »
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Mais les longs entretiens d’atelier sont utiles.
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Admiration pour les Peintres qui de 1945 à 1950 sont su renouveler, retrouver l’Humain détruit.
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Les grands formats d’Alfred Manessier : « les FAVELAS de RIO »
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Quand je peins, les meilleurs moments sont ceux où le RÉEL qu’est le tableau est désormais plus important pour moi que la réalité commune et contraignante. Le TEMPS est effacé (et pourtant par la RÉPÉTITION*****, je m’efforce d’introduire de la durée au cœur de la toile).
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Quel intérêt du paysage ? Si ce n’est le chemin, le moyen pour le PEINTRE d’accéder vraiment à lui-même au cœur de cet Art nommé la Peinture. (Penser à Pierre Bonnard…).
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J’aime explorer la « COMPULSION DE RÉPÉTITION » tout à la fois « Border-line » et proche des RYTHMES VITAUX.
Béatrice Marchal :
J’ai compris l’importance des fonds pour Christian, il « nourrit ses fonds », qui sont pour lui son premier et essentiel travail, c’est d’eux que dépend la qualité du tableau. Ce fond n’a pas vocation à devenir invisible, il n’en finit pas de remonter, d’imprimer de subtiles nuances à la toile, que le peintre n’obtiendrait pas sans lui - nuances qui sont celles des eaux de l’estuaire charriant de la terre en même que le ciel s’y reflète.
En outre, Christian compte sur la remontée des pigments et sur la chimie qui s’opère, grâce à la richesse de ses fonds, dans sa peinture à l’huile : ses toiles, comme le bon vin, s’améliorent avec le temps.
Isabelle Lévesque :
Parmi ce qui retient le regard de Christian, je sais qu’il y a eu, outre les façades haussmanniennes, les cadenas de la passerelle du Pont des Arts, dont parle le livre, mais aussi la succession des ponts (comme dans un poème d’Apollinaire), et encore les feux tricolores le long des quais la nuit. Que signifient ces signes pour le peintre ? Les spectateurs des toiles peuvent-ils les lire ?
Christian Gardair :
« Peindre sans le souci de personne », conseillait Cézanne.
La peinture est un JOURNAL DE MA VIE.
Tout le visible contribue à la mise en route de ma main nominative où la COULEUR préside.
Je n’ai aucune pitié pour le regardeur : c’est à prendre ou à laisser. Nous tous, chacun, n’avons besoin que de peu d’échanges véritables. Peut-être une demi-douzaine de personnes me rejoignent sur les sentiers de ma PEINTURE.
Béatrice Marchal :
Cette lecture littérale et référentielle est assurément difficile pour un spectateur non initié mais est-ce ce qui est important ? De la même manière qu’un poème parle à chaque lecteur d’une manière propre, différente selon la sensibilité et l’expérience de chacun, sans doute en est-il de même pour un tableau. Christian cite Tal Coat : « Il faut séjourner dans les choses et se tenir au LIEU où l’on EST », c’est ce qu’il tente de faire ; cela étant, la façon propre dont le peintre se vit dans le paysage lui est unique. La vision de Christian Gardair est profondément marquée, voire modelée par un cadre de vie qui lui est particulier, avec les piquets de vigne de la Gironde, les rideaux au crochet de son atelier et surtout, l’estuaire aux eaux terreuses où néanmoins la lumière joue en miroitements infinis. Ce qui compte, me semble-t-il, c’est qu’il amène quiconque contemple ses toiles à une manière de voir différente, comme soudain doté d’un autre système sensoriel que le sien où il était d’une certaine façon enfermé ; le peintre enrichit notre vision sans la contraindre ; il la complète, en toute liberté, nous amenant à être plus sensible au réel qui nous entoure, à le percevoir de façon plus fine.
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© Christian Gardair
Isabelle Lévesque :
Comment naissent les titres des peintures ? Leur préexistent-ils ? Viennent-ils parfois d’un poème ? Quel rapport entretiennent-ils avec les toiles ? Comme le montre le livre, les toiles comme les bristols ont souvent un texte, ou plusieurs, au dos avec, entre autres, des flèches indiquant le haut et le bas, le titre, diverses indications et même un poème ou une citation. Comment exposer ces peintures ? Devrait-on pouvoir tourner autour d’elles ?
Christian Gardair :
Les MOTS au VERSO : SIGNALÉTIQUE NÉCESSAIRE (flèche, rose des vents)
Exercice de mémorisation, survivances du Poète que je ne suis pas.
Utilisation de la surface disponible pour les « ALLIÉS SUBSTANTIELS » (René Char)
Jean-Michel MAULPOIX, Michel COLLOT, et tant d’autres ont sédimenté sur le LIN de la toile (linceul ?)…
Et puis, parfois, le besoin d’inscrire une émotion, un passage, les mots issus du TRAVAIL.
Un exemple récent, issu de la marche quotidienne dans le même rang de vignes : « LES BUSARDS DE MORTEFOND », expérience très venteuse où l’espace fut leur aliénation, leur vitesse, leur virtuosité lumineuse.
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Attachement des titres au cœur de leur NUIT.
Béatrice Marchal :
Il est vrai que l’envers des toiles de Christian Gardair est intéressant, où sont inscrits les dates de travail, des citations, voire des fragments de poème - j’ai ainsi découvert avec bonheur que plusieurs vers écrits par moi (in Derrière attendait l’espace) figuraient au dos d’une toile bleue, intitulée « Mosaïque de l’air » (101). Si, à mon sens, la face peinte garde son absolue primauté, savoir que ce qui ne se voit pas contient aussi de l’intérêt, renforce secrètement la valeur de ce qu’on contemple – une toile qui ne se limite pas aux apparences.
Isabelle Lévesque :
À plusieurs reprises, Béatrice écrit que Christian est dans « un entre-deux », et même, à propos d’un événement biographique p.32 : « Ici encore, comme toujours, Christian se situe dans l’entre-deux, conscient de ses contradictions et les assumant ». Et le récit le montre souvent entre des classes sociales ou des milieux opposés, passant du riche collectionneur d’un château de Saint-Emilion à l’ouvrier agricole, du prospère galeriste au modeste Mohamed Aksouh, peintre qui exposa avec Christian et qui est « de ces êtres d’une humanité rare, de ceux « qui maintiennent l’humanité en toutes circonstances » ». On voit aussi Christian entre des catholiques nationalistes et des socialistes, prêtres ouvriers, communistes ou membres du PSU, entre militaristes et pacifistes… Comment cet « entre-deux » se traduit-il en peinture, s’il y est présent ? Par un « entre figuration et abstraction » ?
Christian Gardair :
L’ENTRE-DEUX :
Fruit d’une vie à grande géométrie très variable : lieux, personnes, sensations d’univers, tragiques multiples mondiaux, choix artistiques liés à mon temps : Bissière ou Fromanger etc.
Solitude de l’Atelier et brèves séquences de modeste vie publique.
Ancienneté des luttes esthétiques : figuration versus abstraction… inutiles.
Moi, je vais au charbon, j’EX-TRAIS : tout est utile et nécessaire au « rêveur définitif ». Pas d’autre « esthétique » que la loi du vivant loin des pesanteurs du « culturel » et ses administrations. Un « dialogue » toujours repris (parfois après vingt, trente ou quarante ans).
Béatrice Marchal :
Je suis très sensible à ce sentiment d’entre-deux dont parle Christian, car mon propre parcours m’a souvent amenée et m’amène encore à faire le grand écart entre des milieux et des êtres dont les différences sont à l’image de la complexité du monde – c’est évidemment là un permanent inconfort mais l’occasion de forger son jugement critique et d’acquérir une compréhension plus large.
Cela dit, entre-deux ne signifie pas mou compromis, il donne lieu en peinture à une synthèse originale. Il faut ici parler de l’importance de ce que Michel Collot, grand ami du peintre, a théorisé comme « structure d’horizon ». Car il en va du peintre comme du poète : le paysage que l’un et l’autre perçoivent se double d’un paysage imaginaire ; si le poète l’interprète et le recrée à travers une écriture originale, en peinture la dialectique du réel et de l’imaginaire, du visible et de l’invisible devient celle du figuratif et de l’abstrait, entre lesquels se joue l’invention d’une forme nouvelle. Ainsi en quête d’un maximum de luminosité, Gardair met au point une technique proche des pointillistes, qui en diffère pourtant du tout au tout, puisque, au contraire de ces grands dessinateurs qui remplissent une forme par une couleur, le but de Gardair est de « traduire le paysage sans le figurer ».
© Christian Gardair
Isabelle Lévesque :
Parmi les peintres qui te sont chers ou proches, tu cites Roger Bissière ou Paul Klee. Mais te sens-tu une proximité avec des poètes spatialistes comme Pierre et Ilse Garnier que réédite L’herbe qui tremble ou avec le poète et peintre Christian Dotremont et ses logogrammes ?
Christian Gardair :
Jeune peintre passionné par « l’écriture automatique », les LOGOGRAMMES de Christian DOTREMONT m’ont intéressé mais je n’ai plus besoin de tout ce fatras.
Isabelle Lévesque :
Entre 2001 et 2010, tu as toi-même édité une série de livres bleus (à 300 ou 500 exemplaires) avec des textes de poètes ou d’essayistes que, le plus souvent, tu recopiais à la main : pourquoi ton écriture manuscrite plutôt que celle des auteurs ? Quelle valeur attribues-tu à cette écriture ? Ces textes étaient accompagnés de reproductions de ces petites peintures sur bristol où les surfaces colorées, parfois agitées, semblent parcourues par des sortes de « logogrammes ». N’es-tu jamais tenté d’écrire toi-même des poèmes ou des textes de réflexion ?
Christian Gardair :
2001/2010, c’est loin. Exaltation juvénile. Joie du Dialogue avec des écrivains via la résonance du papier.
Imprégné par le texte, ouverture directe à l’INSTINCT de Peindre sans souci du résultat autre que celui du PUISATIER : creuser le mot, le laisser vivre à sa façon par la main sans intervention d’un contrôle esthétisant.
Pas de tentation d’écriture, requis totalement par le « PEINDRE ».
© Christian Gardair
Isabelle Lévesque :
À la lecture du livre aussi, on comprend bien que des poètes et écrivains ont joué un rôle important pour toi, Christian. En particulier certains comme Jean-Michel Maulpoix, Michel Collot, Michael Edwards… En plus des livres bleus, tu as organisé régulièrement des réunions amicales dans lesquelles des poètes lisaient leurs œuvres. Tu as aussi accompagné de tes peintures des livres, en particulier pour L’herbe qui tremble (Le Bruit de la langue, de Gilles Mentré et Nous le temps l’oubli, que j’ai écrit). Tu assistes à des séances de lecture de poésie, à des cours ou soutenances de thèses… Dans votre livre, il est question d’un polyptique, L’horizon chimérique, « inspiré des poèmes de Jean de la Ville de Mirmont ». De quelle façon et jusqu’à quel point les poèmes peuvent-ils inspirer ta peinture ?
Christian Gardair :
Assisté à la thèse de Jean-Michel MAULPOIX sur le LYRISME, à celle de Michel COLLOT : STRUCTURE D’HORIZON et poésie moderne. Voilà deux sources admirées (travail, maîtrise de la langue, vive intelligence). Michel EDWARDS au Collège de France. Ce sont d’admirables cadeaux de la vie et en plus d’amitié … »car j’ai de longs désirs inachevés en moi »… (rêveries sur les quais de Bordeaux enfant).
Béatrice Marchal :
J’ai déjà dit que je devais ma rencontre avec Christian Gardair à une lecture organisée par les éditions de L’herbe qui tremble et avec quelle générosité il avait de lui-même recopié et accompagné d’une peinture chaque poème du tapuscrit que je lui avais confié. Christian cherche, en recopiant des poèmes, l’origine des rythmes dont parle Wang Wei : il veut atteindre une « peinture automatique », en se laissant mener par l’action directe et dénuée de toute intellectualité des mots du poème qu’il écrit à la suite les uns des autres, sans chercher le sens général du texte. Gardair fait confiance à sa réactivité la plus profonde, logée dans un inconscient qui dicte le geste et la couleur et, ce faisant, mette au jour quelque chose d’inconnu, qui reste une énigme.
Isabelle Lévesque :
Quatre des poèmes du recueil L’horizon chimérique de Jean de la Ville de Mirmont ont été mis en musique par Gabriel Fauré. Est-ce la version chantée qui a inspiré le polyptique ? Et justement, à propos de musique, le livre montre ton intérêt pour la musique répétitive américaine de Philip Glass, Steve Reich et Terry Riley. La musique étant d’abord un art du temps et la peinture de l’espace, la répétition de signes fluctuants permet-elle d’introduire une dimension temporelle dans l’espace de la toile ? D’autre part, écoutes-tu de la musique en peignant ou préfères-tu le silence, ou une musique intérieure ? As-tu suivi les évolutions de ces compositeurs (beaucoup moins répétitifs maintenant) ?
Christian Gardair :
Oui, les musiques répétitives (psycho-acoustiques, dit-on maintenant) sont le versant sonore de ma PICTURALITÉ.
Beauté du EINSTEIN on the beach de Philipp Glass donné au CHÂTELET.
Musique, silence, podcasts/France Culture, TOUT me convient.
Béatrice Marchal :
Je laisse Christian répondre sur sa manière de procéder et son rapport à la musique, si essentiel qu’un chapitre du livre lui est consacré.
Je soulignerai seulement l’importance du rythme pour le peintre, qui cite volontiers Aurélie Nemours : « Ce qui est avant la Forme, c’est le RYTHME ». Car qui dit rythme dit répétition, processus essentiel dans lequel Gardair voit un principe de vie. Répétition à perte de vue des piquets de vigne dans l’estuaire de la Gironde, mais aussi du vendangeur qui coupe le raisin, répétition enfin dans tous les domaines, à commencer par la musique. Gardair a découvert dans les années 70 les « musiques planantes » qui deviendront plus tard les musiques psycho-répétitives ; Einstein on the beach de Philippe Glass l’enthousiasme. « C’est mon exaltation d’avoir participé aux découvertes simultanées d’un concept qui jusqu’alors n’appartenait pas à nos cultures ni aux catégories de l’art » et en effet, la notion de répétition sérielle va devenir essentielle pour Gardair qui s’attache d’œuvre en œuvre à la même recherche et procède par groupements de tableaux, réunis en fonction d’un même motif sous un même titre. Ainsi, la dentelle des tableaux de Gardair est directement liée à la répétition des mêmes traits, des mêmes gestes, tout comme la série parisienne des Façades. Il s’agit toujours, à travers ce rythme, de capter l’origine des souffles et au-delà de la représentation, d’atteindre à un universel qui se communique à tout un chacun.
Isabelle Lévesque :
Le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman raconte dans Aperçues (Les Éditions de Minuit, 2018) l’histoire de l’un de ses oncles qui vivait dans une maison minuscule sur l’île de Djerba : « De sa fenêtre minuscule, on ne voyait que l’horizon séparant, en haut le ciel et en bas la mer avec son rivage. Sur le mur de son unique pièce d’habitation, juste à côté de la fenêtre, il avait cependant pris soin de coller une photographie, une carte postale, sa seule image : c’était un coucher de soleil sur cette même mer, sur cette même île où, pour lui, la vie n’était ni tourisme ni sérénité. Et cela m’avait frappé : il ne cessa, un après-midi durant, de s’extasier sur la beauté de cette carte postale, son œuvre d’art à lui. Et non sur le rivage réel, sublime et toujours changeant, où se déroulait pourtant sa vie. » Nous sommes là dans un type de paysage que tu connais bien, Christian. En plus de peindre, tu prends beaucoup de photos et les fenêtres, avec leur cadrage imposé et leurs rideaux de dentelles, sont très présentes dans tes peintures. Entre paysage mouvant et photographie fixe, où se situe ta peinture ?
Christian Gardair :
Deux photos-souvenirs bien expérimentées, dans mon Atelier-galetas parisien comme un rappel constant d’où je viens :
1. Le pavillon du « chêne vert » (devenu la maison du Peintre).
2. La structure d’horizon de l’Estuaire de la Gironde avec son île verte.
PAYSAGE-PASSAGE qui seul éclaire toute ma PEINTURE.
Mais PARIS vient se marier avec cette origine, et de même que la Seine se fait Garonne parfois, les grilles du Jardin du Luxembourg se font vignoble de Mortefond, car je porte en moi des peuples nombreux.
ESSAI DE FAIRE CHANTER LE VISIBLE ET SES COULEURS
*OUI, JE SUIS PEINTRE*
Merci, Isabelle Lévesque et Béatrice Marchal, pour L’ÉVEIL offert par votre Amitié et votre confiance. C.G.
Béatrice Marchal :
Si Christian Gardair est ce « paysageur » qui s’ordonne à la structure d’horizon, la difficulté reste pour lui de choisir son cadrage, il lui faut « extraire » de sa vision ce qui en constitue l’essence propre. Ainsi pour peindre « Le déjeuner sur l’herbe », le peintre s’est placé devant le Sénat, avec derrière lui l’Observatoire : une double allée de marronniers crée une perspective fuyante, ouvre une brèche puis vient le ciel ; le résultat est à la fois fidèle à cette référence et… au style propre de l’artiste, qui amène le spectateur à découvrir autrement une réalité qu’il croyait connaître. Entre figuration et abstraction, Gardair a choisi « l’extraction ».
Merci à toi, Isabelle, qui par tes questions m’a permis d’évoquer la richesse passionnante d’une quête picturale chez Christian Gardair. Un grand merci également à Terre à ciel qui nous accueille !