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Le radeau d’Ulysse, de Christian Monginot, dessins de Denis Pouppeville

mercredi 3 avril 2019, par Cécile Guivarch

1084 pages, 25€, 2019, éd. L’herbe qui tremble.
https://lherbequitremble.fr/livres/le-radeau-dulysse.html

Entretien avec Christian Monginot par Isabelle Lévesque

Isabelle Lévesque : Quelle est l’origine du projet ? Un poème puis un autre ou d’emblée le projet global ? As-tu écrit au fil de la lecture de l’Iliade et de l’Odyssée ou en suivant tes souvenirs, avec l’aide de Mnémosyne, et en picorant dans le texte ?

Christian Monginot  : Il n’y a pas d’origine vraiment localisable du projet dans le temps, je vois plutôt une cristallisation progressive et polyphonique de ce texte, écrit poème après poème, mais aspiré d’un bout à l’autre par le vortex d’une vision initiale. C’est toujours l’évolution d’un jeu d’échos qui nous mène vers la naissance d’une œuvre, et ce jeu d’échos inclut, d’une certaine façon, tout ce qui a pu résonner en nous jusqu’à elle. S’il y a un moment originel plus identifiable, il pourrait être celui de la cristallisation de cette vision initiale.
Au titre d’échos lointains et personnels du Radeau d’Ulysse, je vois cette récompense qui me fut offerte pour mon entrée en sixième : les deux tomes de l’Iliade et l’Odyssée aux éditions Gar-nier, dans la traduction d’Eugène Lasserre, dont la lecture fut immé-diate, intense, presque fébrile, colorée par les images et les jeux de mon enfance marocaine. Au même titre, je me souviens des jours passés au bord de cette Méditerranée qui enfanta les aventures d’Ulysse, c’est-à-dire ma petite enfance jusqu’à cinq ans, les grandes vacances qui ont suivi jusqu’à mon adolescence. Avec cette transparence de l’eau, la chaleur du soleil, les plages, les roseaux, les oliviers, les vignes, les tamaris. Ou encore, la rumeur lointaine et proche pourtant de ce beau port de Croatie, Pula, où je n’ai séjourné que deux fois, vers la fin de mon adolescence, mais qui fut le berceau de ma famille maternelle, et qui m’a accompagné toute une vie durant à travers les récits et la nostalgie des miens. Je dois dire que Le radeau d’Ulysse est, de toutes les façons possibles, un poème méditerranéen.
Toutefois, si je devais identifier un autre courant principal suivi par le Radeau d’Ulysse, je dirais qu’il a dérivé aussi au gré d’un souci plus actuel lié aux évolutions concrètes de notre temps. Nous vivons, en effet, une époque particulière, où nous constatons que l’ancienne architecture du « monde » s’étant effondrée rien ne se dessine plus aussi clairement qu’on a pu le croire alors. J’ai l’impression que nous vivons, à tous les niveaux des sociétés et des mentalités humaines, une situation des plus indécises et des plus réfractaires à une définition quelconque. Les facteurs qui prédomi-nent en ce monde flottant sont divers, mais, outre les fortes tensions locales et le fait démographique préoccupant avec ses diverses re-tombées politiques et écologiques, les plus évidents sont, d’abord, la prédominance absolue de l’économique, dans sa forme ultra-libérale, qui conditionne la signification, la valeur et le traitement corrélatif de tous les autres, ensuite la connexion planétaire par les médias et surtout par la toile, qui relie instantanément les hommes de tous les continents. On a baptisé la nouvelle donne de ce développement des choses à l’échelle planétaire, la « mondialisation ». La poésie peut sembler a priori un radeau bien désuet et bien fragile pour naviguer sur cet océan des temps nouveaux, une embarcation encore plus précaire que celle d’Ulysse. Mais, plutôt que de me demander si ce radeau saurait affronter l’agitation et l’indifférence des flots, j’ai préféré prendre moi-même la mesure des choses dans une nouvelle et longue traversée poétique, en m’aidant de tous les matériaux laissés à ma disposition par notre époque. Je me suis d’ailleurs, je dois le dire, beaucoup aidé des ressources d’Internet pour nourrir mon poème : traces recueillies par notre mémoire collective, échos et reflets multiples de ce monde en gestation incertaine, informations di-verses permettant d’ébaucher les premiers portulans propres à nous guider entre les écueils.
Pour ce qui est du modèle de mon radeau, trouvé dans l’œuvre d’Homère, je lui ai porté une attention minutieuse. Je connais trop les caprices et les faiblesses de Mnémosyne pour ne me fier qu’à elle. Je suis donc revenu au texte lui-même, ou plutôt à ses multiples traductions, afin d’y puiser toutes les indications utiles. Le dialogue avec l’Iliade et l’Odyssée fut donc constant et soutenu.

La discorde, Denis Pouppeville

D.R. Denis Pouppeville

Isabelle Lévesque : La construction, très rigoureuse, n’est-elle pas proche de celle de la Divine Comédie (avec la guerre de Troie comme Enfer, le voyage comme Purgatoire et les retrouvailles avec Pénélope comme Paradis). Je remarque d’ailleurs que si la figure du labyrinthe est très présente, celle du cercle également. Le livre comporte trois grandes parties divisées en cinq chants, eux-mêmes divisés en une suite de poèmes numérotés. Une seule phrase par sous-partie/poème (avec utilisation de points-virgules en fin de strophe).

Christian Monginot : C’est vrai qu’elle peut y faire penser. Au dé-part, j’avais imaginé un livre en deux volets, correspondant aux deux volets de l’œuvre homérique, mais parvenu tout au bout des aventures maritimes d’Ulysse, je me suis aperçu que les thèmes et les questions liés aux retrouvailles avec l’île d’Ithaque réclamaient un troisième volet. Le diptyque est devenu triptyque. L’aventure poé-tique en fut relancée et se poursuivit sur les pistes que je venais d’entrevoir et qu’il me restait à explorer. Ce n’est sans doute pas un hasard si les trois parties du Radeau d’Ulysse, font écho aux trois parties du Miroir des solitudes, qui épousent elles-mêmes le décou-page de la Divine Comédie. Toutefois, il est difficile d’en superposer le contenu, dans la mesure où les thèmes des deux œuvres matri-cielles sont très différents.
Je me suis servi depuis quelques années déjà de plusieurs de ces textes matriciels, qui jalonnent la littérature ou la spiritualité de diverses cultures ou civilisations, je m’en suis servi à la façon de grilles de relecture et de questionnement du temps présent, de ses événements, de ses thèmes de réflexion, des figures de son imagi-naire, du statut qu’il confère aux êtres comme aux choses. La grille de relecture et de questionnement que constitue la Divine Comédie nous renvoie à une symbolique et à une problématique chrétienne et catholique comme à une forme d’amour très différente de celle qui sera le fil conducteur de l’Odyssée. Le parcours de Dante, à travers les trois espaces structurant le chemin et la destinée des morts, en appelle à des notions absentes de la pensée du héros grec. Ulysse ne s’est pas perdu, moralement parlant, durant la guerre de Troie, comme Dante dans la forêt obscure, mais au contraire, il s’est illustré par son courage, ses exploits et ses ruses. Il n’est, au fond, marqué que par ses deuils. Il n’y a chez lui aucun repentir lié à sa vie passée. Son amour ne le conduit pas non plus de l’obscurité terrestre vers cette étoile qui brille au firmament divin des vertus morales et qui a pour Dante le visage de Béatrice. On pourrait presque dire qu’il suit un chemin inverse, allant de la séduction de la beauté divine et immortelle - rencontrée dans la personne de Calypso, vers la seule condition humaine et mortelle représentée par l’amour de Pénélope et celui de son île natale. Ces deux grilles de lecture et de questionnement, si différentes, ouvriront Radeau et Miroir sur des espaces mentaux très contrastés, ce qui a fait, pour moi, tout l’intérêt de la succession rapprochée de ces deux étapes de mon écriture.

Fatigues de la guerre, Denis Pouppeville

D.R. Denis Pouppeville

Isabelle Lévesque : Tu utilises deux traductions de l’Iliade : celle de Robert Flacelière et celle de Louis Bardollet. Pour l’Odyssée, tu y ajoutes celles de Victor Bérard et de Philippe Jaccottet. Pourquoi cette multiplicité ? S’agit-il aussi du voyage du poème d’Homère dans notre langue ? D’un exil linguistique ?

Christian Monginot : La multiplicité des traductions compense, hé-las, ma maîtrise restreinte du grec ancien et m’a permis de mesurer la marge d’interprétation des traducteurs. Cette confrontation m’aura parfois permis de lever quelques doutes touchant à ma compréhen-sion du texte homérique. Mon choix des citations, extraites de telle traduction plutôt que de telle autre, sont souvent plus des préfé-rences d’ordre littéraires que de stricte traduction, dans la mesure où les secondes demeurent hors de mes compétences. Quoi qu’il en soit, la langue grecque ancienne, comme toute langue morte ou vive, n’a tenu son esprit, son sens que d’avoir été vécue, incarnée. Le seul lieu où quelque écho de cet esprit s’attarde, ce sont les œuvres qui nous sont parvenues, au premier rang desquelles, celle d’Homère, parce qu’il y a toujours trace, dans une œuvre poétique ou littéraire, de l’incarnation d’une langue. Ce qui continue de voyager à travers les siècles et les traductions, sans jamais être véritablement exilé, c’est cette incarnation que révèlent ses traces visibles dans le texte.

Isabelle Lévesque : Tu reprends le fil du récit d’Homère, mais chaque section a pour titre une citation d’un poète ou d’un philo-sophe : en particulier de Rimbaud, Artaud, Nietzsche, Roberto Juar-roz, Rilke, Hölderlin, Héraclite, la Bible et même Freud… Dans le texte lui-même se glissent parfois quelques citations (« Ô saisons, ô châteaux »…). Quand Ulysse, approchant de Charybde et Scylla, se dresse « sur le gaillard d’avant », « une lance dans chaque main » pour « harponner le monstre / comme un simple dauphin », il est difficile de ne pas penser à un capitaine Achab dérisoire guettant l’apparition de Moby Dick. Le radeau d’Ulysse est-il un livre-monde ?

Christian Monginot : Bien que l’on puisse attribuer à tel ou tel ma-thématicien la paternité d’une découverte, son individualité ne le sépare pas, dans notre esprit, de l’histoire ni de l’évolution des mathématiques, mais une sorte d’illusion d’optique nous invite à faire de chaque poète, au contraire, une sorte de cas isolé, qui ne devrait ses découvertes et ses œuvres qu’à lui-même. La poésie fait, certes, un détour particulier par chaque homme qui trouve en elle son « grand désir », mais, de détour en détour, sa navette tisse une toile dont les fils, quoique distincts, sont indissociables. Aussi, les poètes se transmettent-ils découvertes, formules, théorèmes, équations, qu’il incombe aux derniers venus d’étudier, d’interroger, d’approfondir, de développer.
Le radeau d’Ulysse est-il un livre-monde ? Son épaisseur et la diversité des thèmes qu’il aborde pourraient le suggérer en effet, toutefois, il lui manque pour cela cette croyance que je n’ai pas en la fiction d’« un monde », qu’il soit présent, passé ou à venir. Le radeau d’Ulysse pourrait être lu plutôt comme un bilan provisoire de ce mouvement continu qui va d’une tentation de monde à une autre, oui comme un bilan de ce mouvement qui ne nous mènera jamais à l’accomplissement d’« un monde », à la conclusion d’une aventure, mais seulement un peu « plus loin dans l’inachevé », selon la belle formule de notre ami Pierre Dhainaut. Je dis « bilan », mais le mouvement profond de mon poème est moins tourné vers le passé qu’exploratoire et prospectif.

Isabelle Lévesque : Si les poèmes d’Homère relèvent plutôt de la poésie « horizontale », le tien relèverait plutôt de la poésie verticale.
« Il voit
Et découpe
La roche,
L’eau,
Le ciel,
Y trace le chemin
De ses faims,
De ses soifs,
De ses rêves,
Cruels
Et scintillants ; »
Pourquoi ne pas avoir utilisé une métrique plus proche de celle d’Homère ?

Christian Monginot : Mon projet, en choisissant Homère comme guide, n’était pas de revenir en arrière, je n’ai pas fait œuvre de nos-talgie ni œuvre d’historien du texte. Je n’ai donc pas calqué mon texte ni ma métrique sur l’écriture d’Homère. J’ai même choisi, à la différence du Miroir des solitudes, plus régulier dans sa composition, de donner à ce texte la plus grande liberté dans l’organisation de son rythme et dans le déploiement de ses chants. Ce que je voyais au départ de cette aventure ressemblait assez au voyage d’Ulysse lui-même, qui va de découverte en découverte, de surprise en surprise, voire de péril en péril. Je souhaitais me donner, à l’intérieur de mon propre texte, la plus grande liberté d’hésitation et de bifurcation, et en dépit d’un récit déjà constitué dans l’œuvre matricielle, je voulais conserver jusqu’au bout l’incertitude liée à chaque mot, à chaque pensée, à chaque image nouvelle.
Au fond, lorsque j’écris, je n’attends qu’une chose : me sur-prendre moi-même, surgir du lieu où je ne m’attendais pas, me trahir dès que je le peux et sans cesse me fausser compagnie. La verticali-té que tu soulignes n’est que la conséquence d’une hâte à défaire mot après mot les liens qui pourraient fixer le texte avant qu’il ne s’écrive. D’une certaine façon, je fais jouer jusqu’à la plus grande tension possible la contradiction constante entre paradigme et syn-tagme, sans détruire toutefois la syntaxe, ce qui est également un choix délibéré, bien que non obligatoire dans la poésie moderne. Je travaille plus, pour tout dire, sur les « accidents » et les « tours » de l’énonciation, que sur les innovations et les ruptures formelles de l’énoncé, qui me semblent avoir épuisé en deux siècles, et pour un moment au moins, leurs vertus heuristiques.

Isabelle Lévesque : Tu utilises cependant le vocabulaire issu des traductions du grec ancien, les épithètes homériques (« Zeus as-sembleur de nuages », « Circé aux belles boucles »…) ainsi que les triples compléments, des archaïsmes et la rhétorique des anciens Grecs. Le tout dans une langue pourtant actuelle. Tu peux très bien évoquer un « no man’s land » alors qu’à quelques vers de distance, tu constates : « Le Soleil monte plus haut dans le ciel qu’à son habi-tude » ; mais tu remarques aussi que le Soleil est « Gonflé à bloc / D’hydrogène, d’hélium, de colère ».Le poème-récit d’Homère peut-il encore apporter quelque chose à notre langue (« Les premiers dé-gâts sont dans le langage », écris-tu) ?

Christian Monginot : J’avais de nombreuses arrière-pensées en choisissant de travailler dans la coulée du texte homérique, mais pas la moindre du côté simulacre de texte ancien. L’une de mes arrière-pensées touchait à un point sensible et paradoxal de notre temps : l’emprise imaginaire des discours de la raison et le confinement corrélatif des logiques de l’imaginaire aux divertissements, aux croyances, voire aux services psychiatriques. La révolution platonicienne a jadis ouvert la brèche dans le sol de la pensée grecque, opposant mythes et raison, poésie et philosophie. Le développement des sciences a rapidement apporté les fruits de cette mutation. Descartes a enfoncé profondément le clou dans la pensée classique. Et par tous les détours de la philosophie et des sciences modernes nous sommes parvenus à ce « décodage » du monde réel par la voie presque exclusive de la science. On a même pu penser pouvoir établir dans les années soixante, soixante-dix, une véritable science du texte littéraire et de sa production. Dès lors, des pans entiers de l’expérience humaine, articulés à des figures injustifiables du seul point de vue scientifique, ont pu tomber en déshérence et devenir des sortes de chimères pour esprits attardés. On a pu ainsi regrouper dans le même cercle de déréliction, voire de dérision, tout ce qui touche à l’amour, à la beauté, à l’inspiration, au lyrisme, à la spiritualité et bien évidemment à la poésie.
C’est donc avec une certaine pointe d’ironie que j’ai franchi dans l’autre sens cette ligne initiale de séparation entre la raison et le mythe, entre la philosophie et la poésie, entre la science et l’imaginaire. Mon but n’était pas de renforcer leur opposition, mais de récupérer la part vive de l’héritage d’Homère, de ses dieux, de ses monstres et de ses héros, occultée par notre raison. Non pas dans la perspective d’une nouvelle muséification ou d’une célébration folklorique avec habits d’époque, mais afin d’élargir à ce refoulé du logos occidental notre propre perception actuelle du monde tel qu’il va ou ne va pas. D’où ce mélange de langages que tu as très judicieusement noté dans ta question. J’espère, en tout cas, que par mon poème j’aurai apporté une preuve que le poème homérique conserve toujours en lui des trésors propres à élargir, approfondir et enrichir notre expérience du présent.

Polyphème, Denis Pouppeville

D.R. Denis Pouppeville

Isabelle Lévesque : Les aèdes Homère et Démodocos ont « les yeux clos ». Mais l’« œil fatidique » semble s’ouvrir en eux. Cela s’est-il produit pour l’aède du Radeau d’Ulysse (toi) ? Tu parles aussi de « ces fous brûlés par Apollon, / Possédés par les Muses / Que l’on nomme /Aèdes / Ou mangeurs d’échos ». As-tu fait des découvertes en avançant dans la rédaction du livre ?

Christian Monginot  : L’inspiration des aèdes était d’origine divine, mais le ciel grec était plus pragmatique que nos ciels monothéistes, il s’était ouvert à des spécialisations multiples et variées. Il y avait des dieux pour tout. Cela changeait profondément toute rencontre, que ce soit avec un arbre, une rivière, le vent, le tonnerre, le soleil, la lune. Aussi, lorsque l’aède se mettait à chanter, son inspiration était aussitôt prise en charge par la muse adéquate. Le « faire » du poète, comme bien d’autres « faire », était spontanément au diapason de l’Olympe. Cette inspiration divine avait immédiatement des retombées qu’on aurait pu dire profanes, si cette division avait eu la moindre pertinence dans les pratiques sociales des grecs anciens. Hélas, nous ne sommes plus épaulés par ces dieux spécialisés, les Muses passent devant nous sans nous voir et réciproquement, nous sommes voués à l’empirisme le plus total et aux joies de l’errance, d’autant plus que nous avons entrevu en outre les limites intrinsèques de la science.
Alors, non, je ne crois pas que la poésie nous garantisse l’ouverture d’un troisième œil au milieu du front, toutefois, cette poé-tique de l’empirisme et de l’errance, assortie d’une méditation pa-tiente et obstinée, dévoile sans cesse de nouvelles pistes et suscite parfois ce que j’appellerai, après Rimbaud et quelques autres poètes, des « visions ». Je ne parle, ici, ni de révélations d’ordre mystique, ni de visions d’ordre psychiatrique, mais de ces cristallisa-tions soudaines dans lesquelles convergent des éléments jusque-là épars, qui vont se coordonner et constituer la base de départ ou la matrice d’une œuvre et d’une étape nouvelle de l’expérience, avec son lot d’images, de formules, de formes, de pensées inédites. Ces formations mentales sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles constituent des sortes de médiateurs entre réel et fiction, hasard et pensée, inconscient et conscience, chaos et musique. On pourrait penser qu’elles sont des sortes d’agrégats allégoriques en gestation, préludant à quelque devenir plus explicite et ordonné. Finalement, ce genre d’expériences et d’autres font bien de l’écriture une pratique et le support d’une connaissance. Je crois, d’ailleurs, que si je n’avais pas la confirmation constante qu’il en est ainsi, le jeu, pour ce qui me concerne, perdrait beaucoup de son intérêt, peut-être même l’essentiel.

Isabelle Lévesque : Dans ton poème, Ulysse semble avoir du mal avec son propre nom. Celui de Personne parfois lui convient davan-tage. Jean-Pierre Vernant décrivait un Ulysse voyageant au risque de l’oubli, finalement sauvé, et retrouvant son identité, grâce à l’amour et à la fidélité. Que cherche l’Ulysse de ton poème ?

Christian Monginot : L’identité de« mon » Ulysse est multiple et tend vers l’effacement, comme dans cette ruse de l’Ulysse homé-rique, destinée à tromper les cyclopes, où il prétend s’appeler « Per-sonne ». Il est à noter qu’Ulysse ne cesse en outre, tout au long de l’Odyssée, de mentir presque systématiquement à propos de son identité, de mentir parfois sans raison apparente. Le mien, quant à lui, souvent épinglé sous la seconde personne du singulier, est tantôt lui, tantôt moi, tantôt tel autre poète ou tel peintre dont la toile va prêter son image, sa forme, ses couleurs à ce chant, etc. Si bien que l’objet de sa quête est diffracté et multiplié par cette identité multiple.
L’Ulysse Homérique a plusieurs objets pour un seul voyage : retrouver Pénélope et tous les siens, retrouver son île natale, ac-complir sa destinée humaine, sa journée de mortel. Mais en filigrane se dessine aussi cette fièvre qui ne le quittera pas, l’amour du voyage pour le voyage. Quant au « mien », à travers le « tu » qui souvent le désigne, les objectifs se répartissent entre ceux de ma propre existence, ceux de ma quête poétique, et ceux qui ont aiman-té artistes et poètes qui se glissent parfois sous le nom d’Ulysse. Comme pour l’Ulysse d’Homère, un dernier objet transparaît en fili-grane : la quête, au-delà des fictions qui se donnent pour autant d’images de « l’homme », du « mouvement réel » de ce qu’on pour-rait appeler « l’homme réel », avec tout ce qui peut l’orienter, comme « l’amour réel », « la poésie réelle », « le voyage réel », etc. Tout ce courant des choses qu’on ne peut dire mais qui pourtant nous dé-terminent tout entier, mouvement même de la vraie vie.

Isabelle Lévesque : Tu cites un vers de Robert Duncan : « Nous sommes allés si loin que les vieilles histoires murmurent à nou-veau… ». Jusqu’où sommes-nous allés ?

Christian Monginot : Nous sommes allés jusqu’à ce point où les aires romanesques tracées et organisées par des langues, des croyances, des climats, des coutumes différents ne peuvent plus s’ignorer entre elles, jusqu’au point où ne peuvent plus être unifiés sous la bannière d’une seule de ces aires et de son roman les en-sembles humains qui composent l’habitation humaine. Il découle de cela que tous les textes et discours matriciels, ou pas, de toutes ces aires différentes se réécrivent les uns les autres et qu’une confusion inédite assortie d’une écoute nouvelle naissent de cette situation et se propagent. La question étant : qui arrivera le premier, du lièvre de la confusion ou de la tortue de l’écoute ?
Mais ce qui se passe dans l’espace géographique, se passe aussi dans le temps historique. Grâce aux ordinateurs et aux ré-seaux d’information qui couvrent la planète, une compilation en per-pétuelle expansion numérisée des traces écrites, peintes, fixées sur tous les supports disponibles, mêlant toutes les époques et couvrant les multiples dimensions de l’histoire humaine, de l’histoire des es-pèces, de notre planète, de notre système solaire ou de l’univers, s’offre à la curiosité et à l’inquiétude quelque peu haletantes des esprits.
Pour l’instant, le seul espéranto en vue pour unir ce monde vaporisé par-delà ses croyances et tropismes fondateurs semble être la langue économique et ses devises dont la traduction est plus simple que celle des langues. C’est une de nos responsabilités poé-tiques nouvelles que d’imaginer d’autres moyens de communication que cet espéranto financier pour relier ces milliards de corps et d’âmes.
Nous sommes allés aussi jusqu’à ce point de mise en suspens du sujet ancien, du vieux moi romanesque, débordé depuis Rimbaud par l’opéra fabuleux qui le submerge et lui dit qu’il est bien autre chose que ce qu’il croit être. Le « Je est un autre » de Rimbaud fut le « cogito » du vingtième siècle occidental, mais nous n’avons pas encore fini d’en tirer les conséquences.
Alors, oui, depuis ces divers lieux où nous sommes parvenus, les vieilles histoires, comme celle d’Homère, murmurent à nouveau et nous parlent de nous, j’espère qu’on le percevra à travers ce livre.

Isabelle Lévesque : Tu écris que les métaphores sont partout. Comme Pierre Dhainaut nous apprenait que « poésie » est « l’autre nom du vent », tu reprends plusieurs fois cette construction pour de multiples révélations. Mais de quoi ce « radeau » est-il l’autre nom ? Le radeau est-il une question ou une réponse ?

Christian Monginot : Oui, saluons au passage ce grand poète qu’est Pierre Dhainaut, auquel ce livre est d’ailleurs dédié, comme il est dédié à Jacqueline, son épouse. Ils ont tous deux suivi attentive-ment et amicalement la progression délicate et les dérives de ce Ra-deau d’Ulysse.
La poésie, contrairement au discours religieux ou politique, est plus à l’aise avec la métaphore simple qu’avec le symbole. Ce dernier a gardé quelque chose de son origine, cet objet coupé en deux dont ceux qui devaient se reconnaître emportaient avec eux l’une des deux moitiés. Les moitiés n’étaient pas plus interchangeables que celles du symbole de la paix figuré par la colombe ou celles du symbole du christ figuré par l’agneau. Mon Radeau se reconnaît donc plus dans la métaphore aux échos divers et changeants, parmi lesquels la poésie vient en bonne place bien sûr, que dans le symbole qui lui assignerait un signifié unique. Si Le radeau d’Ulysse évoque le voyage, tous les voyages lui font écho, s’il évoque une quête, toutes les quêtes lui font écho, et ainsi de suite, le lecteur mobilisera dans sa propre lecture les résonances qui lui sont propres. La poésie n’est pas régie par des sens uniques mais par ces constellations de carrefours que sont les métaphores, où de multiples choix sont toujours présents. Comme dans une immense forêt, à chaque pas, l’hésitation reste possible, autrement dit, la liberté, c’est celle de la création même puis de la recréation du poème dans une lecture nouvelle.
Ce Radeau est-il une réponse ou une question ? Je crois que dès notre naissance nous sommes immergés dans une réponse dont, pour sortir la tête, nous cherchons la ou les questions. La ré-ponse est toujours déjà là, la question vient après. Parfois la réponse parle sans que nous possédions la question, c’est ce que nous démontre la psychanalyse, c’est ce dont la poésie fait l’expérience. Le poète ne sait pas ce qu’il dit, affirmait Lacan. Ce n’était pas une critique, mais un constat, et une sorte de compliment. Ce Radeau serait donc plutôt une réponse en quête de questions que l’inverse. Cela donne au poète l’allure d’un cycliste que distancerait son propre vélo. Mais si, par cas, il finissait par l’enfourcher, le vélo poétique se figerait, deviendrait peut-être la citrouille du conte. Citrouille philosophique ? Citrouille critique ? Citrouille idéologique ? La poésie est, en fait, la seule façon de faire du vélo en laissant pédaler sa propre absence ! Il est beaucoup question de ça, d’ailleurs, dans ce livre. L’absence d’Ulysse y voyage tout autant, peut-être plus, que sa présence, et son radeau obéit à bien d’autres choses qu’à sa volonté !

Isabelle Lévesque : Comment s’est passée ta collaboration avec Denis Pouppeville ?

Christian Monginot : Pour des raisons circonstancielles, qu’il n’est pas utile d’exposer ici, Thierry Chauveau, le vaillant éditeur du Ra-deau d’Ulysse, ne m’a proposé la collaboration de Denis Pouppeville qu’après le retour d’Ulysse à Ithaque, mais, dès que j’ai pris la mesure de son talent, par internet d’une part et par la couverture qu’il avait réalisée pour le livre de Jean-Luc Despax, Rousseau dort tranquille, d’autre part, j’ai su qu’il allait donner un fameux coup de pouce à ce Radeau. Il s’est donc plongé aussitôt dans la lecture du Radeau d’Ulysse et la relecture d’Homère, puis a commencé à créer ces images superbes rassemblées dans le livre (47 tableaux !) et qui m’ont fait faire un second tour de manège, depuis la plaine de Troie jusqu’à l’antre de Polyphème, depuis l’île de Calypso jusqu’à la demeure de Circé, depuis le palais de Priam jusqu’aux appartements de Pénélope. Il s’est tissé entre ses dessins et le texte du Radeau d’Ulysse une complicité magique, pleine de subtilité, d’humour, de vigueur et de poésie. Il convient de signaler ici, qu’un très beau livre écrit par Jean-Luc Despax et publié aux éditions de L’herbe qui tremble, a été consacré récemment à son œuvre, Denis Pouppeville : la joie des profondeurs. Que dire de plus de notre collaboration, sinon qu’elle fut pour moi une grande joie, une grande fierté, un vrai moment d’amitié et de partage.

Le poète se repose, Denis Pouppeville

D.R. Denis Pouppeville

Le radeau d’Ulysse de Christian Monginot, dessins de Denis Pouppeville, L’herbe qui tremble, 2019
https://lherbequitremble.fr/livres/le-radeau-dulysse.html


EXTRAITS

PAGES 48 - 49

Quand on le questionne,
Sur celui dont la seule vertu requise est
De nous ressembler le moins possible :
L’ennemi ! L’infidèle ! L’hypocrite !
Celui qui se prend à tort pour notre semblable !
L’autre !
On voudrait bien arriver au bout de soi-même et, là,
Ne pas avoir à vider les miroirs !
C’est déjà tellement peu commode d’apprendre que l’on est,
On voudrait en rester là,
Mais non !
C’est à coups de lance qu’on doit poursuivre sa quête de soi !

Toi, moi, bien,
Mais le nous grince, fonctionne une fois sur dix,
Au petit bonheur la chance ;
Une guerre couve d’ailleurs sous chaque mot :
Moi, une guerre,
Toi, une guerre,
L’autre, une guerre,
L’Autre avec un grand A, dix, cent, mille guerres,
De religion ;

Mais la poésie est un embarras de la guerre,
Un inconfort du guerrier,
Un silence au cœur du boulet,
Un boulet venu de personne,
Une explosion sans pourquoi ;
Les premiers dégâts sont dans le langage,
La grammaire est touchée,
Je est un autre,
L’incendie se propage,
La guerre de cent ans fait sourire :
Nous en sommes à une guerre de quelques milliers
[d’années !
Et dire qu’il y en a encore qui rêvent de lui échapper,
De l’occire,
L’éradiquer,
De mettre le monde en prose,
De rester dans le confort d’une langue pacifiée, banalisée,
[confite !

Homère sourit dans sa barbe en accordant sa lyre...

Pages 525 -526

Des palais, des temples, et se répandent
Vers le sud,
Le nord,
L’est
Et
L’ouest,
Pour s’agglutiner sur ces promontoires rocheux et respirer
Le vent du large
Porteur
Des odeurs fortes et vivifiantes du dehors ;

Quelle est donc cette figure émanée des flots et offerte
À tes cinq sens comme à tous ceux
Qu’une vie autre et saugrenue pourrait
Inventer pour
Ses impensables
Besoins,
Ses stupéfiants
Désirs,
Ou encore à tous les sens que l’impossible
Plaque sur la pensée
À la façon de plaies ouvertes et qu’aucun chant
Ne saurait durablement
Recoudre ?
Quelle est donc cette image que la mer dessine en toi,
Reflet de ce qui reflète,
Abîme ironique et superficiel
Dont la profondeur cristallise selon
La stricte progression
Des lettres blanches du poème
À l’endroit
Comme à l’envers
De tout ce qu’elles heurtent et dont elles dessinent
La tache aveugle ?
Est-ce
La clef
De tout,
Le spectre insaisissable de la vie ?

Tu y vois, entends, humes et accueilles
On ne sait quelle
Sagesse tardive et forcée
D’une divinité des transparences et des fluidités,
Une parole venue
D’un effacement discret de toute
Dimension,
Une parole pourtant
À toi adressée et ravivant ton désir,
Ton espoir :
Ulysse aux mille ruses,
Homme de tous les plis,
De tous les reflets,
Habile plus qu’aucun dans n’importe quelle
Dimension de l’humain,
Puisqu’au pays de tes pères tu penses t’en aller
Et renonces pour cela au vieux paradoxe branlant
D’un improbable devenir dieu,
Rassemble dès à présent le bois de ton radeau ;

Tu dois
Finir,
Donc,

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À tout
Ce que tu n’es pas,
Aussi t’accroches-tu au mât de ton navire,
Faisant flèche de tout bois recraché
Par l’insatiable gueule,
Et résistes-tu, de toutes tes forces,
Au courant circulaire de cette
Abrupte promesse
De
Simplification
Et d’oubli !

Ici le tourbillon du récit s’élargit, s’apaise,
Des vies te sont rendues,
Des vies à dire, à redire,
Se disant,
Se chantant,
Des vies à dire et à taire,
Des vies bariolées comme les écailles
D’une aile de papillon,
Des vies comme des surgeons improbables
De cet arbre de vie
Que nul ne voit
Tant il est grand sous le faux soleil des vies qu’on ne vit pas...


Christian Monginot

Œuvres publiées aux éditions de L’herbe qui tremble :

  • Le radeau d’Ulysse (poésie, 2019, dessins de Denis Pouppeville, L’herbe qui tremble
  • Après les jours 2017 (poésie) en écho à l’œuvre et aux lettres d’Arthur Rimbaud
  • Le dit de l’horizon 2015 (poésie)
    Le Miroir des solitudes 2014 (poésie) en écho à la Divine Comédie

Œuvres publiées aux éditions de L’Atlantique :

  • Le livre de l’onde et du rocher 2012 (poésie) en écho au Livre des Psaumes ;
  • L’idiot et son tourment 2011 (contes) ;
  • Sous la dictée de l’eau 2011 (poésie) en écho au Livre des mutations (Yi King) ;
  • Le syndrome d’Orphée 2010 (poésie prose et vers) ;
  • Le livre de la stupeur et du vertige 2010 (Aphorismes) ;
  • Voix inverse 2010 (poésie en prose) ;
  • Ce que l’on ne peut dire… 2009 (poésie).

Articles, poèmes, extraits publiés dans les revues (papier ou en ligne) :

Poésie-première, Lieux-d’être, Saraswati, Thauma, Arpa, Encres Vives, Le journal des poètes, Nu(e), Mange-Monde, Glyphe, Rivaginaire, Recours au poème, Terre de Femme, Terre à ciel, Paysages écrits, Primera Pagina (poèmes traduits par Mariela Cordero).


Denis Pouppeville

Parmi ses livres d’artistes et livres illustrés :

  • Jean Paulhan,La métromanie (Le tout sur tout, 1985)
  • Gilbert Lascault, Histoires en forme de trèfle (Editions Pierre Seghers, 1990)
  • Michel Ghelderode, Pantagleize qui trouvait la vie belle (La pierre d’Alun, 1992)
  • Nicole Caligaris, Dans la nuit de samedi à dimanche (Editions Victor, 1992)
  • Louis Calaferte, Ton nom est sexe (Les autodidactes, 1994)
  • Paul Lequesne, Papa était un âne et autres contes (La Différence, 1998)
  • Vincent Pagès, Le temps qui ment (Editions Savon rouge, 2000)
  • Lionel BOURG, Jardin de Poupées (Fata Morgana, 2003)
  • Gilbert Lascault, Histoires en forme de trèfle (Editions des Lires, 2003)
  • Philippe DEREUX, Le temps des assassins (Associations Les Amis de l’Oeuf Sauvage, 2004)
  • Gilbert Lascault, Aguicheuses et fantoches (Fata Morgana, 2005)
  • Jules Renard, Journal (extraits) 1887-1910 (L’Œuf sauvage, 2006)
  • Lionel Bourg, À fleur de peau (Fata Morgana, 2007)
  • Monika Demange, Sais pas (Atelier du Hanneton, 2009)
  • Léon Bloy, L’archiconfrérie de la Bonne Mort - Pour exaspérer les imbéciles (Fata Morgana, 2010)
  • Alfred Jarry, Ubu enchaîné (Fata Morgana, 2013)
  • André Pieyre de Mandiargues, Les rougets (Fata Morgana)
  • Gilbert Lascaut, Les fumeuses fatales (Fata Morgana, 2016)
  • Nicole Caligaris, La scie patriotique (Le Nouvel Attila, 2016)

Sur Denis Pouppeville :

  • Gilbert Lascault, Denis Pouppeville (Area, Paris, 1987)
  • Jacques Meunier, Denis Pouppeville(Palais Bénédictine, Fécamp,1994)
  • Pascal Maupas, Pierre d’ Ovidio, Daniel Livartowski, Denis Pouppeville (Collégiale Saint-André, Chartres, 1997)

Internet :
http://artshebdomedias.com/article/110510-denis-pouppeville-les-mysteres-un-humaniste/
www.galerieories.fr/denis-pouppeville
www.charlottewaligora.com/critique-art/denis-pouppeville-entretien/
https://www.galerie-art-aujourdhui.com/fr/les-artistes/les-peintres/244-pouppeville


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