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« nihIL » et « De Nihilo Nihil » - Entretien avec Carole Carcillo Mesrobian par Isabelle Lévesque

samedi 1er octobre 2022, par Cécile Guivarch

Carole Carcillo Mesrobian, nihIL
Unicité, 2021 – 48 pages, 12 €
Carole Carcillo Mesrobian, De Nihilo Nihil
Dessin de Schmidt Iglesias
Tarmac, 2022 –58 pages, 12 €

Photo : Éric Dubois

Isabelle Lévesque : nihIL (Unicité, 2021) et De Nihilo Nihil, (Tarmac, 2022) sont liés par leurs titres, mais aussi par la forme : une série de courts paragraphes en prose qui vont de la réflexion à l’aphorisme, en passant par l’éclat du poème. Les références au théâtre (personnages, rôles, décor, représentation…) y sont nombreuses.
« Nous ne sommes vivants que par endroits lorsque nos rôles s’articulent avec le hasard. » (De Nihilo Nihil).
Qu’est-ce qui, pour toi, relie ces deux livres ?

Carole Carcillo Mesrobian : Pour la forme, la genèse, nihIL et De nihilo nihil font partie d’un ensemble écrit avec Philippe Jaffeux publié par extraits en revues papier et internet de 2016 à 2017 (Décharge, Texture, Sitaudis, Passage d’encres, Test n°17, Créatures, Formules, Cahier de la rue Ventura, Libr-critique, La vie manifeste). Cet ensemble portait le titre de IL. Nous avons écrit plus de 300 pages de répliques, trois années d’échanges et de travail. Ces répliques étaient destinées à former une pièce de théâtre où la mimésis et tout élément référentiel étaient exclus. Les personnages ne portaient pas de noms mais étaient juste distingués par « n°1 » et « n°2 ». J’ai donc souhaité conserver ce morphème IL dans le titre de ces deux livres en hommage à mon ami frère Philippe Jaffeux. Puis j’ai repris et retravaillé ces répliques car je me suis aperçu qu’elles se déployaient autour de deux axes qui pour moi sont essentiels : d’une part autour de la question du langage, d’autre part de la persona. Ces deux livres sont deux actes d’une tragédie existentielle, celle de l’humanité. Les publier séparément est également un choix qui interroge, cette fois-ci, le livre, son unité sémantique, et le continuum qui se tisse de l’un à l’autre chez un même auteur, et d’un auteur à l’autre. nihIL évoque notre impuissance à communiquer. Le langage est lacunaire, car impossible de cesser d’y infiltrer notre subjectivité. C’est d’ailleurs passionnant de s’interroger sur la manière dont fonctionne l’acte de parler. On a une idée empesée de vécu, lorsque les mots viennent ils sont lourds du concept qu’ils convoquent chargé de l’inconscient du locuteur. Une fenêtre n’est jamais la même d’un énonciateur à l’autre, une table, une chaise, la joie, la peur, chaque signifiant renvoie à un signifié différent. Comment ainsi oser dire que l’on maîtrise quoi que ce soit d’une volition d’échanger, d’être compris-e ? La seule et unique chance réside dans la dimension vibratoire du langage, dans son agencement à chaque fois inédit et créateur de liberté offert par la littérature, la poésie. De nihilo nihil est une conséquence de cet enfermement dans nos subjectivités. Le nom en premier lieu, celui que nous portons ici et maintenant. Le texte évoque nos masques, ceux que nous fabriquons, qui représentent l’illusion de notre identité. Illusion qui est également celle d’une réalité que je considère comme étant une dimension parmi d’autres de ce qui existe. Ce qui relie ces deux livres est donc multiple, et j’écris un troisième acte de cette tragédie existentielle. Une pièce de théâtre sans représentations, et morcelée. C’est ça vivre lorsque la cécité préside aux avancées.

I.L. : nihIL, De Nihilo Nihil, mais encore « Derelinquens mundi » pour une suite de poèmes publiée sur Recours au poème en 2021…
Pourquoi le latin dans tes titres ?

C.C.M. : Je ne sais pas. J’ai toujours rechigné à mettre des titres à mes textes. Je souhaite que rien ne vienne perturber leur réception, l’orienter, créer un horizon d’attente. Pour cette même raison j’ai longtemps refusé de lire mes propres poèmes. Je préfère ceux des autres, car je leur offre ma voix et ma présence. Les miens se chargent de ma présence, des intonations de mes phrases, qui alors font sens avec le sens possible des agencements de mots. Le latin, c’est pour qu’un rythme, une musique, un flot sonore ouvre la lecture, mais ne vienne pas dessiner un horizon d’attente trop pesant. Il n’y a là aucune volonté de faire référence à une tradition littéraire, à des anciens dont le modèle sous-tendrait mon écriture.

I.L. : Le « nihil » latin est franchement négatif, alors que le « rien » français est plus ambivalent, positif à l’origine. Si le mot « néant » est très présent dans ces deux livres, celui qui apparaît régulièrement dans l’ensemble de tes livres est plutôt « rien ». Mais dans une phrase comme « Sinon plus rien n’existe ainsi que ne fut rien » (Octobre, avec Alain Brissiaud, PhB Éditions, 2020), c’est bien « ne » qui porte la négation. Ou, quand tu écris, dans Foulées désultoires (Éditions du Cygne, 2012) :

« Mais rien
Dans les épures rien
Dans la segmentation des évidences rien
Dans la consécution des traits de tricots vides
Pas plus que dans la coiffe des paroles pliées
Rien. » (p.101)

on sent bien que ce « rien » est tout de même quelque chose. Quelle différence fais-tu donc entre « nihil » et « rien » ?

C.C.M. : C’est une radicalisation de rien qui a guidé le remaniement des répliques qui constituent nihIL. C’était une période de confinement, et aussi pour moi de retrait et d’extrême solitude face à ce manque de réaction de nos contemporains par rapport à ce qui m’est souvent apparu comme intolérable. Je veux parler de ce manque de respect le plus élémentaire des libertés humaines, de cette manipulation des masses, d’ailleurs menée à grand renfort de mots employés pour revisser les écrous mentaux et maintenir l’ordre. Je n’ai rien d’autre à ajouter que nihIL ! Et ce n’est pas par hasard si c’est une longue épopée circulaire qui interroge le langage lui-même, le retourne, le met en demeure de réinvestir ses dimensions vibratoires donc libératoires. De nihilo nihil, ensuite, interroge nos places dans cette dimension. Allons-nous encore longtemps jouer des rôles qui ne sont pas les nôtres ?

Bien entendu nihIL englobe, contient, est édifié sur ce rien qui est comble, et est plus que jamais une porte ouverte vers cette globalité impossible à énoncer. Écrire c’est tenter dans le rythme qui arrive sur la page de trouver un agencement vibratoire, un mantra. Tout rejoint le ressassement des assertions dans nihIL qui s’enchaînent pour fouiller le silence et essayer d’ouvrir une porte vers rien.

I.L. : Dans À Contre murailles (Éditions du Littéraire, 2013), tu nous incites à « Absoudre / […] / La cadavérique espérance / Qui nous tient fous à perdre chair ». Mais tu avertis dans Foulées désultoires que « les rêves meurent si on ne vient pas les chercher ». Quelle place fais-tu à l’espérance dans la pratique même de l’écriture ?

C.C.M. : Écrire c’est espérer s’échapper du langage. Je cherche un mantra, une ouverture miraculeuse, une porte ouverte grâce à la puissance du poème, ses mises en demeure de la langue, sa capacité à la secouer, l’ouvrir, et lui permettre de transcender sa signifiance afin de révéler la puissance sonore de toute parole. J’espère, je cherche, j’écris.

L’espérance peut être également ce qui tient enfermés les personnages de De nihilo nihil. Nous croyons en nos rôles. En nos noms. Nous craignons que tout ceci cesse alors que ce n’est qu’un passage qui devrait nous mener vers d’autres dimensions où s’inscrit celle du rêve, c’est-à-dire celle d’une existence décloisonnée, une expression de notre énergie pure. L’espérance est liée à la pièce de théâtre. Mais au fond qu’y a-t-il d’autre à espérer que de cesser d’espérer, parce que tout est déjà là, offert dans le rêve, l’imaginaire, nos perceptions enfin libérées de leurs limitations, et la réalité traversée par le regard, et qu’il s’agit de tenter de restituer ainsi démultipliée dans l’écriture. Réflexive.

I.L. : nihIL et De Nihilo Nihil en particulier font une grande place au vide, à la vacuité et au « chaos » qui peut être « cosmique » ou « ésotérique ». Tu évoques la « dualité du chaos ». Mais le chaos originel, le chaos mythologique n’est-il pas issu d’une béance, donc d’une ouverture ? Si l’ouverture peut être vue comme une blessure, n’invite-t-elle pas à une construction qui ne serait pas obligatoirement une « illusion » ? Quelle peut être alors cette « tentative qu’on appelle la vie » (L’Ourlet des murs – Unicité, 2022) ?

« et des sons sybillins insinuent ta puissance
dans la plaie du poème où l’enfant
ses cheveux d’encre lente
porte le nom du vent »
(L’Ourlet des murs)

C.C.M. : Le chaos est organisé, tout comme le vide qui n’est pas vide, mais plein, vibratoire, comme le langage, finalement, dès lors qu’on oublie de vouloir parler (ce qui revient à écrire il me semble). Et les blessures mènent à ce vide, cette béance qui se comble progressivement de rien c’est-à-dire tout, en même temps, dans une coexistence unificatrice. Pour moi le vide a d’abord été immense et duel comme un chaos connu uniquement grâce à l’existence de son contraire, puis il est apparu comme ce qu’il est, un océan vibratoire rempli de tout, donc de rien. Il devient cet endroit où le centre de ce tout est celui de ce rien. Cette conscience peut être innée, pour certains, bien entendu. Mais pour ce qui est de mon histoire, la blessure est devenue ouverture édificatrice d’un lieu qui serait moi dans cette énergie interminable et innommée qui est là, et qui ne demande qu’à affleurer. Dès lors la vacuité, ce vide, accueille tout, c’est un Tao perpétuel, comme parler et se taire, ce qui revient à épouser les contours du silence. Certaines blessures dénudent, ôtent les masques, les mots, blessent, puis vient le vide, la fertilité du vide, comme une alchimie de l’existence. La blessure alors n’existe plus, ni l’illusion, qui est pour moi se croire être le nom, ici et maintenant, parce qu’on épouse le rien, le vide, le néant, et qu’on sait que là réside le mouvement et le non-agir, la question et la réponse.

I.L. :
« peut-être s’endormir
sur l’écorce du vent
et n’attendre que là
le moment de partir »
(L’Ourlet des murs)

Dans certains de tes poèmes en vers, dans L’Ourlet des murs comme dans Agencement du désert, on peut remarquer des suites de vers réguliers, en particulier des vers de six syllabes (19 hexamètres page 21) et même quelques alexandrins : « Je t’écrirai demain les rêves de l’enfance ». Est-ce une forme de retour ? Ou ces rythmes sont-ils pour toi liés à cette enfance si présente ? « [J]e voudrais saupoudrer / de marelle l’asphalte » (Octobre), écris-tu. Quel rapport entretient ta poésie avec l’enfance ?

C.C.M. : J’écris sans me soucier de la métrique, les mots tombent d’un coup, c’est le rythme qui arrive. Juste ça, ensuite ça fait sens, ou pas, et alors j’élimine. Est-ce que c’est l’enfance qui motive ce rythme ? C’est un axe de lecture qu’Iraj Valipour a adopté je crois pour évoquer l’écriture de Philippe Jaffeux. Ce balancement serait celui de l’avant naissance, lorsque l’enfant est bercé par la marche dans le ventre de sa mère. C’est ça certainement le monde de l’enfance dans mes poèmes. C’en serait une des inscriptions possibles. Sinon rien, qui est également l’endroit de l’écriture, ce qui est une grande aventure. Mon enfance est une béance, mais c’est grâce à cette béance que le vide a pu se remplir. « J’ai rien » à dire à propos du monde de l’enfance, alors oui, c’est cette texture qui construit mon écriture.

I.L. : Le sujet de ta thèse universitaire est La pratique épigraphique au dix-neuvième siècle : une carte heuristique de la littérature. Ton travail porte sur des romans du XIXe siècle alors que tu écris de la poésie, est-ce un paradoxe ? Tes recherches colorent-elles ta pratique de la poésie ?

C.C.M. : Ce sujet, les épigraphes, ça a été le hasard. Ça remonte au temps de mon master. Je m’y suis prise tard pour trouver un directeur de recherches, et il ne restait qu’un seul prof sur le campus, qui m’a orientée sur le sujet. Une sacrée gageure comme je les aime. Il a fallu inventer des systèmes quasiment mathématiques pour rendre compte de la diversité des pratiques épigraphiques. Elles portent et témoignent de l’édification de la modernité littéraire. Et c’est tout d’abord au roman, genre le plus en vogue dans la première moitié du dix-neuvième siècle, et qui emploie majoritairement l’épigraphe, que je me suis intéressée, avec trois titres représentatifs de l’émergence d’une voix auctoriale neuve et réflexive qui s’est affirmée dans et grâce aux épigraphes : Jean Sbogar, Le Rouge et le noir, et Han d’Islande. Là la littérature se fraie un chemin vers la liberté. Même si bien entendu à la même époque la poésie se débarrasse allègrement des règles anciennes. Il y a des épigraphes dans certains recueils de Victor Hugo. Toutefois c’est dans l’univers romanesque que se revendique ce désir de laisser émerger une voix auctoriale réflexive. Même si j’avais souhaité travailler sur la poésie, impossible parce qu’il faut que je vienne à bout de l’incroyable périple qu’est ce sujet. Mon écriture n’est pas liée formellement à ces recherches, mais les deux prennent racine sur le même socle qui est cet acte de résistance qui consiste à s’emparer du réel, de ce qui est ou a été, pour opérer à partir de là où tout existe une exégèse, une lecture herméneutique.

I.L. : Dans tes livres, je n’ai vu d’épigraphes que dans Agencement du désert (Z4 Éditions, 2020) et dans nihIL. Pourquoi n’en utilises-tu généralement pas ? Pour nihIL, tu cites Guy Viarre. Pour Agencement du désert, tu cites deux fois ce même poète. Quelle importance a-t-il eu pour toi ? Te sens-tu proche des poètes de Moriturus (les « morituriens ») ?

C.C.M. : Guy Viarre est une présence incompressible, irremplaçable, essentielle. Il savait que tout ce que nous vivons est une illusion, une pièce de théâtre, la vie, se croire dans la vie, dans la puissance de pouvoir, dans cette modalité communément admise qui est celle d’une cécité réductrice. Mais il savait aussi le vent qui traverse l’être, les arbres qui entrent dans le regard et deviennent ton habit vibratoire, et la fatuité parfois des humains. Sa poésie est celle du témoin, celle de l’embarras dans le corps, de la conscience face au spectacle souvent insupportable de l’existence. Les poètes de Moriturus ont tous cette conscience, quelle que soit sa finalité, et leur écriture est celle de tentatives réitérées pour ouvrir le langage à toutes ses potentialités, vers tous les possibles. Politique, aussi, parce qu’en posture de résistance, et dans cet aller-retour incessant entre une réalité et son questionnement, syntaxe dévissée et champs sémantiques polymorphes, cette poésie est un lieu en soi, un en-soi du lieu, celui d’une vie réflexive qui se veut expérience de repoussement des limites, de nettoyage des lucarnes, pour apercevoir la lumière. Bien entendu je me sens proche de ces poètes, de la communauté qu’ils ont formée, car je pense qu’écrire c’est seule, c’est une unité irréductible et qui ne ressemble à aucune autre lorsque ça advient. Je n’emploie pas d’épigraphe, c’est vrai, ou bien rarement, mais je convoque Guy Viarre, parce qu’il ne croyait pas dans le langage. Il écrivait contre, pour lui échapper, tout comme Michaux, pour « s’échapper du piège de la langue des autres ».

I.L. : Pour toi, quel est l’enjeu de la poésie en 2022 ? Qu’est-ce qui se joue dans ton écriture ? Ton travail de critique, les entretiens que tu mènes pour la radio ou pour Recours au poème tournent-ils autour des mêmes enjeux ?

C.C.M. : Écrire a toujours été politique. Mais la politique ce ne sont pas ces systèmes archaïques que nous connaissons, outils de répression et d’exploitation. La politique devra devenir un outil qui servira à édifier des sociétés justes et fraternelles. Là l’humain et son épanouissement seront au centre de l’élaboration de tous les paramètres sociaux. Seul ce souci devra guider. Écrire c’est guider vers cette conscience, en laissant l’autre créer son sens, le sens du poème, la réception du texte, dans une liberté permise par la nature du langage poétique. C’est dans cette ouverture du langage que se trouve aussi notre chance de ré-union. Dans cette prise de conscience que nous sommes détenteurs d’un sens viable, dans cet élan vibratoire et polysémique partagé permis par le poème. Continuer à écrire c’est ceci, et transmettre la parole poétique c’est aussi ceci. Et surtout aux jeunes générations. C’est une mission, que de dire, de montrer aux plus jeunes que là, dans le poème, existe un territoire de liberté et de partage, qui est celui d’un langage qui parle au cœur de chacun, à la fois multiple et unique parce que c’est le lieu de toutes les émotions humaines. Sortir la langue de sa prison et la mener vers nos semblables, encore et toujours. Et écrire, pour cette même raison, qui est de ne pas accepter la captation des mots par les manipulateurs de toutes obédiences, qui fabriquent du réel grâce à leur emploi fac-similé et univoque, qui enferment dans des clichés, dans des modes, dans des codes efficients grâce à cette captation du langage. Écrire c’est s’emparer du monde et le porter hors de ces carcans sonores pour le révéler à lui-même. L’enjeu de la poésie en 2022 est celui-ci, parler la liberté, et réunir les humains dans cet espace qui est celui d’une fraternité encore possible. Écrire c’est combattre avec ce feu salvateur qu’est le langage. A notre époque, il est employé pour taire le monde. Il faut le réveiller, le porter, l’offrir, toucher ne serait-ce qu’une ou deux personnes, et déposer ces graines de mots verticaux chez les plus jeunes, pour que demain ne ressemble pas à aujourd’hui.

I.L. : Dans quelques livres apparaissent des mots rares, philosophiques, techniques ou simplement anciens : « désultoire », « aperture », « ontogenèse » … Quel rapport ton écriture entretient-elle avec les sciences et la philosophie ?

C.C.M. : La physique et la philosophie m’occupent énormément. Mais ces mots apparaissent d’abord à cause de leur sonorité. C’est surtout pour cette raison. Ils arrivent comme une pièce sonore d’un puzzle vibratoire, et ensuite je les laisse s’agencer avec les autres. La philosophie, je ne crois pas qu’elle apparaisse vraiment dans l’édification du poème, du recueil… Mais écrire, comme vivre, a été modelé par les découvertes des physiciens quantiques, qui ont démontré combien notre nature est la même que celle du langage : vibratoire. J’essaie d’épouser cette structure sonore, qui est celle de l’univers, de notre respiration, du mouvement de la vie non recluse, celle qui s’éparpille dans le bruit des feuilles, dans le chant des oiseaux, dans le battement des cœurs.

I.L. : Ton émission de radio mensuelle sur Radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3, (http://www.rfpp.net) tous les quatrièmes mercredis du mois, de 11 heures à midi, s’intitule L’ire du dire. Tu annonçais vouloir y parler des « minorités telles que les migrants, les femmes victimes de maltraitances, la vie carcérale, les exclus du système ». La poésie (ou la littérature en général) qui te touche a-t-elle à voir avec la colère, le soulèvement, la révolte ou la révolution ?

C.C.M. : Toute littérature dès lors qu’elle traverse l’emploi protocolaire de la langue, qu’elle la met en demeure de signifier autre chose, autrement, est un acte de révolte. Sinon il me semble qu’il n’y a pas de littérature. Toute trace est un acte de résistance. Mais en m’intéressant à des sujets qui me tiennent à cœur comme ceux que tu évoques car ils sont ceux que j’ai choisis pour fil directeur de mes choix éditoriaux je souhaite offrir aux auditeurs ces sortes de traces qui sont celles de minorités qui ont choisi les mots pour terrain de combat, et montrer comment le texte peut être ce lieu d’affirmation d’une posture dissidente, libre, et qui rassemble car ouvert à tous.

I.L. : Tu lis souvent tes poèmes en public. Qu’apporte la voix à tes mots ? Tes poèmes sont-ils faits d’abord pour être dits ? ou joués ?

C.C.M. : Il m’a fallu du temps pour accepter de lire en public. Je ne voulais pas que mes poèmes me côtoient. Je souhaitais les laisser libres de se déployer hors de moi, de toute subjectivité qui se dégagerait de ma personne, de toute charge émotionnelle m’appartenant. Puis je l’ai fait et j’ai découvert que le partage est là, dans ce moment d’échange non pas de ce que j’ai voulu écrire ou dire car on ne maîtrise absolument pas ces paramètres, mais dans le partage de ce que recèle le poème : un espace de silence, de liberté, d’émotion où chacun communie dans ce lieu qui est celui de l’humain : le cœur. C’est immense, en réalité, c’est là que tout devient possible, rencontrer et aimer, accueillir, connaître, reconnaître que nous sommes une seule et même entité, l’humanité. Mes textes, comme tout texte, sont faits uniquement pour ça quelle que soit la modalité de mise en œuvre sonore opérée. Lire mes textes, ou bien ceux des autres, car en réalité je sais maintenant qu’il n’y a pas de différence, c’est porter un élan qui emmène ma voix vers ceux qui reçoivent, et tisser une unité dans l’émotion qui alors emporte tout, même les mots.

I.L. : Écrire des poèmes, étudier dans un cadre universitaire, lire les poèmes en public, composer des critiques de livres, mener des entretiens… Parmi toutes tes activités, établis-tu une hiérarchie ? Les unes peuvent-elles contrecarrer le cheminement des autres ? Te sens-tu parfois « pris[e] comme un[e] assoiffé[e] dans une taverne à contre-sens » (Foulées désultoires – Éditions du Cygne, 2012) ?

C.C.M. : Je n’établis aucune hiérarchie, ce qui importe c’est faire entendre les voix du poème, partager, résister, pour que ce monde devienne autre, ne pas cesser de lutter contre finalement un langage mort, celui que nous croyons parler, celui qui sert à nous enfermer dans des croyances modelées par toutes les instances qui ne veulent en aucun cas que nous soyons libres. Le langage est un outil puissant. Ne nous laissons pas déposséder de ce qu’il recèle : le possible discours de l’élaboration donc de la création d’une communauté responsable et fraternelle, et l’ouverture vers nos dimensions vibratoires, et tous les mondes, pour finir, ou commencer…

Recours au Poème

I.L. : Tu co-diriges avec Marilyne Bertoncini la revue Recours au poème. Comment et pourquoi êtes-vous arrivées toutes les deux à cette fonction ?

C.C.M. : Je connaissais Gwen Garnier-Duguy, que j’ai rencontré après la publication de mon premier recueil. Je lui ai proposé de faire des recensions. J’ai commencé. Ça a duré des années. Je faisais des fils, des articles, je faisais… Puis il a arrêté de s’occuper de Recours au poème et a laissé la main à Marilyne Bertoncini, Éric Pistouley et Vincent Motard-Avargues. Je ne sais pas combien de temps ils ont fonctionné à trois, mais Vincent Motard-Avargues a décidé de se retirer de la direction, et Marilyne Bertoncini et Éric Pistouley m’ont rapidement fait confiance, ce que Gwen leur avait conseillé. Je ne crois pas avoir jamais trahi la confiance de quiconque. C’est précieux, être dans sa parole. Je suis donc là, auprès de Marilyne, toutes deux, après la décision d’Éric de se retirer à son tour.

I.L. : Sur Terre à Ciel, voici quelques années, Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy, alors directeurs de Recours au poème, présentaient les nouveaux développements de la revue et des éditions numériques et annonçaient la parution d’une soixantaine d’ouvrages pour l’année : « La revue et la maison d’édition, deux actions menées conjointement et ayant pour seul objet une extension du domaine de la poésie. Car nous croyons profondément en la nécessité contemporaine de la poésie. » Ils y proclamaient aussi leurs intentions : « Notre revue et notre maison d’édition en ligne sont deux modes simultanés et indissociables de l’action poétique que nous croyons nécessaire dans ce monde comme il ne va pas : « Tout est à recommencer », Octavio Paz. » (Recours au Poème éditeurs - Terre à ciel (terreaciel.net))
Où en est Recours au Poème ? Quelles sont vos propres intentions ? Quelles évolutions actuelles ou futures souhaitez-vous, Marilyne Bertoncini et toi ? Croyez-vous également à la nécessité de l’action poétique « dans ce monde comme il ne va pas » ?

C.C.M. : Bien entendu, l’action poétique est une absolue nécessité. Dans ces deux mots il y a action, c’est-à-dire inscrire le mouvement poétique dans le réel, dans le monde, et il y a poétique, c’est-à-dire y apporter un langage potentiellement libre, libéré de ses marquages sociaux, de ses emplois motivés par des imagos visant à manipuler notre imaginaire, notre perception de la réalité, notre quotidien. Absolue nécessité donc, que de déployer cet instrument salvateur dans une sphère la plus étendue possible. Recours au poème y contribue intensément grâce au travail de nos contributeurs et de nous deux. Nous sommes lus partout dans le monde, et nous avons un lectorat impressionnant. Ce qui signifie que la poésie est une nécessité et un symptôme : nos semblables souhaitent autre chose, ont besoin de ce partage, de ce lieu fraternel qu’est le poème. Pour ma part j’espère que notre revue suivra cette courbe ascendante et s’ouvrira plus encore aux voix du monde, ainsi que c’est déjà le cas, qu’elle continuera d’être le relais d’une communauté qui dépasse les frontières. Pour ma part, je porterai tant que cela me sera possible cet élan, auprès de Marilyne, sans qui tout ceci n’aurait pas été possible. Je souhaite aussi poursuivre mes entretiens filmés, des sortes de « critiques » en direct, en demandant à un auteur qu’il évoque son livre. Je trouve que c’est un moyen d’aller vers tous les lecteurs - auditeurs, vers ceux qui ne lisent pas facilement, ceux qui n’ont pas envie, ou le temps de lire. Ouvrir plus encore cet accueil qui est l’essence même de Recours au poème. Pour la même raison, utiliser tous les vecteurs de communication, la vidéo, le son, etc. pour déployer cette puissance en action qu’est le poème.

I.L. : Quelles sortes d’écritures souhaitez-vous défendre toutes les deux dans votre revue ?

C.C.M. : Nous défendons toutes les sortes d’écritures. Nous accueillons tous les poètes, même ceux qui n’ont jamais publié, pourvu que la poésie soit là, c’est-à-dire que le sens s’échappe, que le péril menace, celui d’une création, celle d’un langage neuf, parce que jouxtant le néant salvateur d’une sémantique usuelle enfin abolie. Quoi qu’il en soit, c’est le comité de rédaction qui vote, ce qui préserve de toute subjectivité quant à la publication des auteurs retenus.

I.L. : Vous vous êtes toutes deux intéressées aux mécanismes d’invisibilisation des femmes en littérature en général, en poésie en particulier. Ces mécanismes vous semblent-ils toujours en œuvre ? La revue Recours au Poème privilégie-t-elle l’écriture des femmes ?

C.C.M. : Bien entendu ces mécanismes ont l’air de ne plus être à l’œuvre. C’est ce qu’on affirme. Ce que le discours communément admis affirme. Et dire ceci est le signal que son contraire existe encore. Moins qu’autrefois, mais tout de même. On signale qu’il y a tant de femmes ici, et on fait même des anthologies « spéciales femmes », pourquoi ne précise-t-on pas la même chose lorsqu’il n’y a que des hommes ? Et pourquoi ne pas faire une anthologie spéciale « écriture masculine » ? J’ai écrit un article où je dénombre d’ailleurs combien de femmes il y a dans les jurys de prix de poésie, combien de lauréates, etc. Édifiant. Les hommes sont encore bel et bien en place, tenant les rênes des instances reconnues, pour majorité occupées par des « décideurs » masculins. Ils se fabriquent une légitimité, l’image du poète, et réfléchissons à ceci. De cette aura ressortent l’intelligence et la sensibilité, mais aussi le savoir-faire et être, et l’assurance que ledit poète est aussi un penseur, cela va de soi, vu l’épaisseur que l’on présuppose à son œuvre. Or, qu’en est-il de l’image de la femme poète ? Un être sensible et rêveur, doux et inadapté, mais en aucun cas l’assurance d’avoir affaire à une intellectuelle, ou bien à une personne qui réfléchit en plus de créer, qui pense son œuvre et en énonce le positionnement théorique et artistique (et ne fait pas ça en plus de ses activités de ménagère ou même de femme active). Ça, ça invisibilise. Ça nie. Ça cloisonne, et ça enferme.

Recours au poème ne privilégie pas l’écriture féminine parce que l’écriture féminine n’existe pas. Ça écrit, de cette instance plus profonde que le visage, que le nom, que le genre. La réception d’une écriture « féminine » parce que signée par une femme, là oui, ça existe. On ne reçoit pas un poème de la même manière selon qu’il est écrit par un homme ou par une femme, même si écrire, c’est personne, comme rien, pas un homme, pas une femme, mais ça vient du lieu de l’immanence de toute humanité. « Ça vient » disait Duras, Marguerite. Recours au poème ne peut donc pas privilégier une écriture soit de femme soit d’homme, mais Recours au poème dénonce, de même qu’elle se dresse contre les inégalités, la haine, les guerres, et toutes les injustices.

I.L. : Pour reprendre une expression rimbaldienne chère au philosophe Kostas Axelos, que sera, pour Recours au Poème, « le pas suivant » ? Et pour toi ?

C.C.M. : Pour Recours au poème, continuer, diffuser, défendre, rendre audible la poésie. Pour moi pareil. Aller vers, offrir la poésie comme on dépose un manteau de neige apaisant sur le désert incandescent du monde.

***

Sur internet :
http://carolecarcillomesrobian.com
https://www.recoursaupoeme.fr
http://www.transignum.com
https://liredudire.com

Bio-bibliographie :
Carole Carcillo Mesrobian est poète, critique littéraire et critique d’art, revuiste, performeuse, éditrice, et réalisatrice et présentatrice de contenu radiophonique.
Elle est l’auteure de Foulées désultoires paru en 2012 aux Editions du Cygne ; A Contre murailles, Les Editions du Littéraire, 2013 ; La Choucroute alsacienne, Editions L’âne qui butine, 2016 ; Le Sursis en conséquence, Les Editions du Littéraire, 2017 ; Qomme questions, de et à Jean-Jacques Tachdjian, Editions La chienne Edith, 2018 ; Aperture du silence, PhB éditions, 2018 ; A Part l’élan, La chienne Edith, 2019 ; Ontogenèse des bris, PhB éditions, 2019 ; Fem mal, illustré par Wanda Mihuleac, les éditions Transignum, 2019 ; Agencement du désert, collection La Diagonale de l’écrivain, Z4 éditions, 2020 ; Octobre, avec Alain Brissiaud, PhB éditions, 2020. A paraître en 2021 aux éditions Unicité, nihIL.
Elle participe aux anthologies et ouvrages collectifs Dehors, Editions Janus, 2016, Apparaître, Terre à ciel, 2018 ; De l’humain pour les migrants, Editions Jacques Flamand, Paris, 2018 ; Esprit d’arbre, Editions PVST ?, Nice, 2018, Le Courage des vivants, Jacques André éditeur, Anthologie de Poésie des Editions du Cygne, Les Editions du Cygne, 2020, Voix de femmes, Plimay, 2020, Dire oui, Terre à ciel, 2021, Le désir de la lettre, une anthologie établie par Dominique Sampiero, Bernard Chauveau, 2021, Transes, éditions Garnier, 2021.
Parallèlement paraissent des textes inédits ainsi que des critiques ou des entretiens sur les sites Recours au Poème, Poésie Mag, Poésie première, Francopolis, Le Capital des mots, Poesiemuzicetc., Le Littéraire, le Salon Littéraire, Décharge, Texture, Sitaudis, De l’art helvétique contemporain, Libelle, L’Atelier de l’agneau, Décharge, Passage d’encres, Test n°17, Créatures, Formules, Cahier de la rue Ventura, Libr-critique, Sitaudis, Gare Maritime, Chroniques du ça et là, La vie manifeste, Le Ventre et l’Oreille, Art contemporain.

Elle est l’auteure de la quatrième de couverture des Jusqu’au cœur d’Alain Brissiaud, et des préfaces de Sable de Marilyne Bertoncini et de Femmes conserves de Bluma Finfelstein.

Auprès de Marilyne Bertoncini elle co-dirige la revue de poèsie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secrétaire générale des éditions Transignum dirigées par Wanda Mihuleac et gère le site La Multinationale poétique depuis 2019. Depuis septembre 2021 elle anime l’émission radiophonique littéraire L’Ire du dire sur Radio Fréquence Paris Plurielle.

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